— Sais-tu à quoi tu me fais penser ? dit Pinaud en me voyant aller et venir, les mains au dos, dans l’antichambre du labo.
— Non.
— À un jeune papa qui attend dans le couloir de la clinique les résultats de l’accouchement.
Je lui administre une bourrade qui, bien que légère, le fait vaciller.
— Y a de ça. Je me demande si ce sera une fille ou un garçon, Pinaud ! Quel fichu turbin nous faisons là, hein ?
— Tu crois ? murmure-t-il indécis.
— Ben voyons. Nous nous caillons le raisin pour des choses qui ne nous concernent pas. Nous passons des nuits dehors, nous prenons des tartes sur la hure — et pas des-à-la-crème ! — des balles dans le cuir parfois aussi, sans même avoir l’espoir de gagner trois francs de mieux, mais simplement parce que c’est comme ça !
Il tire sur un bout de sa moustache puis, de l’ongle, nettoie le plâtre qui crépit le coin de ses yeux.
— Qu’est-ce que tu veux, San-A, c’est ce qu’on appelle une vocation. T’en as d’autres qui se font curés ou médecins ; d’autres qui se font militaires ou députés… C’est la vie !
— Elle est bath ! ronchonné-je, y a des jours, tu vois, vieillard, où même les enfants ne m’attendrissent pas. Je les imagine plus tard, c’est comme si je portais des lunettes à vieillir mes semblables.
« Ils sont blonds, rieurs, ils portent des culottes courtes ; ils jouent à la marelle ou au martien, et pourtant je les vois tels qu’ils seront à quarante carats, avec du bide, des valoches sous les yeux, des rhumatismes, des régimes-à-suivre, des idées en forme de traites à trente jours et des regards salingues qui laissent une trace pareille à de la bave d’escargot.
— On voit que t’as mal dormi, affirme Pinaud. T’as les nerfs qu’en peuvent plus, mon pauvre petit !
— Tu appelles ça les nerfs, toi !
— Ou le foie ! On peut pas se figurer la place qu’occupe le foie dans l’existence. Je vois moi, tiens. Je supporte pas les sardines à l’huile ; je suis algébrique comme on dit maintenant…
— Allergique !
— Si tu veux ; eh bien, quand j’ai le malheur d’en manger, le lendemain, j’ai comme qui dirait envie de me fiche en l’air !
— Alors pourquoi en manges-tu ?
— Pour voir, explique loyalement Pinuche. Pour voir si mon algérie aux sardines continue. Il me semble toujours qu’elle va finir… Et puis non, le lendemain ça rate pas : bourdon ! Curieux, non ?
L’arrivée du rouquin m’évite de poursuivre cette philosophie gastro-sardinalhuilique.
Il se marre, le rouquin. Ses taches de rousseur miroitent comme des cataphotes de vélo.
— Vous savez ce que c’était, ce papelard ? brame-t-il de sa voix de sourdingue.
— Non ! meuglé-je.
— Eh bien ! puisque vous le savez, dites-le ! répond-il, vexé.
Je colle mes labiales à l’orifice de ses bigorneaux et je lance aussi fort que mes cordes peuvent le supporter :
— Je dis que je n’en sais rien, tête de lard !
— Ça n’est pas un dollar, dit-il. C’est un ticket de consigne.
Il ajoute :
— Consigne de Saint-Lazare, numéro 887, il n’y a que la date que je n’ai pas pu reconstituer car le morceau manquait.
Il va pour enchaîner, mais j’ai déjà cramponné l’aile tutélaire de Pinaud et j’entraîne mon auxiliaire vers l’ascenseur, je le cloque dans la cage, je m’y insinue, je ferme la lourde et le visage contre celui du Révérend, j’articule :
— Tu vois, Pinaud : c’était un garçon !
Le préposé à la consigne traverse une heure creuse qu’il met à profit pour se sustenter (comme disent les parachutistes). À quinze mètres on le soupçonne d’aimer l’ail ; et à deux pas on a la certitude qu’il en raffole. C’est un brave gars à moustaches noires. Ce détail peut sembler banal à priori, pourtant je tiens à faire remarquer que les moustaches vraiment noires sont plus rares qu’on le l’imagine. La sienne fait penser à un dessin à l’encre de Chine nationaliste.
— J’avais le bulletin de consigne 887, lui dis-je avec un aimable sourire, et puis je l’ai perdu. En tout cas, voici un duplicata en bon uniforme.
Et de lui présenter une carte de quelques centimètres de long sur plusieurs de large pourvue de ma photographie et annonçant ma qualité (si c’en est une) de poulet.
Le gars s’arrête de mastiquer.
— On ne va pas me refaire le coup de la malle sanglante ! dit-il en posant dans la poussière d’un rayon son sandwich aux rillettes d’Auvergne.
Il explique :
— En 38, c’était déjà moi que j’avais en stock la gonzesse coupée en morcifs. Vous savez ? C’était son beau-père qui l’avait détaillée rapport qu’elle voulait pas céder à ses insistances !
Je pianote nerveusement le comptoir de bois.
— Il n’est pas question de dame dépecée. Allez me chercher le colibard 887…
Il y va tout de même avec son sandwich et sa moustache noire. Un instant plus tard, il sort de ses catacombes à valoches tenant une boîte aux dimensions d’un carton à chaussures.
— C’est pas gros mais c’est lourd ! annonce-t-il.
Je soupèse l’objet. Il pèse une bonne dizaine de kilos en effet.
— Ce serait-y pas des bombes ? demande l’employé avec une ombre d’inquiétude au-dessus et au-dessous de ses bacchantes.
— Alors là, m’est avis que vous brûlez, affirmé-je.
Je mate la boîte. Elle comporte une fermeture à serrure et, sur le dessus, une poignée de métal pour la commodité du transport.
L’étiquette de la consigne constitue son unique ornement. J’apprends par celle-ci que le colis a été déposé l’avant-veille. Dans ma petite tête géniale se déroule un cinéma en relief.
— Écoute, Pinuche, dis-je. Voilà ce que nous allons faire. Toi tu vas rester ici et tenir la planque. Moi, je fonce au bureau inventorier la boîte avec les précautions qui s’imposent. Je la vide de son contenu et te la fais rapporter dare-dare. Si quelqu’un se présente pour la retirer (et cette fois je me tourne vers le mangeur d’ail à moustache) laissez-vous convaincre. On vous racontera une histoire à la mord-moi le neutron et, bien que vous soyez rayonnant d’intelligence, faites semblant de la croire et remettez le paquet, vu ?
— Vu ! dit le consommateur de gousses.
— Quant à toi, Pinuche, tu sais ce qu’il te restera à fiche ?
— Je sais, lamente Pinaud, t’en fais pas, le gars qui viendra, je le suivrai comme son ombre !
Rassuré, je prends le chemin du bureau en lorgnant la mystérieuse boîte gentiment assise à mes côtés sur la banquette.
— Qué zaco ? demande Bérurier qui apprend les langues étrangères.
— On va le savoir, dis-je en déposant mon fardeau sur le bureau de cet éminent limier.
Je me dis qu’il serait peut-être plus prudent de faire appel aux artificiers pour manipuler cette boîte, mais après tout, si on l’a confiée à la consigne d’une gare (endroit où l’on est pas particulièrement tendre pour les colis) c’est qu’elle ne craint pas tellement les secousses. Muni de mon sésame je me mets à tripatouiller la serrure. Elle est solide, mais simple comme la prose de Voltaire. En moins de temps qu’il n’en faut à un cerveau électronique pour multiplier la vitesse du bateau par l’âge de son capitaine, j’ai raison du système. Je soulève le couvercle et, à ma grande stupeur, je m’aperçois qu’il est épais d’une dizaine de centimètres, ce qui ne laisse pas que de m’inquiéter. Il existe un second couvercle, ou plutôt une plaque de liège que j’ôte avec quelques précautions. Dans ce job, je vous le répète, il ne s’agit pas d’avoir le palpitant en rodage !
— C’est une sorbetière ou quoi ? demande mon boy-scout, intéressé.
Mon regard acéré plonge dans la boîte. Je ne pige pas. Rien n’est plus déprimant que d’ouvrir un pacson, de mater son contenu et de ne pas piger ce dont auquel de quoi il s’agit.
Ça me rappelle la fameuse devinette : qu’est-ce qui est vert, qu’a des plumes, qui vit dans une cage et qui fait cocorico (réponse : un hareng qu’on a peint, auquel on a collé des plumes et qu’on a mis dans une cage. Le coup du cocorico c’est pour vous empêcher de deviner tout de suite !) Ici la question serait : qu’est-ce qui est noir, lisse d’un côté, membraneux de l’autre, qui a des ailes, des pattes et qui ressemble à de minuscules parapluies fermés ? Hein ? Essayez donc de trouver, bande d’évidés du tronc. Vous ne trouvez pas ? Je vous donne une minute ! Allez, go ! Déclenchez le chrono. Comment ? Vous dites que ça n’est pas la peine ? Vous avez une hypertrophie cervicale qui chanstique votre système vaso-vasculaire et détruit vos globules rouges ? Bon, alors donnez votre langue au chat et quand il l’aura morganée je vous téléphonerai la réponse ! Ça y est ? Eh bien, ces trucs noirs, lisses d’un côté, etc., ce sont des chauves-souris crevées ! Parfaitement ! Je dois dire que je m’attendais à tout sauf à cela ! J’aurais trouvé des pots de miel, dans cette boîte, des dentiers d’occasion, le crâne de Louis XIV enfant, le berlingot de Jeanne d’Arc, le principe d’Archimède ou une clef des champs en fer forgé, ça m’aurait paru plus rationnel. Mais ça ! Des chauves-souris mortes, dites ! Hein ?
— Qu’est-ce que t’en dis, Gros ? murmuré-je.
Pour toute réponse, il hausse les épaules.
— Ces bestioles ont trop attendu à la consigne. Mais à quoi riment-elles ?
Dominant ma répugnance, j’en biche une par les pinceaux et je l’examine à la lumière du jour. C’est la belle chauve-souris, quoi, bien dodue avec des ailes effrayantes ; une vraie publicité pour le Grand Guignol !
— C’est dégueulasse ! affirme Béru.
Mettant le comble à son écœurement, je vide la boîte sur son sous-main. Ça constitue un joli tas de chauves-souris. Le Gros fuit à l’autre extrémité de la pièce et s’abat dans mon fauteuil pivotant comme un pauvre faucon blessé.
— T’es complètement dingue ! proteste-t-il.
— Excuse-moi, rétorqué-je, mais il faut que je rende l’emballage, il est consigné (c’est vraiment le cas de le dire).
Je sors pour confier la boîte à un coursier. Notez que je ne me fais pas d’illusions : les potes à Iachev doivent bien se douter que les bestioles sont cannées. Néanmoins, j’ai appris qu’il ne fallait rien négliger et surtout pas l’honnêteté des petites jeunes filles. Je relourde la boîte à double tour et la remets au garde Meurmèneserampa (un Corse) en lui demandant de la porter à Saint-Lazare aussi vite que le permettent les moyens de locomotion urbains mis à la disposition des Parisiens.
Il dit « banco » (beaucoup de Corses parlent le monégasque) et enfourche sa bicyclette.
Au lieu de regagner mon burlingue, je monte chez le Vieux pour le mettre au parfum. Vous avouerez qu’il y a de quoi se flanquer un court-circuit dans le bol. Car enfin, il n’est pas commun de voir empaqueter des animaux pareils, ni de les voir déposer dans une consigne de gare comme un bagage accompagné. On fait voyager des chauves ; on fait voyager des souris ; mais rarement des chauves-souris. En tout cas, c’est la première fois que je vois ça.
J’expose au vioque ce complément d’information. Il m’écoute attentivement, puis l’homme chauve sourit malicieusement.
— Ces bestioles servaient de cobayes, parbleu, San-Antonio ?
— Vous croyez ?
— Il y a là-dessous une histoire de laboratoire clandestin où se font des expériences pas catholiques. Il faut que vous le découvriez, mon cher ami.
— Je vais tâcher, chef !
Il est de meilleure humeur. J’ai droit à une petite tape cordiale sur le rembourrage de mon veston.
— Vous tenez le bon bout, croyez-moi !
— Je ne demande qu’à vous croire, en effet, patron.
Je le quitte sur cette aurore boréale illuminant nos relations.
J’arpente le couloir malodorant qui conduit à mon bureau lorsque mon sens auditif est meurtri par des clameurs en provenance de celui-ci. Je n’ai pas le moindre mal à identifier la voix à fort pourcentage de matières grasses de Bérurier. Il pousse des cris qui font vibrer les cloisons. J’accours. La porte ouverte, je suis sans voix, comme dirait François Mauriac s’il en avait une. Voilà que mes chauves-souris sont ressuscitées et qu’elles volent éperdument autour du Gros, s’accrochant à son bitos (le jour, les pauvrettes sont aveugles, n’est-ce pas) ou se cognant contre la croisée. Béru décrit de grands moulinets avec une règle et il en a déjà bousillé une demi-douzaine.
— Aide-moi ! mugit l’Enflure. Aide-moi, que ces saloperies vont me crever les châsses !
D’autres collègues accourent. On réquisitionne des chapeaux dont nous nous servons comme de filets à papillons et nous parvenons enfin à neutraliser l’escadrille. Le tableau de chasse est plutôt hideux. Vraiment la chauve-souris est un animal qui n’a pas été gâté par le créateur question esthétique. Le jour où il l’a conçue, Dieu avait mélangé les plans.
— Portez ces affreuses bêtes au labo, dis-je. Qu’ils les mettent dans un endroit approprié en attendant !
Le Gros est violet comme un évêque en tenue d’apparat.
— Si je fais pas une jaunisse, bredouille-t-il, j’aurai de la chance !
— Tu n’en prends guère le chemin, le rassuré-je.
Il dit que, néanmoins, pour dissiper son émotion, il va aller biberonner un rhum en bas et je n’ai pas le cœur de l’en empêcher. D’autant plus que je suis heureux comme un petit fou. Je décroche le téléphone.
— Patron, dis-je au Vieux, je viens d’avoir une idée, puis-je retourner vous voir ?
— Vous êtes toujours le bienvenu, San-Antonio, rétorque mon supérieur.
— Comme Montparnasse, ajouté-je après avoir posé l’aide-mensonge sur son support chromé.
— Alors, cette idée lumineuse ? attaque illico le tondu.
Il cure ses ongles au moyen de ses ongles. C’est de l’auto-allumage !
Je lui raconte l’aventure bérurienne.
— Par exemple ! s’exclame-t-il. Des chauves-souris ressuscitées !
— Non, chef. Bien qu’elles viennent de Saint-Lazare, je ne crois pas qu’elles l’aient été. Les miracles n’ont lieu qu’une fois, vous le savez. Je pense qu’elles étaient simplement en état d’hibernation. Et on les avait placées dans une boîte frigorifique, car c’était le moyen idéal de les transporter sans attirer l’attention.
— Vous brûlez ! affirme le dabuche.
Ce qui est vraiment une façon de parler impropre aux circonstances, admettez-le !
— Mais ça n’est pas ça, l’idée lumineuse, patron !
Il en fait craquer ses jointures !
— Oh ! Oh !
— Non. Je crois avoir deviné l’usage réel qu’on faisait de ces mammifères ailés !
— J’écoute !
— On ne les destinait pas à un laboratoire…
— A-quoi-donc-en-ce-cas ? dit le Vieux, si vite que j’ai l’impression qu’il s’exprime en hongrois.
— La bande d’Iachev s’en sert pour mettre le feu chez les Américains. Voilà pourquoi les incendies ne se déclarent que la nuit ; voilà pourquoi ils prennent toujours au bord des toitures ; voilà enfin pourquoi les plus forts barrages policiers ne peuvent les empêcher. Les terroristes ont trouvé le moyen de fixer après les chauves-souris de petites bombes incendiaires. Le soir venu, ils les raniment en les exposant simplement à la température ambiante, et ils doivent les déposer à proximité des points stratégiques. La chauve-souris, au bout d’une demi-heure — c’est le temps qu’il leur a fallu dans mon bureau — reviennent à la vie. Elles sont attirées par les lumières de la maison prise pour objectif, et…
— Bravo ! crie le Vieux.
Jamais je ne l’ai vu aussi excité. Il en perd son self-control.
— Vous venez de découvrir la clé du mystère, San-Antonio.
Et de me pétrir la dextre avec une telle énergie que je crains qu’elle ne lui reste dans les doigts.
— En somme, pour protéger les bases américaines, ce ne sont pas des hommes armés qu’il faut, mais des filets…
— Exactement, patron.
— Que comptez-vous faire, maintenant ? demande-t-il, revenant au positivisme qui a toujours été sa règle de conduite.
— Attendre ! J’espère que ces dégourdis auront besoin des chauves-souris pour continuer leurs attentats.
« Peut-être tenteront-ils de récupérer celles qu’ils croient en souffrance à Saint-Lazare.
— Très bien, opine le Vieux. Et si vous parvenez à appréhender un nouveau membre de la bande, déshabillez-le entièrement afin qu’il ne puisse pas se suicider.
Eh bien ! nous venons de faire une erreur, le Vieux et moi, et malgré tout nous retombons sur nos pattes.
En effet, les chauves-souris, contrairement à ce que nous pensions, ne sont pas attirées par la lumière et s’entendent à éviter les obstacles, puisqu’elles marchent avec un petit radar personnel.
C’est Gervais, un de nos savants du labo, qui nous l’apprendra un peu plus tard. Seulement, il s’agit de bestioles à qui on a injecté une saloperie qu’on appelle palfium ou pyrolamidol, que l’analyse a permis de déceler, et ce produit a la propriété de supprimer les réflexes sensoriels et dans certains cas, inverse même les réflexes.
Avec ce truc-là dans leur raisiné, les chauves-souris font bien ce que j’ai dit, et il ne vous restera plus qu’à convenir avec moi que les honorables éleveurs de chauves-souris sont de drôles de vicelards…