CHAPITRE XVI Ce qui s’appelle prendre du bon temps

Coup de grelot à Mathias, dit le fichier vivant, l’homme qui vous fait le portrait parlé d’Adam et qui vous raconterait la vie de votre arrière-grand-père pour peu que vous lui montriez la photo de votre arrière-grand-mère.

— Dis voir, Mathias, le Méhariste, où il en est ?

Une merveille de la nature, ce Mathias. Il se donne même pas la peine d’ouvrir un dossier. Il récite, comme ces mecs qui vous débitent l’Annuaire des téléphones : « Sorti de Clairvaux il y a deux mois à la suite d’une remise de peine pour bonne conduite. »

— Et depuis ?

— Zéro. Il n’a plus fait parler de lui.

— Il est bien triquard, non ?

— Oui, pour cinq piges encore !

— Résidence ?

— Officiellement, Rambouillet… Mais…

Je m’essuie le front avec le combiné.

— Attends, tu me files des vapeurs !

C’en est trop. In petto je salue profondément Pinaud. Si nous parvenons à solutionner cette affaire, ce sera grâce à lui.

— Vous êtes toujours en ligne, m’sieur le commissaire ?

— Et comment. Dis-moi, Mathias, si le Méhariste se tient peinard depuis deux mois, c’est qu’il a trouvé une sinécure. S’il a une sinécure, il veut la garder, donc il souscrit aux exigences de la loi et se présente régulièrement à la gendarmerie de Rambouillet pour faire viser ses fafs ?

— Certainement.

— Donne l’ordre aux archers de le coffrer dès qu’il ira les voir. Et s’ils le rencontrent auparavant, qu’ils l’embarquent et nous préviennent. Même consigne à tous les poulets de Pantruche !

— Bien, m’sieur le…

Je raccroche.

Pour passer le temps (puisqu’il travaille pour moi) je me fais amener le pedigree du Méhariste — ainsi surnommé parce qu’il a servi dans les troupes coloniales, vous l’avez deviné grâce à cette intelligence débordante qui vous a valu un emploi de balayeur aux établissements Latrine. Le monsieur se nomme en réalité Jean Broctasseur. Il a trente-deux ans, une partie de ses dents, une frime de salaud qui ferait frissonner un tigre et une cicatrice au coin de la bouche, ce qui semble élargir démesurément celle-ci. Il a fini ses études dans une maison de correction qui n’a rien corrigé du tout.

Comme états de services, on note une condamnation pour proxénétisme, une autre pour vol qualifié, une troisième pour attentat à main armée. Bref, c’est le chouette panachage des malfrats qui cherchent leur voie, et qui finissent par découvrir (un matin) qu’elle passe par la lunette de la Veuve.

J’aime bien me rendre compte par moi-même du pourquoi du comment des choses, aussi n’hésité-je point à faire le voyage Pantruche-Rambouillet pour renifler de près la vie édifiante du bienheureux Jean Broctasseur, dit le Méhariste.

Comme il me faut toujours un repoussoir (les vedettes sont commako) je réquisitionne l’effroyable Béru lequel sort de sa biture comme une pécheresse sort du confessionnal.

Afin de surmonter son ivresse, il s’alimente. C’est un camembert qu’il sacrifie en holocauste sur l’autel de Bacchus. Un brave vieux calandos de vitrine qui s’échappe de sa boîte par tous les orifices.

— Dis donc, Gros, soupiré-je, il roule sur la jante, ton camembert.

Béru ne se démonte pas.

— Je les aime comme ça ! affirme-t-il.

Et de commenter.

— Qu’est-ce qui compte dans le pain ? La croûte, non ? Eh ben, dans le fromage c’est pareil. J’ai lu un article dans le Réhadère-Digeste comme quoi tout le bon d’un frometon se tient à la surface : les aumônes ; l’auréole micine ; la pénis cilline, tout, quoi !

Je les embarque, son camembert et lui, dans ma chignole et je prends la route de Rambouillet, non sans avoir chargé l’agent Tilhomière de porter au principal Pinaud le flacon de calva tant désiré. Vous le voyez, je respecte mes serments, surtout les serments du jus de pomme (il n’est pas fameux, çui-là, mais il m’a échappé).


Un gai soleil miroite sur les frondaisons verdoyantes de la forêt lorsque nous passons le panneau indiquant que nous nous trouvons sur le territoire où l’élite de la diplomatie mondiale tire sur des faisans républicains. Je vais directo à la Gendarmerie Nationale où l’adjudant-chef Ladanlosse me reçoit avec tous les honneurs dus à mon rang.

Il a reçu le message de Mathias et ses pandores draguent dans les environs avec l’espoir de rencontrer le Méhariste.

Je l’interviewe sur le mec et il m’apprend que l’ex-pensionnaire de Clairvaux s’est réellement installé à Rambouillet où il s’est mis en ménage avec Virginie Lavertu, une fille à la cuisse légère qui fait les beaux soirs des messieurs solitaires de Rambouillet.

Ladanlosse m’apprend en outre que le Méhariste avait trouvé une place de chauffeur chez un nommé Iachev, ce qui n’est pas fait pour me surprendre, ni, je l’espère, pour vous étonner. Je mords parfaitement la trajectoire : ce forban en rupture de geôle vient dans la résidence qui lui est assignée (et il pourrait tomber plus mal !). Il commence par se maquer avec la pétasse du coin. Ensuite il trouve un job chez un patron pas ordinaire (qui se ressemble s’assemble) lequel, découvrant son pedigree, tire parti du personnage pour les besoins de son organisation… Oui ! Je pige ! La brume se déchire !

— L’adresse de la demoiselle, s’il vous plaît ? dis-je brusquement.

L’adjudant-chef compulse un carnet fortement moleskiné dans lequel il inscrit ses dépenses, des recettes de cuisine et les numéros des dixièmes de billets de loterie nationale achetés en participation avec son supérieur hiérarchique et son subordonné le plus direct.

La fin du carnet-fourre-tout a été aménagée en répertoire. Il ouvre à la lettre « L » et déclame d’une voix de baryton-constipé dont certaines inflexions rappellent Chaliasexe :

— Lagenouille ; Lavertu… Voilà, voilà…

Étant presbyte de naissance et presbytérien de religion, il recule le carnet pour mieux lire.

8, rue Nico… Nicola… Nicolai…

« Je vous demande pardon, commissaire, c’est un tréma ou des crottes de mouche, là, au-dessus du I ?

— Un tréma !

— En somme, ça donne Nicolaï ?

— Indubitablement, et je vous remercie.


La rue Nicolaï est peu passante, ce qui fait qu’il n’y passe pas grand monde. Elle mesure vingt-cinq mètres de long sur deux de large. Le 8 est un ancien magasin de photographe, lequel photographe a dû faire faillite car les noces ne pouvaient s’engager dans sa voie étroite. Une entrée le flanque. Au fond d’un couloir ombreux s’amorce un escalier de bois recouvert de linoléum. Les marches ululent sous le poids de Bérurier. L’unique porte de l’unique étage porte une inscription à la peinture :

Virginie Lavertu
Manucure

Elle a une drôle de façon de faire les pognes, Virginie. D’ailleurs, je dois à la vérité de signaler qu’un client facétieux a biffé à la craie le premier « i » de son prénom pour y substituer un « e », lequel, bien que muet, dit assez bien ce qu’il veut dire.

Nous frappons trois petits coups discrets afin de mettre la rosière en confiance. Un silence résolu nous répond. J’insiste une fois, deux fois, trois fois, et, personne ne poussant les enchères, j’adjuge la serrure à mon sésame.

C’est un amuse-gueule pour cet instrument breveté S.G.D.G.

Nous voici dans un vestibule décoré de photos galantes.

— Y a quéqu’un ? s’informe Béru que l’endroit émoustille.

Mais y a toujours personne. La visite des lieux est rapide. L’appartement ne comporte qu’une cuisine-salle d’eau (l’évier et un violon de faïence composant la seconde partie du mot composé) et une chambre bourrée de japoniaiseries. Le lit en a vu de dures (de même que des vertes et des pas mûres), il est incurvé en son milieu comme si Bérurier y avait passé trois ans de convalescence.

Quelques livres de chevet (dont les titres garantissent la profondeur psychologique : « Introduction de ma vis dévote » avec illustrations en couleurs et hors-textes en caoutchouc, « Le garde champêtre amoureux » ; « Mouille ton doigt pour tourner la page », etc.) s’empilent sur la cheminée.

Je note que la chambre est en ordre, très propre, avec juste ce qu’il faut de poussière pour qu’on puisse dessiner des cœurs sur les meubles.

— C’est un vrai nid d’amour ! roucoule ce vieux coucou de Béru avec délectation. J’y passerais bien un véquende, parole !

Il dépose ses Bayonne entre les bras d’un fauteuil placé face à l’armoire à glace (pour la commodité des plans kinescopés) et y mire sa face apoplectique avec une certaine complaisance, poussant le narcissisme jusqu’à arranger en forme d’accroche-cœur la mèche poisseuse qui orne son front.

— Tu trouves pas, murmure-t-il, que je ressemble à Napoléon ?

— Tout au moins à son dargeot, consens-je.

J’ouvre l’armoire, arrachant ainsi l’aimable reflet de Béru. Dans ce fauteuil, le Gros ressemble plutôt à un roi fainéant (au plus cossard de tous). Dans le meuble transformé en penderie, je déniche quelques robes, un manteau minable, ainsi qu’un complet et un imperméable d’homme. Geste doucement professionnel : je fouille les poches proposées à ma cupidité policière. Dans celles du complet, je déniche un mouchoir dont usa une personne enrhumée, de la monnaie menue, deux cigarettes américaines et un stylomine. Celles de l’imper ne recèlent qu’un gant de peau. Je l’examine attentivement et, par acquit de conscience, je cherche son frangin, mais en vain. Le Gros qui suit mes faits et gestes intervient :

— Tu le reconnais pas, ce gant, San-A. ?

C’est pour moi un trait de lumière.

— Sapristi ! C’est le jumeau de celui que nous avons trouvé sur la voie ferrée le jour de l’attentat ?

— Que « j’ai » trouvé ! précise Béru.

Je glisse l’étui à salsifis dans ma poche. Voilà qui peut devenir une pièce à conviction capitale pour inculper le Méhariste de meurtre.

— Où en sommes-nous, maintenant ? demande mon collègue en curant son oreille avec une allumette d’un geste gracieux.

En attendant ma réponse, il considère le résultat de ses fouilles à la lumière du jour et le dépose soigneusement derrière le revers de sa veste.

Je suis en arrêt devant la cheminée. Elle est surchargée de photos de famille. Tous les ascendants de la môme Virginie sont là, au complet, à la regarder soulager l’humanité souffrante. Il y a ses grands-parents, ses parents, un militaire qui doit être son frère, une vieille à bésicles qui devrait être sa tante Eulalie, et puis Virginie soi-même, à moult époques de sa p… de vie. Elle sortant de l’école. Elle photographiée aux côtés d’un berger allemand, puis au bras d’un Allemand (sous-officier s’il vous plaît ! ça pose !). Virginie en gendarme (cliché de fête foraine) ; Virginie à Paris, sur les boulevards. Toute sa famille réunie a l’air bien heureuse de lui voir faire son chemin, à cette petite. Et les messieurs qui se succèdent ici sont très contents d’avoir l’approbation des parents. L’amour en famille, c’est ce qu’il y a de mieux. Ça leur fait du bien de voir le culte de Virginie pour les siens.

Ils ont le sentiment délicat de s’intégrer à une communauté. Ce sont les gendres putatifs du couple honnête, aux regards émouvants braqués sur l’objectif, dans l’attente du petit oiseau.

— Toi, fait le Gros, émerveillé, tu penses à quelque chose.

— Moi, oui ! dis-je en empochant l’une des photos de la môme Lavertu.

— Elle est plutôt tartignole, non ? fait Béru en s’approchant. On dirait qu’elle louche, ou alors c’est un reflet dans ses lunettes ?

— Ça ajoute à son charme, dis-je. Ceux qui grimpent ici sont honorés par ce strabisme convergent, ils mettent ça sur le compte de l’extase. Bon, on y va !

— Où ?

Je n’ai pas l’heur de lui répondre. Un bruit caractéristique se fait entendre sur le palier : celui d’une clé fourrageant dans la serrure. Le Gros va pour me faire remarquer la chose mais je le stoppe en mettant un doigt devant ma bouche.

Je lui désigne un recoin, entre l’armoire et le mur, il s’y blottit. Moi-même je me plaque contre la cloison. Il n’est que temps : un pas retentit dans le vestibule. La porte de la chambre s’ouvre, une silhouette paraît. Je reconnais, bien que ne le voyant que de profil, le Méhariste. Il tient une valise qu’il jette sur le lit. C’est le moment que je choisis pour intervenir. D’ailleurs, il n’est que temps, car le gredin a éventé une présence et se retourne. Il prend ma cacahuète number one au menton. En guise de flocons d’avoine, je vous la recommande pour-quand-vous-z’avez-du-monde. Travail propre, sans bavure. Monsieur a les genoux qui font le casse-noix et sa tête dodeline. Le Gros, qui a toujours son mot à dire dans les grandes circonstances, profite de ce que notre homme est à sa portée pour lui filer la manchette complémentaire sur la glotte.

Cette fois, le Méhariste va au parquet.

Je le ramasse et l’étends sur le lit auprès de sa valise. Voyez menottes ! Pendant qu’il cherche à faire surface, j’explore ses fouilles. Il trimbale en guise de scapulaire un Béretta pour grande personne qui collerait la jaunisse à un quincaillier.

Je me l’approprie. Mon exploration se poursuit, systématiquement. Mais je ne découvre rien d’intéressant sinon un solide paquet d’artiche (plus de quatre cents laxatifs !). J’ouvre la valise : elle est vide. Vraisemblablement, môssieur venait chercher ses frusques.

— On l’emmène ? demande le Gros.

— Pas tout de suite, je trouve qu’on est rudement bien ici pour parler, cet appartement incite aux confidences…

— Et si la gonzesse arrive ?

— T’occupe pas ! Tu as tes menottes ?

Il me passe son cabriolet grand sport, aux chromes rupinos.

J’opère alors un aimable turbin. Je délace les godasses du Méhariste, ensuite, ses chaussettes, et je fais passer ses nougats entre les barreaux du lit. Je les maintiens hors de la couche grâce aux menottes de Béru. Je biche les ficelles d’un rideau et j’attache ma victime au sommier. Il est incapable de faire un mouvement. Un long soupir s’exhale de sa poitrine car il commence à débarquer de son nuage.

— C’est formide, murmure Bérurier.

— Quoi ?

— Le milieu, vois-tu, n’est plus ce qu’il était. Les malfrats de nos jours ne se refusent rien : regarde çui-là, par exemple : eh bien ! il a les pieds propres ! Y a vingt ans, t’aurais jamais vu ça !

Le Méhariste bat des cils, ouvre ses jolis yeux et une lueur faisandée y brille.

— Alors, annoncez la couleur, fait-il d’un ton hargneux.

Je lui montre ma carte, conscient de ce qu’aucune parole ne peut remplacer le concret.

— Et alors, quoi ! murmure-t-il, un chouïa moins belliqueux, j’suis en règue !

— Avec ta conscience, peut-être, car elle est du genre accommodant ; mais pas avec bibi, mon gars. Et si j’ose cette métaphore hardie : maintenant que tu es étendu, il va falloir t’allonger !

— Quoi ?

— Personnellement, je t’accuse de meurtre et de tentative de meurtre. Avec ton casier qui déshonorerait des gogues publiques, tu y vas du cigare, c’est couru !

— Qu’est-ce que c’est que ces giries ? J’suis pas dans la course !

— Pourtant, avec tes dons de chauffeur, tu pourrais participer à la compétition, bonhomme !

— Mais…

Il la boucle, car Béru vient de lui cloquer un ramponneau sur mesure ! La lèvre inférieure du truand éclate.

— Ça va t’apprendre à la fermer ! grogne le Gros.

— Permets, dis-je à mon pote, moi, je tiens à ce qu’il l’ouvre, au contraire…

— J’ai rien à dire ! fait le Méhariste plein d’une farouche conviction.

Je cligne de l’œil au Michelin de service. Béru, qui sait lire sous une paupière mi-close, sort son briquet fumeux et en promène la flamme sous la plante des pieds du mec. Il pousse un si bémol galvanisé dont l’écho se répercute dans l’appartement.

— On va mettre la radio, dis-je.

Cette fois, le Méhariste pige qu’il est bon pour le sévice.

Tandis que le Philips chauffe, je lui donne des précisions.

— Tu comprends, gars. Ici, on n’est pas à la grande turne ; on peut se permettre toutes les fantaisies. On va donc te bricoler jusqu’à ce que tu t’affales. Après quoi, on se tire et les gendarmes viennent te cueillir. Ils feront un rapport comme quoi tu as été victime d’un règlement de comptes, et les accusations que tu porterais éventuellement contre nous se retourneraient contre toi, c’est d’une simplicité enfantine.

— Je sais rien !

Je lui montre son gant.

— Voici un gant qui t’appartient, c’est facile à prouver. Or, il forme une chouette paire avec celui que tu as paumé sur la voie ferrée le jour du meurtre !

Il verdit un brin, le Méhariste. Il commence à penser qu’il y a des ratés dans son horoscope !

— Tu ne sais toujours rien ?

— Mais non, ma parole ! D’abord, ce gant n’est pas à moi !

— O.K. ! Tu peux y aller, Béru !

Le Gros n’attendait que ça ! Heureusement, la radio joue en ce moment du Wagner. C’est de la belle musique, moi, je vous le dis. Et on ne peut pas rêver mieux en fait d’accompagnement.

Remarquez : c’est pas du Wagner qu’il chante, le Méhariste, pour être juste. C’est du Brame ! Il a une voix de basse qui foutrait le cafard à Armand Mestral. Quand il a bien chanté, je fais signe à mon évêque Cauchon d’interrompre sa partie de grill-room. Je n’aime pas l’odeur du porc brûlé ; ça soulève le gentil petit cœur de votre San-Antonio, mes chéries !

— Écoute, Méhariste, je susurre, je veux pas t’ennuyer avec trop de questions ; la réponse à une seule me suffira : où sont planqués les autres membres de la bande des chauves-souris ?

Mais il répond pas. Il est vert billard, le souteneur de miss Lavertu. Et il sue comme le calandos de Bérurier.

— J’ai mal, halète-t-il… Oh ! J’ai mal… Je souffre !

Il se tord.

— Fais pas ta femmelette, une petite brûlure, c’est pas la mort d’un homme !

En tout cas, cela semble bien être celle d’un foie-blanc de son gabarit. Il suffoque. Je remarque que son visage est comme vernissé.

Bonté divine ! Ce ne sont tout de même pas les gâteries de Béru qui l’ont mis dans cet état, ou alors il est cardiaque, le big !

— Ben quoi, t’as fini ton circus ? protesté-je.

Mais il fait pitié. Je lui soulève une paupière et j’examine sa cornée.

— Bon Dieu ! glapis-je, ils t’ont empoisonné, tes camarades ! Quand tu as eu liquidé mon inspecteur, ils ont pensé que ça pouvait tourner au vinaigre pour toi et ils ont pris leurs précautions…

— Dans le ventre ! Ça me griffe… Des griffes !

Le Gros en est tout indécis.

— Il joue la Dame aux bégonias ou quoi ? me fait-il.

Je lui désigne le masque ravagé du Méhariste, la sueur qui emperle sa peau plombée.

— En tout cas, c’est bien imité !

L’autre agonise bel et bien.

— À boire ! À boire ! gémit-il.

— Passe-lui un verre de flotte ! enjoins-je à Béru.

Compatissant malgré tout, il obéit et pousse la sollicitude jusqu’à faire boire le mourant. Une grande détresse m’envahit.

— Écoute-moi, Méhariste, ces salauds sont plus dangereux que tous les meurtriers de ton espèce. Il nous faut leur peau. C’est capital. Dis-nous où ils sont et on te vengera !

Sa bouche est toute rentrée. Il ferme les yeux.

— Hôtel des…

— Hôtel des quoi ? Dis vite, mec, vite !

— … Des Fleurs…, à Saint…

Il se tait. Je lui bassine les tempes avec un linge mouillé.

Il rouvre alors les yeux et son regard, je vous prie de le croire (d’ailleurs, si vous ne le croyez pas, que voulez-vous que ça me fiche ?) est pathétique.

— Saint-Germain…

— Des-Prés ?

— Non ! En…, en…

— En-Laye ?

Un battement de paupières me répond.

Il articule encore :

— Gaffe… Le patron… est leur copain…

Cette fois, il perd connaissance.

— Va prévenir un toubib ! dis-je à Béru, on ne peut pas laisser canner un homme de cette façon !

— T’es pas louf ? rétorque irrévérencieusement le Gros. Je serais pas au coin de la strass qu’il aura viré sa cuti. Il est déjà dans le coma, le frère !

Il a raison, on ne peut plus grand-chose pour le Méhariste. Décidément, la bande des chauves-souris a une prédilection pour le poison.

— Allez, on file ! dit Béru en récupérant les deux paires de menottes.

— Ça me chiffonne de le laisser tout seul !

L’Enflure s’en mouche dans ses doigts.

Il essuie ceux-ci au couvre-lit et explose :

— Tu vas pas le chialer, non ? T’oublies qu’il a voulu buter le Pinaud et que not’ pauv’ cloche est à l’hosto à cause de lui. Est-ce qu’on lui tient la main, à Pinuche, hein ? Alors, suffit !

Bien qu’étant le chef de Béru, je me rends à sa démonstration.

Bibendum a raison : on a mieux à faire qu’à réciter la prière des agonisants au chevet d’une pareille ordure.

C’est dur d’être impitoyable, pourtant, il faut savoir se dominer. Vivre, c’est passer outre !

Le sort nous prend en pitié, le Méhariste et moi, car mon malfrat rend à Dieu son âme aussi blanche que l’anthracite de la Ruhr.

Je lui clos les châsses avant de filer parce que, voyez-vous, j’ai toujours eu de bonnes manières. Question d’éducation, Félicie vous le dira !

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