Je m’apprête à quitter la cabane Viens-Poupoule lorsqu’il m’arrive une idée sous emballage perdu. Je demande au factionnaire, l’agent Savasse, un bon gros pas bileux au regard de rosière :
— T’as pas aperçu l’ignoble Bérurier ?
— Il fait son plein ! me répond ce volumineux représentant de l’ordre, en désignant la brasserie d’en face.
J’y fonce, la boule rentrée dans les ailes because la pluie fine qui s’est mise à vaser. Le Mahousse est bien là, effectivement. Pas seul : une choucroute monumentale, à deux étages, lui tient compagnie. Il la charge à la baïonnette et pour le bout de moment, il s’est cloqué dans le groin une saucisse chaude qui facilite grandement son élocution.
Le Gros se livre à une triple opération simultanément. Primo, il tente de mastiquer la pièce de charcuterie brûlante ; deuxio, il souffle dessus tout en la consommant pour tenter d’en abaisser la température ; troisio, enfin, il émet la prétention de converser avec moi.
— À è u ain e ou ! dit-il.
Ce que je traduis par : « J’avais une faim de loup ».
Je dois convenir que je suis partant pour une portion.
Je passe ma commande à la serveuse, une ravissante moustachue poilue des jambes et des sourcils qui serait sacrée reine des Six Jours si elle ne louchait considérablement et n’avait une bosse dans le dos.
Tandis qu’on prépare mon plat garni, je fais au Gros un bref résumé de la situation en évitant soigneusement de le regarder pour ne pas me couper l’appétit.
— Cette affaire, Béru, m’est avis qu’elle est mollasse. C’est le genre de fait divers invertébré. Faisons le point, veux-tu ?
— I u eu ! consent le Tube digestif.
— Bon, ça démarre par du flou. On nous signale la présence à Paris d’un espion recherché par les Services ricains. On l’arrête, il se bute. C’est le truc sans grand intérêt. Nous ne savions pas pourquoi il était en France, nous n’avions personnellement rien à lui reprocher… Tu me suis ?
Le Gros est aux prises avec un morceau de lard fumé. Il cherche à plier la tranche en quatre pour tenter de se l’enfourner en bloc dans son clapoir. La tranche de lard n’est pas d’accord. Mais le Gros a fait du judo dans sa jeunesse. Après une lutte de quelques instants, il parvient à placer une clé imparable au lard et à l’engloutir. Mais le lard est rancuneux, le Gros n’a pas songé que le gras conserve la chaleur mieux que le maigre. Il pousse une beuglante affreuse et recrache sa bidoche plus son râtelier resté planté dedans.
— Je m’ai brûlé, dit-il en empoignant son verre de riesling.
Ayant noyé le sinistre, il récupère ses canines en porcelaine et les ajuste dans son tiroir.
— Tu disais, Tonio ?
Allez donc reprendre le fil d’un raisonnement après pareil intermède.
Je me mets à gamberger pour mon compte personnel exclusivement, laissant mon vaillant équipier guerroyer contre sa choucroute.
« Bon, Crakzic se suicide. Par acquit de conscience, le Vieux organise une planque à son hôtel. Effectivement, quelqu’un s’y annonce, Gretta. Elle attend vingt-quatre heures et part en voyage. Des gens la surveillaient, qui — ils l’ont bien prouvé — en voulaient à sa peau. Ceux-ci sont au moins au nombre de trois : le vieux de la sonnette, le jeune qui a poussé Gretta sur la voie, l’homme à la Mercedes.
« En somme, le jeu consiste à les retrouver. De quels éléments disposé-je pour y parvenir ? De deux, a priori : j’ai vu l’un des trois hommes. Et je sais que le trio dispose d’une Mercedes 190. »
— À oi u ense ? interroge l’aimable pachyderme carnivore.
— Je pense, murmuré-je au travers de la fumée qui s’élève en volutes torturées de ma choucroute. Je pense qu’une Mercedes sport ne passe pas inaperçue. Tu vas déclencher une grande opération. Mon chéri, dès que tu seras sustenté, tu vas mobiliser tous les collègues disponibles et vous visiterez les hôtels de Paris, en commençant par les plus importants. Vous me relèverez l’identité de tous les clients possédant une 190 Mercedes. J’ai idée qu’ils ne doivent pas être tellement nombreux.
— Et si l’homme à la Mercedes n’habite pas à l’hôtel ?
— J’y songeais. En ce cas, après les hôtels, vous visiterez les garages…
— Et si le gars n’habite pas Paris ?
— Eh bien ! vous irez en province.
— Et si…
Là, je l’interromps. Quand on lui laisse le crachoir, à Béru, il faut amener un bulldozer pour balayer ses objections.
— Et si tu prenais ma choucroute garnie dans le museau pour te faire taire ! questionné-je.
En ronchonnant, il achève d’engloutir son assiettée.
C’est Montgamin qui est de permanence au labo lorsque je m’y pointe. Vous savez, le grand Montgamin, celui qui a une montre et des idées préconçues.
Ce mec-là, c’est pas un homme, c’est un lapin. Ses gosses, il ne peut plus les compter sans règle à calculer. Ça constitue comme une espèce de signe extérieur de richesse tant il pompe d’artiche aux allocs. Un vrai castor, quoi. Sa maison, c’est pas avec les mains qu’il l’a construite, je vous jure. Il est grand comme un peuplier, mais contrairement à cette noble plante d’appartement, il est duraille de la feuille. Ça lui est resté de la guerre. Un camion de munitions lui a explosé sous le postère. Il est revenu à lui au sommet du clocher voisin ; les gens croyaient qu’il avait remplacé le coq au pied levé. Il aurait pu prendre le bourdon, reconnaissez ; mais il ne l’a même pas entendu sonner vu qu’il avait les deux tympans comme du persil. Depuis, il porte un appareil très compliqué sur les éventails à crapaud avec embranchement sur une dynamo à pédale qu’on lui a scellée dans le nombril. Pour converser avec lui, faut s’y préparer sérieusement : huit jours d’inhalations intensives, massage des cordes vocales et porte-voix électronique. Moyennant ces précautions, il arrive à vous répondre qu’il a bouffé trois croissants à son petit déjeuner quand vous lui demandez son âge. Alors, vous pensez que ses éconocroques, il ne les gaspille pas à aller écouter Aznavour ! Pour lui, l’évasion, c’est un solo de batterie, alors là, il se délecte. Ça lui permet d’évoquer le doux clapotis de la pluie sur un toit de chaume. Sa pléthore de lardons, j’ai dans l’idée que ça vient de son infirmité, justement. Il doit pas entendre sa rombière quand elle lui crie d’aller dire bonjour à son grand-père.
— Salut, Maxime, glapis-je, car il s’appelle Maxime, comme La Rochefoucauld ; ça boume aujourd’hui ?
Montgamin règle le potentiomètre de sa Centrale, me fait répéter douze fois et, avec un grand sourire heureux, m’assure que la pluie ne durera pas car son cor au pied ne le fait pas souffrir, ce dont je remercie la Providence.
Je me place devant une feuille de papier vierge et je dessine tant bien que mal la silhouette de l’homme qui actionna la sonnette d’alarme. J’écris en marge les détails descriptifs. Faut vous dire que Montgamin, c’est pas seulement le roi des allocations familiales, mais aussi celui du portrait robot.
Ce grand sourdingue a un sens particulier qui a remplacé chez lui celui de l’ouïe (la phrase est chantante, non ?). Il sait fabriquer le portrait d’un homme qu’il n’a jamais vu sur simple signalement. Ce turbin est longuet lorsqu’il a affaire à des témoins aux versions parfois contradictoires ; mais quand c’est un as de la poule (je me suis déjà fracturé trois fois le péroné en m’envoyant des coups de latte dans les chevilles) qui dirige ses travaux, alors on est sûr d’obtenir du gâteau.
Faut le voir œuvrer, Maxime ! Il est fait pour procréer, décidément. Il examine mon petit croqueton, puis il choisit dans une boîte de bois blanc une lamelle de verre et la glisse dans une lanterne de projection. Sur un petit écran paraît le contour d’un visage.
— D’accord ? interroge-t-il de sa voix de sourd.
Je fais un signe d’acquiescement.
Montgamin sélectionne une seconde plaque qu’il glisse devant la première. Le tracé de la tête s’agrémente alors d’un nez. Ça n’est pas tout à fait celui de mon gars. Il l’avait plus renflé des ailes ; j’explique cela par gestes à Maxime qui rectifie magnifiquement le tir. Viennent ensuite les châsses, les étagères à mégots, les baffies, les mollusques et les crins.
De temps à autre, je dirige les opérations, mais ce bougre de Montgamin « sent » mon bonhomme. Quand le portrait est reconstitué, je le considère comme étant d’une vérité criante. Mon pote, le constipé des feuilles, prend une photo de ce grand visage mort étalé sur l’écran.
— Cinq minutes ! fait-il en disparaissant dans le cabinet noir où il développe les clichés.
Je grille deux cousues en l’attendant. Son cor au pied ne l’a pas trahi : le soleil est revenu. On entend bramer les petits zoziaux sur les toits. Je pense à la môme Gretta. J’aurais bien aimé la connaître du temps où elle passait son numéro de strip. Au décarpillage, elle devait en foutre un jus, cette chérie. Ça devait faire du dégât dans l’assistance. Les vieux messieurs flanqués de leurs bonnes femmes couvertes de diams et de verrues se farcissaient double dose de digitaline en sortant du cabaret. Quant aux collégiens, après une telle vision, le théorème de Pythagore, vous pensez s’ils s’asseyaient dessus !
— Voilà ! déclare Montgamin en radinant avec deux clichés tout frais.
Il en fixe un au moyen de punaises sur une planche à dessin puis, armé d’un crayon spécial, se met à le travailler artistiquement. J’assiste alors à un phénomène surprenant. Le cliché cesse d’être inerte. Il prend vie, il s’anime. Il devient une véritable photographie et non un portrait fabriqué.
— Arrête, c’est à gueuler ! dis-je au Léonard de Vinci de l’anthropométrie.
— Je ne bois jamais entre les repas, me répond-il.
Il est impossible de se brouiller avec Montgamin. Tout au plus peut-on ne pas s’entendre avec lui ! Je stoppe son crayon magique.
— Parfait ! Parfait ! mugis-je.
J’ai hurlé si fort qu’un gars de l’étage au-dessous radine, croyant qu’on appelle au secours. Je prends le parti le plus sage : celui d’écrire mes instructions à Montgamin. Elles sont brèves :
« Tirer un paquet de photos retouchées et les distribuer dans les différents services, après m’avoir solennellement remis la première. »
Montgamin acquiesce. Il est fier de lui. De contentement, il va sûrement traduire son euphorie à sa bergère, dans ce style concis qui lui vaudra le prix Cognacq un de ces quatre matins !
— Je vous fais porter le premier cliché dans un quart d’heure, promet-il.
— Merci, dis-je, et bravo. Mes amitiés à tes enfants, une caresse à ta femme et bien des choses chez Prénatal.
Là-dessus, je vais écluser un demi en face, parce que la choucroute, c’est comme la graine de radis, il faut l’arroser beaucoup.