CHAPITRE VIII

L’usine Farragus, c’est des rues, des blocs de vingt-cinq z’étages en verre teinté, des carrefours avec des feux de signalisation, des squares pourvus de bancs chargés d’affirmer à l’employé que le repos existe pour qui le mérite, des places, des restaurants, des superbes-marquettes, des voies ferrées, des autoroutes, des tours de contrôle, des trolleybus, des businessmen, des menpowers, et des powerless.

L’ensemble constitue davantage qu’un quartier : une ville. Du reste, cela se nomme Farragus City.

Au cœur de cet état s’élève un buildinge plus mieux beau que les autres. Avec de la verdure autour et par-dessus. En marbre blanc délicatement veiné de rose. Les vitrages sont rosés également. Le tout fait songer à une merveilleuse pâtisserie. Ce qui frappe, c’est le silence, l’efficacité, la mécanisation de cette ville-usine. Personne ne se presse, mais tout le monde est en place et agit opportunément. Ça fait songer à des rouages bien réglés.

La machine tourne rond et sans bruit, comme le moteur de la Rolls.

On stoppe devant l’entrée du grand immeuble d’apparat. Une volée de marches mobiles, recouvertes d’un faux vrai tapis synthétique, nous hisse jusqu’à un hall immense, frais, pénombreux, délicat. Des tableaux sur les murs. D’immenses fresques modernes à la gloire de Neptuno Farragus. Elles le représentent tout chiare, dans les rues de Napoli, en train de confectionner des avions de papier. Puis dans les faubourgs de Nouille-York où le futur milliardaire joue avec un pigeon apprivoisé. Ensuite, c’est la plage de Miami où Neptuno, grandi, mais encore adolescent, vend des cerfs-volants… Sa devise rutile en lettres d’or massif ; je vous la cite de mémoire : « Autant en supporte le vent. »

Je ne peux admirer la suite car Mme Farragus m’entraîne à la sienne vers les ascenseurs. On pénètre dans une large cabine d’acier rose où des haut-parleurs invisibles diffusent la Quatrième Symphonique Pneumonique de Francisco Lopez pour flûtes et râteaux. Juste qu’on est dedans, la lourde se ferme et se rouvre. J’en crois pas mes châsses : nous v’là au terminus, mes frères.

La dame rit de mon étonnement.

— Neptuno en est très fier, dit-elle, c’est l’ascenseur le plus vite du monde, et le seul qui fonctionne en encéphalotechnie. Il suffit de penser à l’étage pour qu’il vous y monte.

Je la suis en pataugeant dans mes éberluements. Nous venons de débouler dans un merveilleux jardin tropical, plein de plantes rares et d’oiseaux de même nature (comme dirait Georges Gide, à moins que ce ne fût André Bernanos). Un enchantement. On pourrait y tourner le « Retour de Tarzan ». C’est immense, féerique.

Comme on se pointe devant une haie de palétuviers, cette dernière s’anéantit dans le sol et nous nous trouvons dans une pièce plus époustouflante que ce qui précède. Une boule de cristal ! Au milieu il y a un bureau archi-vachetement moderne, en plexiglas. Autour, quelques sièges également transparents. Seule chose opaque dans cette fabuleuse bulle : une secrétaire. Mais son opacité est réjouissante car avec une carrosserie pareille, il eût été dommage qu’elle fût transparente. La demoiselle est l’archétype de ce qui se fait de mieux comme nana aux States. J’ignore combien il a fallu de croisements pour obtenir ce magnifique produit de l’art contemporain, toujours est-il que le résultat est là.

Et même, un peu là !

À quoi bon vous la narrer ? ça ne ferait que vous humecter. J’aime pas vous filer l’imaginance en berne. Après vous ramassez des baffes quand vous me lisez dans le métro. D’ailleurs j’ai reçu un ultimatum de la R.A.T.P. comme quoi fallait que je cesse les descriptions tringlantes dard-dard vu que ça occasionnait une perte de places aux heures de pointe.

Leurs services de statistiques ont calculé que dix San-Antonio par rame, ça leur représentait un manque à gagner de vingt-trois millions par an. En cette époque de compression totale, l’usager peut plus se permettre de goder en cours de trajet. Ou alors faut qu’il acquitte un supplément. On est en train d’envisager un système avec mon éditeur. Je récrirais des bandocheries, mais on joindrait des coupons détachables à chaque ouvrage. Le mec qui se mettrait à triquer aux heures d’affluence donnerait un bon d’érection à la compagnie et, nous autres, au Fleuve Negro, on acquitterait le montant de l’excédent de bagages. Ça serait déductible des impôts, paraît. On aurait que la T.V.A. pour nos pieds. Mon nez dix teur a calculé qu’en majorant le prix de chaque bouquin d’un millier de francs lourds, il parviendrait à s’en tirer. Pendant que tout ça transactionne, moi j’accumule les pages croustillantes, espérez un peu ! J’en ai déjà quatre pleines malles. Le jour que je vous répands ça sur le marché, mes drôles, les myopes ne pourront plus lire les affiches collées aux murs.

— Oh, bonjour, madame Farragus ! déclame la fringante secrétaire.

Elle porte une combinaison en cuir métallisé qui s’arrête au sommet des cuisses et des bottes assorties qui lui montent au-dessus des genoux. C’est la tenue des hôtesses de l’air de la Compagnie Air-Farragus. On devrait plutôt les appeler les ôteuses d’air, ces fifilles ainsi accoutrées ! Tu parles qu’on suffoque devant un tableau de cette qualité.

— N.F. vous attend, dit-elle[8].

Elle presse un bouton de sa combinaison.

— Vot’ dame est là avec un type ! annonce-t-elle.

Moi, une chose m’intrigue. Compte tenu du fait que nous nous trouvons à l’intérieur d’une boule de verre, de quelle manière allons-nous « passer » dans le bureau du milliardaire, hmmm ?

— Très bien, faites-les asseoir ! dit une voix dure et sèche, sortie de jeune seize houx.

La gonzesse nous montre deux fauteuils. On prend place. À peine éprouvé-je une sensation de vibration. Vlouuum ! Je me retrouve à laitage inférieur, dans le cabinet de l’empereur Farragus.

— Sièges ascenseurs ! m’explique l’impératrice.


Il a une sacrée belle gueule, Neptuno. Ce qui me surprend, de prime abord, c’est son âge. Il est plus jeune que je ne supposais, malgré ses tempes argentées. Il est très hâlé. Il a les yeux clairs. Sa fille lui ressemble. Un beau mâle ! Il sue l’énergie, ce qui est beaucoup mieux que de suer des targettes. Ses traits sont réguliers. Le nez droit. L’œil en amande, la pommette à angle droit. On devine illico qu’on a affaire à un julot d’une classe exceptionnelle. Ce mec, vous le dépouilleriez de sa fortune et le lâcheriez en slip cradingue au fin fond de Harlem, le mois suivant il roulerait en Cadillac et vous ferait servir des Tom Collin’s par son contremaître d’hôtel. Y des zigs like this[9] que la fortune leur colle à la peau presque malgré eux. Des gars, ils voudraient se débarrasser du fric, ils pourraient pas plus qu’un paralytique entortillé dans un papier tue-mouches ne peut retrouver sa liberté de mouvements. Le grisbi, chez eux, c’t’une malédiction, comme qui dirait. Ils sont fortunés comme d’autres sont asthmatiques.

— Hello, chérie chérie ! il lance à sa bobonne.

Pour moi il a un grave hochement de tronche. Son regard gris métallisé m’investigue copieusement. Neptuno, il pèse ses interlocuteurs. Te leur dresse en moins de rien leur fiche signalétique. Personne ne doit avoir barre sur lui. Il sait manœuvrer les durs à cuire, les filous, les retors, les dégourdis, les suaves, les insidieux, les tourmentés, les fumelards, les grincheux, les procéduriers, les somptueux, les radins et beaucoup d’autres que leur nomenclature me fait tarter et que je vous laisse le soin de compléter si bon vous semble, bande de manches !

Je me présente dans les tons sobres.

Il écoute mon nom, l’enregistre dans son ordinateur à cheveux et passe ses deux pouces dans les tiroirs de son gilet.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demande Farragus très calmement, presque nonchalamment, en type qui jamais n’aura rien à redouter de personne.

Ses yeux de séducteur ne me lâchent pas. Moi, vous me connaissez ? J’efforce toujours de m’hisser à hauteur de situation. En face d’un personnage aussi catégorique je le deviens.

— Eh bien, voilà, monsieur Farragus, dis-je en chiquant le plus total détachement, votre fille a été kidnappée hier en début d’après-midi, et il est à redouter que ses jours soient en danger.

Le constructeur de zoiseaux à réaction ne bronche pas.

Ou presque pas, car tout de même il presse une touche noire logée avec d’autres touches de différentes couleurs dans le corps de son bureau.

— Oui ? fait une voix féminine.

— Branchez-moi la « Résidence » ! ordonne le milliardaire.

— Parfaitement !

Le temps de compter jusqu’à dix. Et puis une voix retentit, aussi présente que celle de la standardiste.

— Steve, en ligne, monsieur Farragus !

— Salut, Steve. Passez-moi ma fille, je vous prie.

On ne pipe pas. Mme Farragus contemple, dans le vague, des trucs qui paraissent lui donner à méditer. Son mari continue de me regarder calmement, sans me livrer la moindre de ses pensées.

Une nouvelle voix s’élève dans la pièce.

— Bonjour, daddy, quelle bonne surprise !

C’est la voix de Pearl, mes amis !

J’en mettrais la main de masseur à couper. Bien sûr il existe des imitateurs. Mais mon ouïe est formelle. Je reconnais les inflexions de la jeune malade. La cadence de sa respiration, la manière dont elle laisse tomber la dernière syllabe…

— Je tenais à prendre de tes nouvelles, ma chérie.

— Tu es gentil, Daddy. Ma foi, cela va comme d’habitude. J’ai eu une transfusion il y a trois jours…

— Tu n’as besoin de rien ?

— Non, c’est parfait. Vous venez ce week-end ?

— Naturellement, mon chou. Je t’embrasse.

— Moi aussi, Daddy !

Un bruit de baiser. Puis c’est le silence.

— Alors ? me demande Farragus.

Une nuit j’ai rêvé que je dormais et que je n’arrivais pas à me réveiller. Je me débattais dans de louches empêtrements. Tenez, je vais user d’une image hardie. Vous savez que je ne rechigne jamais devant les métaphores les plus culottées ? Eh bien je me faisais l’effet d’être une mouche dans une toile d’araignée ! Voilà, c’est lâché !

En ce moment j’éprouve les mêmes affres. Un affolement paralysé. Le cloaque. Plus tu remues plus tu t’emberlificotes !

— Écoutez, monsieur Farragus, vous allez me juger obstiné, cependant j’aimerais que vous alliez faire un tour à Miami Beach. Je suis prêt à vous y accompagner. Si vous pouvez me présenter à mademoiselle votre fille, je me mettrai à croire au surnaturel et je ferai une cure dans une maison de tout repos.

Il hoche la tête.

— Navré de ne pouvoir vous donner satisfaction, monsieur San-Antonio, malheureusement j’ai un emploi du temps très serré. Cela dit, vous pourrez aller à la « Résidence » si vous tenez à voir ma fille. Je vais vous faire accompagner.

Pour la première fois il a un sourire.

Il presse de nouveau sa touche noire.

— Oui ?

— Passez-moi Allison, le chef de la police.

Je sens perler des gouttes de sueur à chacun des nombreux poils qui se portent garants de ma virilité.

Évidemment, ça ne pouvait se conclure autrement. The monumentale tuile, mes bons mecs. Mettez-vous à la place de Neptuno, est-il concevable qu’il agisse autrement ?

Je balance un regard en forme de S.O.S. à Mme Farragus. Commako, d’instinct. Je l’appelle à l’aide, cette belle dame au maintien digne et élégant. Avec les gerces y a pas de milieu (si j’ose dire). Ou bien elles vous foutent à l’eau, ou bien elles vous repêchent.

Toutes celles dont j’ai usé furent à l’origine de mes plus grands bonheurs ou de mes plus noirs emmerdements. Parfois la même me servait les deux menus l’un après l’autre !

Message reçu ! Il y a une lueur amie dans sa prunelle.

— Neptuno, murmure-t-elle.

— Chérie chérie ?

— Attends, annule !

Elle a eu un geste péremptoire pour ponctuer. Le roi de la-raie-au-note-tique se soumet après un fragment d’hésitation.

— Annulez l’appel ! fait-il.

— Parfaitement !

On cause à l’éconocroque dans la boîte. Juste le triste nécessaire, comme dit Béru. Farragus interroge son épouse du regard.

— Je ne sais pas pourquoi, murmure-t-elle, mais j’ai envie d’aller à la « Résidence » avec cet homme.

— Il est dommage que tu ne saches pas pourquoi, relève doucement Neptuno. Moi, j’aimerais savoir les raisons exactes de sa visite.

Il claque des doigts et me lance en montant légèrement le registre (comme on dit chez les archivistes) :

— Réponse ?

Je me lève.

— Monsieur Farragus, votre temps est trop précieux pour que je me permette de le gaspiller. Je remercie Madame de bien vouloir m’accompagner à la « Résidence ». Si vous permettez, nous reprendrons cette conversation à notre retour ?

Une fois encore il paraît peser le contre.

— O.K. ! Seulement, Ann chérie, je vais te faire escorter.

— Le chauffeur suffira, déclare-t-elle.

— Sûrement pas.

Cette fois, c’est lui qui tranche.

Il appuie sur une touche bleue.

— Beulmann ! appelle-t-il.

— Oui, monsieur Farragus ? s’empresse une voix qui ressemble à un mixer broyant des noix.

— Vous allez escorter ma femme jusqu’à la « Résidence ». Elle est accompagnée d’un homme qu’il ne faudra pas perdre de vue, compris ? Un homme que je tiens absolument à revoir au retour, n’est-ce pas, Beulmann ?

— N’ayez aucune inquiétude, monsieur.

Neptuno coupe le contact et s’approche de son épouse. Il la saisit par les bras et l’embrasse doucement sur les lèvres. Je sens un frémissement chez Ann Farragus. Croyez-moi si vous avez du temps de reste, cette femme est une sensuelle malgré son air distingué. Pas besoin de louer un marteau-piqueur pour lui déclencher des réactions.

Cette fois, on sort par une porte.

Tout culment.


Moi, voyez, le gars Beulmann, j’aurais un peu de temps j’en ferais un poster.

Il a une gueule de poster.

Et même de postère.

Déjà, pour mesurer 1 mètre 97 faut y mettre du sien, convenez. Mais pour surmonter c’t’édifice de bidoche d’une frime comme la sienne, faut que des tas de gens y aient mis du leur.

On l’aurait attaché par les pinceaux au pare-chocs arrière d’une Ferrari et on l’aurait emmené promener de Paris à Pékin en évitant les routes goudronnées, il serait pas plus endommagé, le mammouth. Ses arcades sourcilières sont proéminentes comme deux poings de déménageur. Son nez ressemble à une escalope. Sa bouche a pété tant de fois, et en tant d’endroits, qu’elle évoque un steak tartare au milieu duquel on aurait fait un trou. Ses pommettes violettes ont l’air de deux tubercules primés dans un comice agricole. Il a la peau grise, presque verte. Ses yeux sont vifs et ardents comme deux raisins de Corinthe. Ses cheveux noirs, clairsemés, adhèrent à son crâne cabossé comme une foule de petites moustaches postiches.

Lorsque nous opérons notre jonction avec lui, dans l’antichambre, il vient à moi d’une démarche de bulldozer, se tourne et me palpe prestement, de haut en bas. Certain que je ne trimbale pas d’armes, il hoche l’énorme chaudron qui lui sert à comprendre les « Comics » dépassant de sa poche et grogne un « go » qu’on s’attend à voir ponctuer d’un crachat.

La Rolls.

Beulmann me fait monter devant, près du chauffeur et s’avachit derrière au côté de la patronne. Il actionne le système de blocage des portières, ôte son feutre marron à large bord et le dépose sur ses genoux.

Je pense à Béru qui moisit devant la crèche des Farragus. Il doit commencer à se cailler le raisin, Pépère.

— Pouvons-nous repasser par chez vous ? demandé-je à mon hôtesse, ma voiture s’y trouve et…

— Non ! coupe sèchement Beulmann.

Un plantigrade, ça ne raisonne pas. Les bonnes gens s’imaginent que les ours, tout comme les mouches, s’attrapent avec du miel. Je voudrais qu’ils s’exercent sur ce chéri, pour voir. Moi, je m’en sens pas le courage !

Touchez pas au grizzli !

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