CHAPITRE XIII Ce qui s’appelle prendre un coup de vieux

Il est dix plombes du soir. On s’est cogné un petit gueuleton gentillet, le général et moi. Quand on vous dira que les Ricains n’entendent rien à la tortore, vous n’aurez qu’à hausser les épaules. Tu parles ! J’sais pas s’il s’y connaît en stratégie militaire, l’homme aux étoiles, mais je peux vous affirmer qu’en stratégie culinaire il est de première. Vous voulez le menu ? Consommé de volaille. Risotto de fruits de mer. Poularde à l’estragon. Fromages. Fruits rafraîchis ! Le tout arrosé d’un Sancerre (qui s’use dès que l’on s’en sert) et d’un juliénas villages qui est bien de son pays !

Pour montrer à ce passeur de revues que je suis un garçon qui a de la conversation, je lui ai narré mes principales enquêtes — y compris celles qui se déroulèrent en Amérique — et, sur ma lancée, j’en arrive naturellement aux histoires drôles inhérentes à toutes les fins de bons repas.

Je lui raconte celle du monsieur que sa femme trompe parce qu’il fait de l’éléphantisme ; celle du paysan qui avait pris un laxatif au lieu de prendre le train ; et j’attaque l’histoire de la péripatéticienne ayant provoqué l’arrêt du culte lors d’une messe noire en Nouvelle-Guinée lorsque ça se produit.

Faut vous dire qu’avant de prendre place à la table de ce haut personnage (il mesure 1m80 sans talonnettes) j’ai vérifié la mise en place du cordon policier. Autour de la baraque il y a un pandore tous les quatre mètres, avec lampe électrique, sifflet à roulette et pistolet à amorce. À chaque angle, des spécialistes ont installé un projecteur prêt à inonder de lumière la propriété dès la moindre alerte et, comme prévu par le Vioque, deux voitures de la poule se relaient pour draguer les abords. Bref, une anguille peinte en noir et enduite de vaseline ne pourrait franchir un tel barrage.

Et pourtant, je vous le répète, « ça » se produit. Du chouette, du gratiné ! Une série d’explosions puissantes.

Le général cesse de rigoler et moi de lui dévider des couenneries. On se lève simultanément ; on se regarde ; on blêmit de stupeur ; puis, avec ce courage indomptable qui a fait de la France le pays de Jeanne d’Arc et de l’Amérique celui de Mme la générale Motor, nous nous précipitons à l’extérieur.

Ce sombre drame éclaire la nuit à Giono, car le toit est en flammes. Ainsi, le mort a tenu parole. À l’heure dite, il y a eu un attentat contre le domicile du commandant général des forces atlantiques !

Les poulardins s’activent avec des échelles et des extincteurs de fortune en attendant l’arrivée des pompelards. Je me précipite sur l’adjudant Povrecé lequel dirige les opérations du geste et de la voix.

— Que s’est-il produit ?

— Je ne sais pas, monsieur le commissaire. Nous n’avons absolument rien remarqué d’insolite. Les détonations se sont produites brusquement… Tout était calme. La voiture numéro 2 venait de faire le tour de la propriété avec un projecteur…

— On a dû « tirer » les bombes ! fais-je afin de les propulser de loin.

— Impossible, monsieur le commissaire. Même avec de simples frondes on n’aurait pas pu, voyez, devant la façade incendiée il y a un rideau d’arbres…

— Personne dans les arbres ? Supposez qu’un type s’y soit caché ce matin par exemple et y ait passé la journée ?

— Non, monsieur le commissaire, j’avais songé à cette éventualité et mes hommes étaient grimpés jusqu’au faîte de chaque tilleul…

— En somme, râlé-je, c’est un mystère ?

— J’allais le dire, monsieur le commissaire.

— Envoyez-moi les patrouilleurs.

— Tout de suite, monsieur le commissaire.

Il s’éloigne. L’incendie commence à être jugulé. Les pompiers qui radinent n’ont pas à déployer le grand dispositif pour noyer les braises. Les dégâts se soldent par un morceau de toit à remplacer et une façade à recrépir.

Le général a regagné son salon et vient d’allumer un cigare long comme une queue de billard. Il est pensif, soucieux. Je le regarde à la dérobée, comme un pickpocket, en me demandant ce qu’il peut bien penser des services policiers français en général (c’est le cas de le dire) et du commissaire San-Antonio en particulier.

Là-dessus les deux poulets de la voiture pie s’annoncent.

— Il paraît qu’au moment des explosions vous veniez de contourner la propriété ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Et vous n’avez rien remarqué d’anormal ? Pas de passant attardé, pas de bruits bizarres ?

— Rigoureusement rien ! m’affirme l’un des poulardins avec un geste de véhémente dénégation et l’accent de la Saône-et-Louèrre ! Je me servais du projecteur mobile de l’auto (également mobile) qui a un grrrand rayon d’action. Tout était très calme. Même que j’ai dit à mon collègue Verduraz, ici présent, « Verduraz, cette nuit me rappelle ma nuit de noces ».

Je contemple Verduraz. Il a tout ce qu’il faut pour faire un poulet d’élite : un regard vide, des épaules pleines, de l’impétigo et la médaille d’aluminium des futurs anciens de la prochaine dernière.

— Si quelqu’un avait été tapi dans un fossé, par exemple, suggéré-je, il aurait échappé à votre sagacité et dès que vous auriez été passés il aurait pu lancer ses grenades incendiaires contre la maison.

— Mais non, dit Verduraz. D’abord y a pas de fossé autour. Et puis y a le mur… Et puis les arbres… Et puis…

Et puis m… !

Je ne sais plus qu’objecter.

— Un avion n’a pas survolé le pays au moment du… ?

— Non !

Les deux flics se disent que j’ai trop bouquiné les albums de Tintin et que ça m’est monté au grenier. Effectivement, je ne vois guère un avion balançant de petites bombes ridicules en pleine noye sur un pavillon précis. Je disais ça pour parler, parce qu’il faut bien causer, n’est-ce pas ?

— Très bien, merci !

Ils joignent les talons, portent leurs appareils à attraper des engelures à leur képi et disparaissent. Le général s’est dissimulé derrière un rideau de fumaga bleue, très odorante. Ses barreaux de chaise, il les fait venir de La Havane, c’est recta.

— Vous semblez très beaucoup désemparé, dear ? remarque-t-il.

— Avouez que cela est déroutant. Vous avez vu les dispositions qui ont été prises ? Cet attentat est vraiment inexplicable et je me demande si nous ne serions pas les victimes d’une invention nouvelle…

— Les inventions nouvelles sont plus beaucoup meurtrières, assure Bigboss qui en connaît un brin (un brin trust puisqu’il est amerlock) en la matière.

Il a raison.

— Je regrette beaucoup, mon général. Et je vais vous demander la permission de me retirer. Bien entendu, mes hommes demeureront ici.

— Oh ! ce n’est pas la peine ! ironise l’officier supérieur.

J’en prends plein mon mouchoir ! On se fait le shake-hand et je les mets, plus penaud qu’un marchand de voitures d’occase qui se serait laissé cloquer une trèfle en croyant que c’est la Cadillac de l’année.

Je vais tuber mon échec au Vieux. Avant qu’il ne s’extériorise, je le préviens que j’en ai marre et que je suis prêt à prendre un engagement de dix ans dans le corps d’élite des garçons laitiers. C’est lui qui me Dop-dop au lieu de me passer un shampooing.

— San-Antonio, lorsqu’on est un homme de votre valeur, avec un brillant passé et un avenir plus brillant encore, on ne doit pas s’avouer vaincu.

Je raccroche avec comme des lambeaux de Marseillaise dans les cornets.


Le lendemain matin, en arrivant au bureau après une nuit d’insomnie, je trouve Pinaud en grande conversation avec un type maigre et long qui doit se tailler des chemises de nuit dans des fourreaux de pébroque.

Mon vaillant collègue fait les présentations.

— M. Scalpel, l’adjoint du docteur Putride, de l’institut !

Mince ! Un académicien m’envoie des estafettes alors que ça n’est pas même mon anniversaire !

Mais le maigre dissipe ce malentendu en complétant :

— … de l’institut médico-légal !

Je lui tends la main, et à ma grande stupeur il la serre sans la disséquer.

— C’est à quel sujet ? demandé-je.

Il puise dans sa poche une enveloppe de papier entoilé.

— Le docteur Putride a procédé à l’autopsie de l’homme que vous lui avez adressé hier…

— Iachev ! dit Pinaud.

— Mais, fais-je, surpris, je n’avais pas réclamé d’autopsie !

— Ah ! bredouille Scalpel, le docteur a cru… Toujours est-il qu’il a découvert que le décès était dû à une absorption de cyanure…

— Merci pour la découverte, grincé-je, lourd d’amertume.

— Il a aussi trouvé ceci dans l’estomac du défunt !

Et de tapoter négligemment l’enveloppe.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un papier…

— Un papier, dans l’estomac !

— Il l’avait avalé une heure environ avant de mourir. La digestion a commencé de…

Je n’écoute plus. Frénétique, j’éventre l’enveloppe. Dans une pochette de cellophane je trouve un petit rectangle de papier verdâtre que le médecin légiste a déplié de son mieux. Des caractères imprimés se distinguent encore un peu ainsi que d’autres, manuscrits, mais le texte en lui-même est illisible.

Je file le document à Pinaud.

— Porte ça au labo, qu’ils le déchiffrent d’urgence.

— Vous n’avez plus besoin de moi ? demande Scalpel.

— Non. Remerciez le toubib de ma part ; son initiative nous permettra peut-être d’aboutir dans une affaire particulièrement embrouillée.

Lorsque le filiforme est parti, j’exécute quelques mouvements gymniques. Ma parole, je me sens rajeunir tout à coup !

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