CHAPITRE XVII Ce qui s’appelle prendre sa revanche

Béru, qui méditait profondément à mes côtés, parvient à ciseler une phrase fort jolie :

— Chez qui qu’on va ? demande-t-il.

J’ai stoppé mon char devant une coquette propriété jouxtant la forêt de Saint-Germain où, d’après la chanson, se pendit un jeune homme au cœur tendre.

— Chez une relation à moi, le renseigné-je.

— Et qu’est-ce qu’on y fout au lieu d’aller cueillir ces enfoirés à l’Hôtel des Fleurs que le Méhariste nous a causé ?

Je fais la moue.

— Ces mecs, vois-tu, Gros lard, sont plus méfiants que des tigres. À preuve, lors de notre descente chez Iachev à Rambouillet, ils sont parvenus à se tirer. Or, tu as entendu ce qu’a dit le Méhariste : le taulier de l’Hôtel des Fleurs est leur aminche. Je t’annonce que, au moindre signe suspect, ça sera encore le sauve-qui-peut dans la volière.

— Ce qui revient z’à dire que tu mijotes quoi ? demande le Gros, qui semble enfin se passionner pour l’affaire.

— Qu’il faut prendre des chemins détournés, ce sont souvent ceux qui raccourcissent !

Satisfait de cette citation, je descends de ma troïka et vais carillonner à la porte du pavillon.

Une gentille petite soubrette moustachue et aux jambes torses vient délourder. Je lui demande si M. ou Mme Pranmoitoux sont icigo et elle me demande de la part de qui, ce qui, implicitement, veut dire que les patrons sont là. Pranmoitoux est un ancien condisciple à moi. Nous avons fait nos humanités ensemble, ramassé notre première cuite de conserve, de même que notre première rougeole à changement de vitesse. C’est un bon gros dont le père gagnait du fric et qui en gagne par habitude, presque sans y prendre garde. À l’époque de nos frasques, j’avais la spécialité de lui lever ses mômes à son nez et à sa barbe, ce qui le plongeait dans un océan d’amertume. Mais comme c’est la crème des hommes, il ne m’en tenait pas rigueur plus de vingt-quatre heures, c’est-à-dire le temps de se trouver un produit de remplacement. Chose étrange — et qui jette un jour cru sur les méandres de l’âme — dès qu’il avait fait une conquête, il se débrouillait pour me la présenter. C’était une espèce de test auquel il se livrait. Un petit risque-tout, ce Pranmoitoux !

Il est avachi dans un fauteuil, fumant un machin gros commak fabriqué à La Havane lorsque je fais une entrée insolite dans son grand salon.

— Sans blague ! s’exclame-t-il en moulant le journal financier qui constitue ses « Aventures de Tintin » à lui. Je n’en crois pas mes yeux !

Il a encore grossi. Faut dire que ça fait dix berges que je ne l’ai pas vu. Maintenant, il a du burlingue, des bagages sérieux sous les châsses, quelques poils gris, bien qu’il ne soit mon aîné que d’une paire d’années, et un air de prélat gourmand qui inspire confiance.

On échange les bourrades et exclamations d’usage. On se résume les dix dernières années. On se dit qu’on n’a pas changé. Et je déballe enfin mon historiette.

— L’Hôtel des Fleurs, Ludovic, (c’est son pré-blaze) tu connais ?

Voilà mon mec qui rougit comme un valeureux homard qui plongerait dans une marmite d’eau bouillante pour sauver une langouste en train de se noyer.

— Tu parles !

— Qu’est-ce que c’est, comme taule ?

— Le genre nid d’amour, quoi ! Ça fonctionne surtout l’après-midi, si tu vois ce que je veux dire !

— Ah ! bien. Sélect ?

— Très. La gentry parisienne s’y cocufie à tour de bras !

— L’image est plaisante !

À cet instant, la porte du salon s’ouvre sur une merveilleuse créature blonde. Elle n’a pas plus de vingt-cinq ans. Une carrosserie positivement futuriste. Un visage hâlé, illuminé littéralement par des yeux de chat siamois.

— Mais c’est vrai ! lance Ludovic, tu ne connais pas ma femme !

— Je n’ai pas cet honneur.

L’arrivante me sourit gentiment. Elle a des dents qui assombriraient la vitrine de chez Cartier.

— Le commissaire San-Antonio, dont je t’ai si souvent parlé ! dit Pranmoitoux.

— Oh ! oui, fait-elle. Il paraît que vous lui souleviez ses petites amies ?

— Je ne pouvais pas m’en garder une seule avec ce Casanova ! rigole mon aminche…

L’atmosphère est au beau fixe.

On prend un drink. J’ai du mal à détacher mes yeux de Mme Pranmoitoux. Quelle déesse ! Elle porte une robe beige signée Dior en lettres majuscules ! Comment s’est-il débrouillé pour tomber une femme aussi sensas, Ludo !

— Au fait, tu voulais me demander quelque chose ? fait-il.

— Oui, dis-je…

— Vas-y, tout ce qui est à moi est à toi, grand lâcheur !

Je vide mon verre et je dis innocemment en le déposant sur la table anglaise du salon :

— Je voulais te demander de me prêter madame !

Le silence qui suit pourrait être catastrophique si je ne me lançais dans des explications détaillées.

— Des gens que je recherche sont planqués à l’Hôtel des Fleurs. Ils se tiennent sur le qui-vive et, à la moindre alerte, s’envoleront. Je dois donc ruser et me présenter à cet hôtel en client. Or, c’est le genre de boîte où l’on va à deux, et, de préférence, avec une jolie femme…

— Non, mais tu es dingue ! proteste Ludovic… Ma femme !

— Oh ! Si ! Si ! trépigne la beauté blonde. C’est follement excitant.

Je rassure mon ami.

— C’est absolument sans danger pour madame. L’essentiel est que je pénètre dans la place sans attirer l’attention. Une fois dedans, elle restera enfermée dans une chambre pendant que l’opération aura lieu…

Il n’est pas chaud, chaud, Ludovic. Mais sa femme l’est pour deux. Vous pensez qu’elle ne va pas rater cette occase de couper la monotonie bourgeoise de son existence.

— Enfin, tu te rends compte, gémit Pranmoitoux, comprenant qu’il n’aura pas raison, si quelqu’un la reconnaît au moment où elle entrera aux Fleurs, je vais avoir une réputation de cocu, moi !

— Personne ne la reconnaîtra, promets-je.

Il lève les bras.

— Tu ne changeras jamais, San-Antonio. Tu restes dix ans sans me voir et tu déboules chez moi pour me demander ma femme, c’est tout toi !

Ayant enregistré cet accord tacite, je fais entrer Bérurier.

— Tu vas prendre le commandement des opérations extérieures, lui dis-je. Il faut faire venir deux camionnettes-bidon de Paris, avec deux douzaines de cracks. Vous vous rangerez à proximité de l’hôtel. Au fait, il est comment, cet établissement ? demandé-je à mon pote.

Boudeur, il explique :

— C’est dans un jardin, un pavillon drapé de lierre.

— Bien. Lorsque j’estimerai que le moment de l’action est arrivé, dis-je au Gros, j’attacherai mon mouchoir à l’appui de ma fenêtre, tu saisis ?

— Vu !

— Alors, vous arriverez à toute vibure et vous cernerez l’hôtel. Faites gaffe aux issues secondaires.

— T’en fais pas.

— Vous ne laissez sortir absolument personne.

— Tu penses !

— Très bien, maintenant, va me chercher ma boîte à maquillage dans l’auto.

— Pour quoi faire ?

— Je veux modifier un peu mon aspect.

Tandis qu’il s’évertue, je demande à Pranmoitoux :

— Qu’est-ce que tu as comme bagnole ?

— Une Studebaker, dit-il.

Je lui donne une tape affectueuse.

— Fais pas cette tronche, on te la rendra intacte, ta dame, Ludo. Est-ce que tu deviendrais jalmince en vieillissant ?

— Penses-tu…

Sur ce, la dame, qui s’était éclipsée pour se recoiffer, réapparaît.

— Je suis à vous ! dit-elle.

Cette déclaration n’est pas faite pour dissiper la maussaderie de mon condisciple.


Si vous me voyiez débarquer de la pimpante Stude crème, au bras de Mme Ludovic Pranmoitoux, vous ne me reconnaîtriez pas. Je me suis affublé de petites moustaches à la Clark ; de lunettes cerclées d’or et j’ai fourré dans mon renifleur deux petites boulettes de caoutchouc qui en élargissent les ailes. Ça me transforme radicalement.

— Je vous préfère au naturel ! me dit ma compagne en cours de route.

— Merci !

— Cette aventure est étonnante pour une pauvre petite bourgeoise comme moi… On s’ennuie tellement en banlieue… Le cheval, le tennis… C’est fatigant à la longue.

Ce qu’il lui faut, à la ravissante, c’est surtout un chouette gosse bien baraqué pour meubler ses après-midi creux.

Toutes les femmes aux as sont commak : ce qui leur est fatal, c’est le tantôt. Un après-midi, c’est immense, c’est déprimant lorsqu’on n’a pas de vaisselle à faire, de linge à laver ni de plancher à encaustiquer.

Je franchis un large portail grand ouvert, sommé d’un panonceau en arc de cercle annonçant : Hôtel-pension des Fleurs.

Des fleurs, y en a partout. De chouettes massifs bien entretenus. Au bout d’une allée cimentée, il y a le pavillon enlierré avec, devant, une esplanade de gravier rose poulies chignoles. Je laisse la mienne entre une Cadillac décapotable et une Bozon-Verduraz carrossée par Chapron et, tenant tendrement ma partenaire factice (qui m’a dit se prénommer Patricia) par la taille, je pénètre dans l’hôtel.

Un grand hall propre, avec des fenêtres à petits carreaux pourvues de rideaux également à petits carreaux… Des meubles anciens, de style normand… C’est extrêmement cossu.

— Je ne pensais vraiment pas venir ici un jour, chuchote Patricia.

Une dame bien vêtue, grisonnante, cordiale, lunettée, s’avance.

— Messieurs-dames !

Elle ne pose pas de questions. Simplement, elle presse un bouton et une servante radine. Bien roulée, appétissante.

— Conduisez ces messieurs-dames au 23 ! fait l’hôtesse.

— Vous désirez boire quelque chose ? me demande-t-elle.

— Champagne, réponds-je, jouant le jeu.

— Pommery ?

— Brut !

Tout en échangeant ces belles répliques, je me colle dans l’œil la topographie des lieux. Mieux encore : je m’imprègne de l’atmosphère. Très important, l’atmosphère !

Je constate que le pavillon est divisé en deux parties : il y a le côté exploitation, le plus grand. Et puis une aile réservée aux propriétaires et aux gens du service. Je vous parie la Tour de Londres contre la Tour-d’Argent que les petits camarades que je cherche logent dans la seconde partie. Il a été bien inspiré, le Méhariste, en me disant que ses complices étaient des amis du gargotier.

La dame de la réception a un petit accent d’Europe centrale qui me fait comprendre pas mal de choses.

— Vous réglez maintenant ? demande-t-elle.

— Mais comment donc.

Elle gagne la caisse située au fond du hall, discrète derrière des philodendrons géants.

— 100 F ! fait-elle.

Je me dis que la discrétion coûte chérot, de nos jours, et le champagne aussi. Je m’exécute et la soubrette nous grimpe.


Les chambres valent le voyage. Si Michelin répertoriait les endroits de ce genre, celui-ci aurait droit à quatre bidets. C’est tendu de cretonne à fleurs, meublé de façon très cossue. C’est riant, c’est ouaté, c’est sympa…

Patricia pose son sac à main sur une table basse. Elle est rose d’émotion.

— Que fait-on en pareil cas ? questionne-t-elle d’une voix aux inflexions gondolées.

Je souris.

— Eh bien ! je crois qu’on embrasse la dame. On la fait asseoir sur le canapé que voici. On lui dit qu’on a désiré cet instant avec tant de ferveur qu’on croit vivre un rêve. On lui fait remarquer qu’il fait chaud et on lui conseille de se mettre à son aise…

Elle rit.

— Vous semblez bien documenté !

— J’ai lu ça dans des romans !

— Vous avez de drôles de lectures !

Toc-toc à la porte. C’est la soubrette qui revient avec un seau d’argent d’où émerge le capuchon doré d’une rouille.

— Je vous sers ? demande-t-elle.

— Non, nous l’aimons bien frappé.

Je lui glisse un raide qu’elle fait disparaître instantanément.

— C’est charmant, ici, fais-je. Ça fait des années que je n’y suis pas venu…

Elle me sourit.

— Ah ! Oui…

— Le propriétaire a changé, non ?

— Oui, l’an dernier…

— Il s’appelle comment, le nouveau ?

— Pabst !

— Il n’est pas là en ce moment ?

— Si, mais il a du monde…

Tout en parlant, je distribue de petits baisers mutins dans le cou merveilleux de Patricia, histoire de donner le change à la servante.

Voyant que je ne pose plus de questions, elle se retire discrètement.

— Alors, qu’allez-vous faire, maintenant ? demande ma compagne.

— Attendre une demi-heure pour donner le temps à mes collègues de se mettre en place.

— Et puis ?

— Et puis l’inspiration dictera mes actes, ma chère amie…

Je m’approche de la croisée pour soulever le rideau. La fenêtre donne sur le devant de la propriété. J’ai une large perspective du jardin, du boulevard et des rues agaçantes.

Patricia s’est assise sur le divan.

— Vous faites un métier extraordinaire, dit-elle.

Je me retourne. Elle a croisé ses jambes tellement haut que je suis au bord de l’infarctus. Un voile curieux assombrit son regard clair. De toute évidence, elle est sensible à l’ambiance un peu capitonnée de la chambre.

Pour me donner une contenance, je vérifie celle de la bouteille.

— Un doigt de champagne, chère amie ?

— Vous prenez votre rôle au sérieux ! gazouille-t-elle.

Nous trinquons en évitant de nous regarder.

— Est-ce vrai que vous preniez toutes les petites amies de Ludo ? demande-t-elle, en s’efforçant d’émettre un rire convenable.

— C’est vrai, j’en ai honte, d’ailleurs !

— Pauvre Ludo ! Vous savez qu’il ne vous en veut pas du tout ? Il trouve ça farce, au contraire.

— Il a un très bon tempérament, dis-je…

Je pense que sa femme en a un du tonnerre ! Elle se renverse sur une pile de coussins.

— Vous êtes très séduisant, il est vrai, murmure-t-elle, même avec cette ridicule moustache.

Moi, que voulez-vous, quand on me fait des appels, que ça soit à la belote ou dans le privé, je réponds. Et la plus belle réponse que je puisse faire à cette blonde incendiaire, c’est de lui jouer la Valse des patineurs. Elle me repousse juste ce qu’il faut pour corser l’intensité de la scène.

— Vous êtes un démon ! râle-t-elle en nouant ses bras à mon cou.

Je me dis que si Ludo n’a jamais gagné à la Loterie, le moment est venu pour lui d’aller acheter un billet.

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