CHAPITRE VIII Ce qui s’appelle prendre un coup de vieux

Le Toboggan est une boîte de nuit sinistre où l’on pourrait dire que gravite une partie de la pègre parisienne — si la gravitation était permise dans ce local étroit.

Ça ressemble à un couloir au fond duquel trônerait un piano demi-queue (pour les demi-sels c’est tout indiqué). Sur les murs, un artiste très épris de la Corse a brossé les bords de mer de l’île de Beauté dans des tons avantageux qui serviraient de publicité à la maison Ripolin. Je remarque, entre autres, une belle paire de fresques dont l’une représente une baigneuse en bikini serrant dans ses bras un dauphin et l’autre une seconde naïade descendant d’une Dauphine.

À l’entrée, il y a un bar assez long, auquel sont agrippés des pétasses et des messieurs aux doigts éclaboussés de diams. Pas besoin de sortir de Centrale pour piger qu’ils en viennent aussi.

Mon entrée dans la volière crée une certaine gêne. Ici, on trouve soit des habitués, soit des pigeons de province qui viennent se faire plumer. Aussi, comme je n’appartiens ni à l’une ni à l’autre catégorie, ils sont perplexes, ces pauvres chéris.

Je me juche sur un haut tabouret, à l’extrémité sud du zinc, et j’adresse un S.O.S. au loufiat. J’sais pas où le diro de cette turne est allé pêcher son barman, mais je peux vous affirmer que ça n’est pas dans un concours de pin up boys. Ce mec est grêlé comme l’Etna, avec autant de cicatrices qu’un arbre de Robinson et des yeux faisandés qui me font penser à ceux d’un hareng en compagnie duquel j’ai pris jadis des bains de soleil.

— Ce sera ? demanda-t-il.

— Un 138 !

— Comprends pas ! riposte-t-il sèchement.

— Un double Vat 69, quoi ! Vous m’avez pas l’air doué pour les maths, mon vieux !

Il réprime un haussement d’épaules et prépare mon breuvage.

— Perrier ou siphon ? interroge-t-il.

— Nature, réponds-je… Je le prends comme ça, sur les rochers !

Il se désintéresse de moi afin de renouveler la provision de disques sur le pick-up suppléant à l’absence du pianiste-maison.

M. Marinade-Mariné se manifeste alors en italien et affirme qu’il s’envole. Je me détronche un brin sur l’honorable assistance.

C’est l’heure molle. Aux tables, il y a trois couples made in Bouseux-les-Bains qui boivent du champagne en faisant semblant de le trouver bon. Un maître d’hôtel hargneux leur verse le roteux à mesure qu’ils boivent et, lorsqu’ils ont le dos tourné, il sert même le seau à glace. C’est de bonne guerre. Paris by night, c’est bourré de pauvres cloches qui croient faire canaille en payant huit raides une boutanche de piquette.

Lorsqu’ils reprennent leur vie pépère à la fabrique de papier tue-mouches ou à l’exploitation agricole, ils en ont pour dix berges à raconter ça aux voisins émerveillés.

La clientèle du bar, elle, constitue le folklore. Les durs exagèrent leurs airs durs et les putes leur salacité. L’une de ces rosières, située à ma gauche, ne me quitte pas des carreaux. C’est une charmante fille, Martiniquaise, il me semble, aux yeux brillants et aux cheveux frisés comme les ressorts d’un Dunlopillo. Elle a un rire blanc et un sourire ma foi avenant.

De toute évidence, elle est sensible à mon charme. À force d’éponger les clilles champêtres, briochus et variqueux, engourdis du larfeuille et timides du calbar, cette brune amazone se dit qu’un coup de vertige avec un ravissant jeune homme qui n’écrit ses lettres d’amour que sur du papier vergé serait une sorte d’espèce d’aubaine. La voilà qui me fait du morse avec ses prunelles charbonneuses et qui se trémousse pour me montrer qu’elle a le contrepoids monté sur fourche télescopique et un petit entresol sur pilotis. Comme je n’ai pas l’habitude de balancer mon flouze pour me faire aimer, je la néglige outrageusement. Mon attention est davantage orientée vers le garçon, non que ce macaque déguisé en singe éveille en moi des instincts pervers, mais j’aimerais l’interviewer entre quat’ z’yeux bien qu’il ait de la conjonctivite et un début d’orgelet.

Parce que je dois vous dire — il en est temps — que c’est au Toboggan que la môme Gretta fit son valeureux métier d’entraîneuse avant que d’utiliser sa flamme à des fins plus incendiaires.

Je me demande si le loufiat au visage grêlé marnait déjà dans l’établissement à l’époque où Gretta y sévissait.

Je lui montre un bif de cinq et il fonce dans ma direction.

— Y a longtemps que vous grattez ici, vieux ? je le questionne.

Ses gobilles pas fraîches me virgulent un rayon de fiel.

— À cause ?

— Pour savoir… Y me semble que je vous connais.

— Et moi je suis certain qu’on se connaît pas.

— Parce que vous êtes moins physionomiste que bibi. Si c’est pas au Toboggan qu’on s’est connus, c’est peut-être ailleurs. Ça fait combien d’années que vous videz des bouteilles ici pour remplir des verres ?

— Deux mois !

Manque de bol !

— Et vous étiez dans le quartier, avant ?

— Ça m’est arrivé, oui.

Il cherche à me situer, le barman. La méfiance n’arrange pas son sex-appeal. Elle lui tord la bouche…

Je baisse le ton.

— Vous n’auriez pas connu, ça fait une paire d’années, une jolie blonde plus ou moins chleu qui s’appelait Gretta d’Hambourg ?

Il hausse les épaules.

— Non.

— Le patron de la taule est ici ?

— Non.

— Et vous ne voyez pas qui pourrait me rancarder au sujet de cette gonzesse ?

— Non.

Il ajoute, rogue :

— C’est à cause ?

— À cause d’à cause, je lui réponds, histoire de ne pas le laisser dans une troublante incertitude.

Magnanime, je lui glisse un pourliche honnête et je vais au maître d’hôtel en smok froissé. Le pingouin en question a le front bas, le nez écrasé et une arcade qui le fait vraiment sourciller. Son cas ne laisse place qu’à deux possibilités : ou bien il a fait de la boxe jadis, ou bien il a descendu les trois étages de la tour Eiffel sur la bouille.

Je lui chope une aile, familièrement.

— Vous avez une seconde, cher ami ?

Il prend instantanément l’air réservé du monsieur qui s’est gouré de cinq mille francs en vous rendant la mornifle et qui ne veut pas le savoir.

Je le prends par les sentiments, c’est-à-dire que je lui introduis la physionomie méditative du cardinal de Richelieu dans la main.

Il l’escamote avec une dextérité qui aurait ravi Louis XIII et surtout Anne d’Autriche.

Il ne pose pas de questions, ne marque aucune curiosité, simplement, en échange de mes dix francs il me tend une merveilleuse oreille boursouflée qui serait peut-être comestible pour peu qu’on la croque avec des pickles.

— Avez-vous connu une certaine Gretta, dite de Hambourg, qui faisait de l’emballage ici, il y a deux ou trois ans ?

Le pingouin secoue la tête.

— Non, monsieur le commissaire ! dit-il.

J’en suis sur le prose. Voilà que je suis repéré à c’t’heure !

— Vous me connaissez ? ne puis-je m’empêcher de proférer, soulignant par cette remarque un état de fait indiscutable.

— Je suis le frère à la comtesse !

Pour moi, c’est un trait de lumière. La comtesse était une bistrote réputée de Montmartre qui s’est fait mettre en l’air parce qu’elle becquetait à la grande gamelle. Je fréquentais beaucoup chez elle avant son accident (elle avait eu l’imprudence de se mettre sur le passage d’un chargeur de Mauser).

— T’es Phi-phi-bonne-bourre ?

— Exactement !

— Note que ma question reste valable…

— J’ai pas connu la fille en question, m’sieur le commissaire. Je suis sorti de pension au début de l’année seulement. Vous savez bien que j’étais à Poissy !

— Ah ! bon, excuse…

Cette fois, je suis grillé comme une biscotte dans cette crèche ; vous pensez bien que Phi-phi-bonne-bourre qui a perdu sa frangine à la fleur de l’âge parce qu’elle avait la langue trop longue ne va pas s’affaler sur simple présentation de ma carte ! De plus, il a dû mettre ses collègues au parfum dès mon entrée au Toboggan et ça explique le manque d’enthousiasme du barman.

— À la bonne revoyure, Phi-phi, murmuré-je. J’espère que tu te plairas dans la limonade…

— C’est passionnant, assure-t-il.

Écœuré, je m’esquive. Ma charrette est remisée à vingt pas de là. Au moment où je délourde la portière, une voix harmonieuse me chatouille les trompes d’Eustache.

— Allô !

Je me retourne et j’avise la Martiniquaise du zinc. Elle est sortie sur mes talons et m’a filé le train.

— Vous êtes pressé ? elle demande, mutine, en mettant sa bouche en forme de collier.

— Toujours, rétorqué-je.

— C’est dommage, si vous aviez eu le temps, on aurait pu causer, et…, et tout !

Le tout me paraît trop, mais causer me botte.

— Pourquoi pas ? susurré-je en refermant la porte de mon carrosse. Où allons-nous ?

— Je connais un petit hôtel bien propre !

— Tu me tentes !

Son sourire s’accentue et elle prend l’initiative des opérations. Suivez le guide, comme dit Michelin. On traverse la Street et on prend une impasse au fond de laquelle brille le globe laiteux d’un hôtel énucléé.

Une demoiselle, dont le père n’a certainement pas une écurie de courses, bien qu’elle soit spécialisée dans le bidet, nous loue cinq mètres carrés de solitude pour une somme nordique (comme dit Béru) et je pousse la targette.

La chambre est un vrai nid d’amour. Il y a un divan éventré dans un angle, une carpette trouée à terre, plus un lavabo cassé orné de cheveux et une glace sur laquelle des générations de mouches ont expérimenté l’efficacité des Fructines Vichy, j’oubliais une chaise, style Passe 1924, à laquelle il ne manque que deux barreaux sur trois.

Ma brune me dit alors qu’elle aime les petits cadeaux. Je lui réponds galamment que ça tombe bien car j’aime en faire et, pour lui prouver le bien-fondé de cette réplique, je dépose à proximité de son sac à main le billet de dix francs légers numéro 34684 de la série L.190. La métisse se rembrunit et me demande si je me moque d’elle. Je lui objecte qu’elle avait parlé d’un petit cadeau. Elle rétorque qu’un petit cadeau ne veut pas dire la charité.

D’après elle, tout ce qu’elle peut me faire contre une somme aussi futile, c’est me montrer la photographie de sa grand-mère. Ces délices de Capoue ne me tentant pas, je lui débloque un crédit supplémentaire de deux sacs ; elle les enfouit dans le sien et actionne la fermeture Éclair de sa robe. En l’occurrence, c’est une ouverture éclair. Je la stoppe.

— Écoute, belle Suédoise, j’aimerais mieux qu’on cause…

Elle soupire comme un cœur qui n’a pas tout ce qu’il désire.

— C’est la Gretta qui t’intéresse, hein, chouchou ? me demande-t-elle. J’ai bien entendu quand tu demandais à Roro le barman.

Chouchou convient.

— Tu l’as connue, Gretta ?

— Oui, fait-elle. Une drôle de poule. Pas normale, si tu veux mon avis. Tu es pas de sa famille, au moins ?

— Qu’appelles-tu « pas normale » ?

— Baroque, quoi ! Elle avait comme qui dirait une fourmilière là-dedans…

Et de montrer sa tête crépue.

— C’est vrai ?

— Oui. Mauvaise. Elle parlait à personne. Des fois, elle emballait un type et t’aurais cru qu’elle allait lui arracher les yeux. Les Allemandes, c’est comme ça !

Ce préjugé énoncé, elle croise les jambes, découvrant jusqu’à la limite extrême ses bas couleur pain brûlé et sa peau couleur pain carbonisé.

— Elle fréquentait personne ?

— Personne…

— Pas d’amis ?

— Elle ! C’est tout juste si elle disait bonjour !

Je sors le portrait robot.

— Tu connais ?

Elle bigle.

— Non !

Alors, comment vous expliquer, je me sens révolté par la perfidie du sort qui oppose systématiquement à toutes mes tentatives une fin de non-recevoir. Cette gueule fabriquée commence à me casser les chprountzbitz. Rageur, je déchire la photo et propulse les morcifs à travers la chambrette d’amour.

— T’as l’air en pétard, mon loup, observe Blanche-Neige à qui rien de ce qui est humain n’est étranger.

— Oui, je recherche un type qui me doit de l’argent. C’était un pote à Gretta, j’espérais le retrouver, et puis, tu vois…

— Qu’est-ce que tu aimes ? me demande cette aimable commerçante, redevenant professionnelle.

— Tout, dis-je, mais, en particulier, la blanquette de veau, la truite aux amandes et la cervelle meunière.

— T’es c…, m’assure-t-elle amicalement.

Elle m’énumère plusieurs spécialités de son cru ; toutes plus prometteuses les unes que les autres. Ça va du figuier de Barbarie au berceau japonais en passant par le casse-noisette hongrois et le poinçonneur des Lilas.

— Y a longtemps que t’es dans le quartier ? demandé-je, poliment.

— Assez, j’y ai fait mon trou, quoi !

Je lui décerne les compliments d’usage, ceci afin de ne pas la blesser en ne sacrifiant pas sur son mont de Vénus.

— Tu vois, chouchou, dit-elle, ce qui compte, c’est de se faire une clientèle. Moi, ma veine c’est d’avoir la peau café au lait. Y en a qui aiment, tu peux pas te figurer. Les oppositions, quoi. Je vois mon frère, il refuse du monde à Saint-Germain-des-Prés où ce qu’il est batteur… Les oppositions, je te dis. Les blonds préfèrent les brunes et lycée de Versailles (bigre ! Béru compterait-il parmi ses habitués ?).

Tout en parlant, elle commence à se dépiauter.

Mais c’est mon oignon à moi que je regarde. Il annonce dix heures, en chiffres romains.

— Mince ! fais-je, reste couverte, il faut que je rentre chez moi, j’oubliais un rendez-vous urgent.

— Alors, non ?

— Non, sans façon, ce sera pour la prochaine fois.

Elle fait un piqué sur son sac à main.

— Je rends rien ! déclare-t-elle, farouche…

— Qui te parle de ça ?

Rassurée, elle se relaxe.

— Tu sais, y en avait pas pour longtemps.

— On dit ça. Seulement ça fait comme à la télé. On ouvre le poste pour cinq minutes et on y reste deux heures, même si on te passe un truc sur la fabrication des joints de culasse !

Mouvement ascendant de la fermeture Éclair. Sa robe se referme comme une peau de banane (une peau de banane qui serait à fermeture Éclair, naturellement). Elle ramasse alors les morceaux de photo jonchant la carpette dont la trame est aussi grosse que celle d’une pièce de Labiche.

— Ça fait désordre, explique-t-elle. La semaine dernière, j’ai eu une réclamation du taulier rapport à un client qui avait laissé son pansement dans les draps.

Elle y met brusquement une sourdine.

— Ah ben ça, alors ! murmure-t-elle.

Elle tient un morceau de photo devant son nez d’enfant de mutin.

— Quoi ? croassé-je.

— C’est marrant !

Je zyeute le bout d’image. Il représente le menton, la bouche, un œil du mec.

— Comme ça, je reconnais, fait la fille des savanes en savates.

— Tu reconnais qui ?

— Ce mecton. T’as pas une autre photo de lui ?

Docile, je produis un exemplaire entier du gars. Elle compare.

— Mais oui, c’est lui. Seulement, on s’est amusé à retoucher la photo, hein ?

— Ben…, un peu !

— On l’a vieilli, quoi ! C’est ce morceau de figure qui m’a fait le reconnaître. Là-dessus, on se rend mieux compte qu’il n’a que trente piges…

Triple méduse ! Pourquoi n’avais-je pas envisagé cette éventualité ! Un homme qui participait à un meurtre aussi particulier avait dû prendre ses précautions pour éviter d’être reconnu !

Et mézigue, bonne poire, je m’étais escrimé, comme dirait d’Oriola, à le recomposer tel qu’il m’était apparu.

— Qui est-ce ?

Je retiens mon souffle car je suis suspendu aux lèvres pulpeuses de miss Canne-à-Sucre. Pourvu qu’elle ne fasse pas une embolie avant de parler !

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