CHAPITRE IX Ce qui s’appelle prendre garde à la peinture

Mlle Boule-de-neige, premier prix de petite vertu au festival de Bouffémont, se plonge tout habillée dans des méditations profondes comme le regard d’un philosophe.

— Pour le connaître, je le connais, récite-t-elle en vers libres, en soliloquant et en aparté. Mais son nom… Je l’ai eu sur la langue, pourtant.

La pauvrette a eu tellement de trucs sur la langue qu’elle ne peut se les rappeler tous, forcément.

— C’est sur la fin de Gretta, fait-elle, comme un médium en plein cirage qui rencontre nez à nez l’ectoplasme du Grand Condé.

— Comment, sur la fin de Gretta ?

— Sa fin au Toboggan, quoi !

« On a cru, là-bas, qu’elle s’était levé le Prince Charmant. Le mec avait une bagnole sport, des costars prince-de-galles et tout ! Il est venu plusieurs soirs de suite la chercher… Il avait un chien, toujours avec lui. Un gros bouledogue jaune avec les babines noires…

— Un boxer

— Ça se peut. Même, je me rappelle, que son cador était dressé : il acceptait pas les sucres qu’on lui proposait.

J’interviens :

— Il était comment, ce garçon ?

— Pas grand, mais trapu. Blond, très blond, avec le nez… Ben ! le nez comme ça, quoi ; épaté. Il était pas beau, mais il plaisait. Je me souviens, le premier soir qu’il est arrivé au Toboggan et qu’il a demandé après Gretta. Tu sais à qui il a demandé qui c’était Gretta ? À Gretta ! Marrant, non ?

— Très plaisant, conviens-je. Ainsi, il est venu la réclamer ?

— J’y étais. Ils sont partis ensemble. Moins de huit jours plus tard, on n’a plus revu la môme. On s’est dit qu’elle avait réussi le chouette emballage sérieux.

— Il habitait où, ce don Juan ?

Au lieu de me répondre, la métisse pâlit, ce qui ajoute un peu de lait à son teint café au lait.

— Mais, dis voir, tu me disais qu’il te devait du fric. Tu dois bien le connaître, alors !

Heureusement que le San-Antonio bien-aimé a la repartie bien huilée et toujours placée sur son orbite.

— Je le connais sous son déguisement. Mais je l’avais pas vu avant qu’il se vieillisse. T’as pas une idée de son nom ?

— Aucune.

— Et tu n’as aucune idée de l’endroit où il créchait ?

— Pas la moindre !

— Gretta ne vous a jamais parlé de lui ?

— Elle ! Je te dis qu’elle avait un cadenas à la place de la menteuse !

Je réfléchis.

— En somme, tu ne vois rien de plus pour m’éclairer ?

— Non, rien !

Je sors mon carnet et j’écris mon adresse personnelle et mon fil sur l’une des pages en m’abstenant de faire état de ma profession.

— Si tu te rappelais un détail ou n’importe quoi au sujet de ce gnaf, préviens-moi, j’aurai des bontés !

Pour lui prouver que je ne la bidonne pas, j’y vais d’un nouveau faf. Ma note de frais gonfle à toute vibure, mais, que voulez-vous, sans carburant on ne va jamais bien loin, s’pas ?

— Au revoir, poulette, susurré-je en lui flattant le valseur d’une main préhensive, et ne m’oublie pas dans tes prières.

Je rentre chez moi en faisant un crocheton par la Concorde pour mater où en est l’incident de l’incendie à l’ambassade. Le sinistre est maîtrisé, il n’y a qu’un morceau de toit carbonisé et un pan de mur noirci. Plus de peur que de mal ! Plus de dégâts moraux que matériels. La foule assiège l’avenue Gabriel ; les bignolons sont sur les ratiches. Une atmosphère bizarroïde plane sur ce point névralgique de la capitale.

Écœuré par la vie, les gens, moi-même et les autres, je rabats sur Saint-Cloud où Félicie, ma brave femme de mère, m’attend en tricotant un pull-over de cérémonie au fils de nos voisins, jeune gland à boutons qui vient de triompher au certificat d’études.

— Tu sembles désemparé, me dit-elle.

— Un peu mou du dedans, m’man, t’occupe pas. Un coup de pichtegorne et un comprimé de doridène pour pioncer et, demain, il n’y paraîtra plus.

Félicie lève vers la suspension ses vieux yeux fatigués par les veilles et les chagrins.

— Tu devrais te zoner aussi, m’man, conseillé-je.

— Mais oui, mon grand.

— Tu ne prendrais pas une cerise à l’eau-de-vie ?

— Si tu veux.

— Dimanche, fais-je, on tâchera d’aller au ciné ; ils jouent « Sors dehors que je te rentre dedans », avec Teddy Constantinople, ça nous changera les idées.

Y a comme de l’accablement dans l’air. On ne tarde pas à aller s’insérer dans les torchons pour oublier cette planète aplatie aux pôles et renflée de l’équateur, où les poissons ont eu l’affreuse idée de se muer en mammifères.


Au matin, c’est plein de soleil et de chants d’oiseaux. On a un tilleul, au fond du jardin, près du mur, qui séduit les rossignols.

Dès que le temps est O.K., ces messieurs se réunissent au petit jour pour donner leur concert. En ouvrant les vasistas, j’ai la sensation aiguë qu’il va se passer quelque chose. Parfaitement ! Il me semble que cette période grisâtre et piétineuse est révolue et que je commence une ère toute neuve.

Je saute du page. En bas, ça renifle bon le caoua tout frais. Je vais faire couler mon bain en sifflant la dernière scie à la mode « Peau de balle et ballet rose », le bruit des robicos coulant à pleine gorge constitue une musique d’accompagnement idéale. Oui, décidément, ça carbure bien ce matin.

Lorsque le récipient qui servit de cercueil à Marat a un cubage de flotte adéquat, je me déguise en naturiste et je confie mon académie à la caresse bienfaisante de l’eau tiède.

Un bon bain, c’est ce qu’on a trouvé de mieux pour calmer les nerfs. Je suis en train de me faire les chromes et les flancs blancs lorsqu’on toque à la porte. La voix de Félicie me hèle :

— Antoine !

Je stoppe le jet dru de la douche.

— Oui, m’man !

— Tu as une visite !

— Allons bon, qui est-ce ?

— Une dame !

— À ces heures ?

Félicie baisse la voix.

— Tu m’entends ?

— Vas-y !

— C’est une négresse…

Je manque couler à pic dans le récipient sanitaire dont les locataires d’H.L.M. se servent pour entreposer des pommes de terre.

— Une négresse !

— Presque. Café au lait, plus exactement.

La môme Canne-à-Sucre !

— Fais-la entrer ! meuglé-je.

— Ici ! bredouille maman.

— Oui.

— Mais… Antoine !

— T’occupe pas, c’est quand elle voit des hommes habillés qu’elle est intimidée, cette dame !

Félicie va quérir la charmante brunette tandis que je me rince le capot et le pavillon à l’eau froide. La porte s’ouvre et, à travers la vapeur du bain, je distingue mon aimable partenaire de la veille ; pimpante dans une robe rouge comme une bagnole de pompiers (une couleur qui ne messied pas à cette fille).

— Salut ! fais-je, très pacha, en lui désignant un tabouret de métal. Quel bon vent, mignonne ?

— Alors, vous êtes commissaire ? fait-elle en guise de bonjour.

— Où as-tu appris ça, au Toboggan ?

— Oui.

Félicie s’est discrètement retirée, après un regard inquiet tout de même à Blanche-Neige. Elle redoute, ma brave môman, que cette messagère des territoires d’outre-mer ne joue les Charlotte Corday.

— Je suis venue de bonne heure, balbutie la môme.

Elle n’est plus rouscailleuse et, comme ce monsieur qui n’avait pas payé de primes depuis un an, elle a perdu son assurance.

— T’as bien fait. C’est au sujet du gars de Gretta ?

— Oui.

Elle ouvre son sac à main et y prend une photo.

— Tenez.

Je m’essuie deux doigts au peignoir de bain accroché à promiscuité et saisit l’image goulûment. Le cliché représente Blanche-Neige avec une copine d’atelier devant le Toboggan. Elles ont été prises (si j’ose dire) par un photographe de rue. Elles se sont constitué des mines appropriées afin de ressembler le plus possible à des stars d’Hollywood.

J’avoue que je ne pige pas le rapport — même sexuel — existant entre ce modeste parallélépipède rectangle et l’affaire qui sollicite mon attention.

— Qui est-ce la pétasse, à côté de toi ? demandé-je à tout z’hasard.

— C’est Olga de Poitiers !

— Et alors ?

— Il ne s’agit pas d’elle, monsieur le commissaire !

Comme on n’aperçoit aucun autre être vivant que les deux arpenteuses de macadam, je vois de moins en moins où elle veut en venir.

— Si tu accouchais, mignonne, tu ne penses pas que ça ménagerait mes méninges ?

— Derrière nous, fait-elle, qu’est-ce qu’il y a ?

— La rue…

— Et en bordure du trottoir ?

— Une bagnole !

Miss coffee and milk croise ses jambes mordorées tellement haut que, grâce à ma position surbaissée, j’ai une découverte panoramique sur sa fin de section.

— Oui, murmure-t-elle, une bagnole. C’est celle du gars qui venait voir Gretta, et on peut distinguer le numéro logique, surtout si vous vous servez d’une loupe !

La chère petite ! Je me dresse et lui tends des bras ruisselants.

— Tu es une merveille de l’art indigène ! assuré-je. Quelle idée géniale tu as eue là !

Minaudante, elle explique :

— Après qu’on s’est eu quittés, je suis allée reprendre un glass au Toboggan et j’ai appris qui vous étiez.

Elle baisse ses paupières chargées de fard bleu et de pudeur.

— Je me suis dit que si je pouvais vous aider, p’t’être que vous me donneriez un coup de main !

Nous y voilà !

— Que t’arrive-t-il, radieuse aurore ?

— C’est un de mes amis. Il a des ennuis avec la police.

— Ton Jules ?

— Enfin…, oui.

— Quel genre d’ennuis ?

— Un ami lui avait confié de la drogue ; lui ne savait pas que…

— Bien sûr. Il est blanc…, comme neige ! Eh ben ! donne-moi son blaze, je tâcherai de lui avoir un régime de faveur, on te doit bien ça.

— Autre chose, m’sieur le commissaire.

— Quoi donc ?

— J’aimerais bien qu’on ne sache pas que je suis venue. Je voudrais pas me mouiller…

— Bien que je te reçoive dans ma salle de bains, tu ne crains rien de ce côté-là.

Rassurée, elle me balance un coup de périscope plein de chaleur ; de bas en haut d’abord, ensuite de gauche à droite ; et elle réitère jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le point d’intersection de mes médianes.

— Ce que vous êtes bel homme ! apprécie cette déménageuse de vestibules.

— Oui, dis-je, il y avait justement un reportage dans France-Soir à ce sujet la semaine passée. Le ministère des Beaux-Arts m’a même proposé un emploi d’étalon au pavillon de Breteuil. J’ai refusé parce que c’était trop sédentaire.

Natürlich, la récolteuse de bananes de régime n’entrave que pouic à ces sortes de saillies.

Comme mon eau fraîchit et que, par ailleurs, j’ai hâte d’utiliser son phénoménal tuyau, je lui affirme gentiment qu’elle peut prendre congé de moi.

— Tu donneras l’identité de ton souteneur à la dame, en bas, afin que nous le soutenions à son tour.

— Merci, monsieur le commissaire !

— M’appelle pas toujours M. le commissaire, surtout lorsque je suis à poil, ça porte atteinte à la dignité de ma fonction.

— Je peux pourtant pas vous dire mademoiselle, affirme-t-elle avec force en lorgnant le siège de mon amour-propre.


Trois quarts de plombe plus tard, je débarque au burlingue, après avoir traversé Pantruche à une vitesse qui laisse pantoise toute la noblesse russe assise aux volants des Slota.

Bérurier est déjà là, en train de se mettre dans le corps le contenu d’une boîte de pâté de foie. Il fait claper ses castagnettes avec force. Ses lèvres luisent comme miroir.

Devant un tel spectacle, je me sens meurtri dans ma dignité d’homme.

— Qu’est-ce que t’as à me bigler commako ? s’inquiète l’effroyable individu.

— Y a pas : tu es inculte ! soupiré-je.

— Tu en es z’un autre ! riposte l’Obèse en fermant son couteau dont il vient d’essuyer la lame après le revers de sa veste.

Je décroche mon tubophone pour demander la préfecture des Yvelines, service des cartes grises. Pendant qu’on me le détecte au standard, je m’empare d’une loupe genre Sherlock et je contemple la plaque minéralogique de la voiture de course stationnée derrière le fignedé de la métisse. Le numéro est lisible même à l’œil nu. Il se termine par 78. Ce que c’est que la vie, hein ? Le mec se doutait-il, à l’instant où il stoppa sa chignole, que cette simple pression du pied sur la pédale d’un frein aurait des répercussions sur son destin S’il avait arrêté sa M.G. cinquante centimètres plus loin, je continuerais à vadrouiller dans le cirage, alors que, grâce à ça, je vais peut-être…

— Allô ! Police ! Le nom du propriétaire de la voiture immatriculée 518 BB 78, et que ça saute !

Tandis que le préposé se manie le bassin d’Arcachon, je contemple mon gros Béru d’un œil dilué. Le cher collègue finit de torcher sa boîte de pâté avec le doigt. Il suce son index en brave bébé joufflu qui préférerait la graisse de porc au miel.

— Allô !

— J’écoute !

Et comment qu’il écoute, votre petit San-Antonio chéri ! Mon être vibre comme la corde d’un violon avec lequel jouerait un petit chat.

— Le véhicule appartient à un M. Serge Iachev, négociant, 45, avenue Amoiconte-Deumaux, à Rambouillet.

— Merci, soupiré-je.

Rambouillet ! Rambouillet ! quand je vous disais que je flairais du neuf ce matin en déposant mon pied mignon sur la moquette.

Sur ce, entrée de l’ineffable Pinuche, porteur de cannes à pêche et d’un filoche.

— Tu déménages ? demande Béru.

— Demain, c’est samedi, explique l’homme aux yeux clignotants. J’ai idée d’aller taquiner l’ablette dans l’Oise.

— Pose ton fagot ! intimé-je au cher homme.

Il obéit. Je le découvre et applique sur son front médiocre un baiser reconnaissant.

— Grâce à tes déductions, vieillard, nous allons peut-être avoir des résultats. Ton idée de remonter le temps était proprement géniale.

Il est radieux. Béru jette rageusement sa boîte dans la corbeille à papier qui recèle déjà un litre vide et des noyaux d’olives.

Je sonne le service des charrettes. C’est Alonzo Carburo qui est de permanence au garage. Un gars sérieux.

— Tu as la camionnette de l’E.D.F. ? je lui demande.

— Oui, monsieur le commissaire.

— Elle est prête ?

— Oui.

— Alors, fous-toi en bleu et dis à Badin d’en faire autant. Rambour dans la cour d’ici à cinq minutes. Tu chargeras du matériel de camping !

— Camping sérieux ?

— La panoplie complète : Thomson, grenades lacrymogènes et autres amuse-gueules.

— Entendu.

— Où vas-tu ? demande Pinaud.

— Tu le verras, car tu fais partie de la randonnée.

— Tu crois qu’on sera rentrés avant la fermeture des magasins ? s’inquiète-t-il, car il faut que j’achète du chènevis pour demain !

— Si on n’est pas rentrés avant six plombes, c’est que nous serons clamsés, bonhomme. Auquel cas, tu auras toute facilité pour te procurer des asticots.

— Et moi ? grogne l’Enflure bérurienne.

— Toi, quoi ?

— Je suis du voyage organisé ?

— Et comment ? Tu as déjà vu un cirque sans clown ?

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