CHAPITRE XI

C’est pas qu’il manque de souplesse, le Dodu, seulement il n’est pas doué pour utiliser une échelle de corde.

On dirait un écureuil dans sa cage. Il patouille à vide, comme un qui veut actionner la roue d’un puits artésien. Au bout de trois ou quatre échelons il se balance tel un lustre dans la salle des fêtes de Nagasaki un 9 août 1945. Il lamente des « Aooooooôôô » identiques à ceux que poussait le cher Oliver Hardy lorsqu’il se trouvait accroché à une passerelle rompue surplombant un gouffre de cauchemar.

Un vrai numéro.

— Je vais me casser la gueule ! prophétise le cher homme.

J’ignore ce qu’il maquille, mais au cours de ses balancements, l’un de ses pieds accroche un levier. L’instinct de conversation, comme disait Floriot, le fait s’y agripper. Bien sûr, on ne s’agrippe pas avec les pieds, mais Bérurier n’entre pas dans ces détails ! Il exerce une pression, une pesée, une poussée, peut-être simplement une traction, allez z’y voir ?

Et tout à coup, un déluge s’accomplit.

Quelque part, dans les hauteurs, une vanne s’est ouverte et un torrent de sable s’écoule sur moi.

— Qu’est-ce que tu viens de déclencher, espèce de branque ! hurlé-je. Y a du sable qui cataracte !

— Bouge pas, je me pointe, annonce Sa Majesté.

Elle lâche tout et choit sur le Chinois qui n’en est plus à cela près.

Je suffoque. La marée siliceuse monte à une allure terrifiante.

— Où que t’es, nom d’Dieu d’merde ? gronde le Mastar.

— Ici, sur ta gauche, magne-toi. T’as un couteau, au moins ?

— Tu sais bien que je sors jamais sans mon Opinel, car j’ignore quel casse-graine tu peux rencontrer en chemin…

Il se baisse, m’arrache à cette abominable mer granuleuse. Lui-même a déjà du sable jusqu’aux genoux. Il ouvre son coutoche avec les dents. Mes liens claquent avec un sifflement. Le sang reprend son cheminement coutumier dans mes tuyaux, mais une affreuse cohorte de fourmis me becquettent les articulations.

— Tu peux tenir droit ? s’inquiète le Mammouth.

— Tu parles, avec du sable jusqu’à la ceinture, ce serait malheureux. Allez, regrimpe cette échelle, je te la tiens tendue. Et magne-toi la prostate sinon je vais être englouti. Note bien qu’il est plus flatteur de mourir debout, comme dans les manuels d’Histoire, mais si je peux m’abstenir pour l’instant…

Il hisse déjà son lard vers le ciel (enfin étoilé). Je le suis, poussant du poing son énorme cul éléphantesque pour lui faciliter la manœuvre. Le sable fait en s’écoulant le bruit chuchoteur d’un réacteur d’avion. Il en pleut au moins une tonne à la minute. Vous parlez d’une avalanche ! Depuis un moment déjà l’ami bout de zest a disparu, englouti par la trombe. Pas le temps d’entreprendre des fouilles pour essayer de le récupérer. Ce sera beau si je m’en sors. Le sable m’enserre la poitrine. Je ne parviens plus à m’en arracher.

— Fais vite, Béru, sinon je suis un type mort ! hurlé-je.

Ça lui file des ailes, à ce vieux Dakota. Il s’évertue de telle sorte que le voici sorti de ce piège à la noix. Il empoigne l’échelle. Il tire…

Quelle force !

V’là qu’il m’arrache comme un poireau. Il m’hisse à la force du poignet. Heureusement, car mes flûtes désenchantées par l’ankylose me refuseraient tout service.

Je tiens bon le barreau lisse qui me meurtrit la paume. Je me laisse haler, ce qui n’est pas dans mes habitudes. Hooooo hi’s !

Le jour enfin.

Plus exactement, la nuit.

La fin du crépuscule, quoi, merde, pour être précis et éviter vos ratiocinages.

L’air est capiteux. Il sent la mer. On entend fourmiller des insectes. Je mate autour de moi. Je réalise enfin que nous sommes à bord d’une gigantesque drague destinée à collecter du sable. Nous nous trouvons sur la berge d’une rivière. C’est son eau qui faisait ce clapotement régulier contre le flanc de la drague.

Alentour, c’est un vaste chantier. La plus formidable sablière que j’aie jamais vue. Avec des montagnes de quartz pâle que la nouvelle lune fait scintiller, des baraquements en fibrociment, d’autres dragues, des grues, des voies ferrées, des wagons…

— Ouf ! soupire le Volumineux en se torchant le front. Tu parles d’un duvet, mon neveu ! Bon, tu peux arquer, j’espère, biscotte vaudrait mieux filocher avant qu’y rappliquent. J’sus pas chargé et sans pétoire, moi, je me sens désarmé.

Il marche avec application le long d’une poutrelle constellée de rivets. Ah, le beau funambule ! Oh, le tendre farfadet jailli des éclairs de lune pour danser la gigue du cul dans la nature assoupie.

Je le suis… Au bout de la poutrelle on trouve une échelle de fer. Celle-là, Béru l’affronte sans barguigner. Il aime le fixe, lui. L’immobile. Son pied sûr a besoin de points d’appui raisonnables.

Il dévale vers le cher sol tant apprécié. J’en fesse autant.

Nous marchons, l’un suivant l’autre, à travers des pyramides de sable. Il va les mains aux poches, le Gros, sans seulement se retourner. Le bruit synchrone de mon pas lui suffit. Il paraît songeur, ce qui est assez inhabituel chez lui.

Les épaules voûtées, il va, ce cher nounours. Tiens, c’est vrai, on dirait çui de la téloche, rentrant à tome après son « bonsoir les petits ».

Derrière des appentis blafards, notre bagnole de louage nous attend. Il y grimpe, attend que j’en fasse autant, puis il bâille à en décrocher le capot de la guinde et demande :

— Et maintenant, mon bon seigneur, quels sont vos projets ?

Sa Majesté bâille derechef et de plus belle, car elle peut conjuguer deux actions simultanées.

— Tu ne crois pas que tu devrais m’affranchir ? lui demandé-je. Comment diantre te trouves-tu ici ?

Il s’accoude au volant de la pompe, tourne vers moi une bouille hostile et déclare :

— Écoute, Mec, avec tes giries à la con, moi j’ai pas briffé depuis hier et j’ai l’estom’ comme un pneu qui serait resté dégonflé pendant la durée de l’occupation. Ceci pour te faire comprendre que je sus pas porté sur la causette.

J’opine.

— Tu vois, Béru. Votre unique dénominateur commun, à Pinuche et à toi, c’est cette foutue marotte de faire languir votre interlocuteur lorsque, d’aventure, vous avez quelque chose à dire. Vous déconnez à longueur de vie pour bavasser des trucs sans importance, mais dès que vous détenez du positif, faut des forceps pour vous accoucher. Il y a dans cette attitude un aspect peigne-cul, qui, joint à votre bêtise congénitale, vous rend positivement odieux. Tu piges ou si je dois te marquer tout ça sur un bout de papier ?

Grasdube se renfrogne comme un accordéon qu’on remballe. Il se mordille la lèvre supérieure, crachote un relief de soi-même, et dit sèchement :

— Y a des gars qui ch…[21] pas la honte. Des gars qu’ont une moralisation moins belle qu’une balayette de cagoinces. Des gars dont on risque la peau pour euss, qu’on va jusqu’à se priver de bouffer manière de les arracher plus vite de la merdouille où qu’y s’sont laissé enfoncer comme des crêpes, et que tout le remerciement c’est de vous secouer le paletot en vous traitant comme du poisson à marier.

Rageusement il lance le moteur.

— Où dois-je déposer M’sieur le baron de Mes Deux ? demande-t-il sans me regarder.

— Minute, le calmé-je. Tu m’as dit que les autres n’allaient pas tarder à revenir, qu’entendais-tu par là ?

Le furax renifle trois mètres cubes d’air à travers un buisson de poils de nez non filtrants et explique :

— Z’étaient trois. Deux gus un peu chinois sur le pourtour et une bathe gonzesse qui s’est dessapée dans leur auto et qu’ils ont attachée avec une corde avant de la dévaler dans ta drague ! Au bout d’un instant de moment, la souris a été remontée. Les trois charognards ont conciliabulé dans ce foutu langage américain dont je renonce à vouloir en comprendre les infections. Alors le macaque que tu sais est été te rejoindre tandis que cependant les autres se taillaient. Je suppose qu’y sont pas partis loin ni longtemps et qu’y vont radiner avec des rangs forts. Comme on n’a pas une broque de pétoire à sa disposance, je conclus qu’on ferait mieux de les mettre aussi séance que tenante si on n’veut pas tomber de charrette en syllabe. Ce sidi, agis à ta convenance, de nous deux c’est toi le mieux payé, ce qui signifie que les pré-rotatives t’appartiennent.

Ayant ainsi parlé, le cher homme se tasse à son volant comme un sac de pommes de terre.

— T’as peut-être raison, mon gros Minou, murmuré-je. Évacuons le navire avant qu’il ne coule.

Sa Majesté ne se le fait pas répéter. Il se désimmobilise d’un coup de panard mécontent. On contourne des montagnes de sable, et puis on prend un chemin de plaine bordé de roseaux secs. La carriole tangote. La lumière des phares caresse un horizon rabougri et sans vie.

— Dis-moi au moins une chose, ma vieille carpe, on est loin de Miami ?

— Aux environs d’une demi-heure…

— Comment m’as-tu retrouvé ?

— Je t’écrirai ça sur un morceau de faf, ronchonne l’homme-à-la-rancune-entre-les-dents.

Nous parcourons deux petits miles (en nouveaux dollars) et parvenons à l’intersection d’une fédérale lorsque les feux d’une bagnole se présentent dans le chemin.

— Appuie, Gros ! enjoins-je.

— Mais la route est trop pétroite ! objecte le Délivreur (à domicile)[22]. On va « s’embugner » mutuellement ! Vaudrait mieux, au contraire, qu’on se rangeasse.

— Appuie ! C’est eux qui se planqueront !

Ainsi est fait. Le Mahousse, obéissant comme un kamikaze, champignonne tank ça peut.

— Pleins phares ! commandé-je.

Il file les grandes loupiotes.

Fectivement, ils sont une tinée dans la voiture survenante. Au moins cinq !

Ils ripostent d’un appel pour qu’on laisse tomber la sauce. La distance diminue. Je devine leur hésitation.

— S’ils planquent pas leur roulotte, va y avoir de la compote de ferraille, mon pote, annonce le Gros, sans diminuer sa vitesse.

— Klaxonne !

Il y va à mort sur l’avertisseur. Une vraie sirène !

Y a méchante panique, en face, brusquement. Ils viennent de piger qu’on ne stoppera plus. C’est eux qui donnent un coup de barre à droite. Leur voiture pique du nez dans un champ de maïs. On leur passe au raz des miches : vraoumzz ! Vous pourriez pas glisser la photo de Philippe Clay entre notre aile avant gauche et leur aile arrière droite.

— Pour Miami, c’est à gauche ! me dit simplement le Mastar.

— O. K. ! Direction Miami-les-bains !

Il vire sur les badas de roues.

Nos boudins se régalent les semelles d’une belle asphalte bien adhérente. Le Dodu prend un peu plus de vitesse.

Je me suis retourné pour sonder la nuit, derrière nous. La guindé des copains paraît avoir du mal à s’arracher à la terre cultivée. M’est avis qu’elle patine rudement.

— Ils nous font pas de courante ? demande Alexandre-Benoît qui se donne trop à la conduite pour pouvoir consulter son rétroviseur.

— Non, on les a eus. Je suis certain que si nous nous étions rangés pour leur laisser le passage, ils nous auraient interpellés, ce chemin défoncé ne devant mener qu’à la sablière…

Je frappe l’épaule enveloppée de mon éminent coéquipier.

— Tu es un roi, Béru, complimenté-je. Du moins, une espèce de roi.

— Arrête, plize, riposte l’Énervé. Tu m’as assez suffisamment traité de con pour aujourd’hui. Moi. quand j’ai l’estom’ en portefeuille, je tolère mal les colis-bêtes.

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