Deux jours passent sans apporter quoi que ce soit de nouveau. Franchement, je suis déçu. Il est rare qu’une enquête piétine quand c’est le fameux San-Antonio (laissez-moi me dorer la pilule, je paie les frais) qui la dirige. Le Vieux fait une gueule qui flanquerait des cauchemars à une couvée de crocodiles.
Le matin du troisième jour, comme on dit dans l’Évangile, au moment où je radine at the poultock house, Bombard, le plancton, me dit, l’air gêné : « Le patron vous attend ».
Si le Vieux m’attend, c’est qu’il est en plein suif. Et quand il est mal luné, il vaut mieux ne pas le laisser mijoter dans sa bile.
Je saute dans l’ascenseur hydraulique. J’aurais meilleur compte de grimper à pince, because l’appareil n’est pas très nerveux, mais quand on prend l’ascenseur pour l’échafaud, on a plutôt envie de se faire la malle (Louis pour les dames).
— Ah ! vous voilà, commissaire !
Bigre ! C’est plus grave encore que je ne l’imaginais. Lorsque le Vieux me donne mon titre, c’est qu’il est prêt à me le reprendre.
Il se tient debout contre le radiateur — sa position favorite — dans un strict garde-à-vous. On dirait un mec s’apprêtant à morfler une douzaine de pralines dans le baquet. Style droit au cœur mais épargnez la frite !
— Oui, chef, m’enhardis-je ; me voici.
Vous savez que j’ai toutes les qualités, plus un nombre intéressant de défauts plus agréables les uns que les autres. Seulement, je ne suis pas particulièrement patient et quand un gnace veut me chambrer avec des airs d’avoir l’air de quelqu’un d’important, même s’il s’agit de mon supérieur rachitique, comme dit Béru, je suis prêt à l’envoyer se faire considérer chez les Grecs.
— Vous m’aviez promis un dénouement rapide, bave le Vieux…
J’attends la suite, la narine plus pincée qu’une cuisse de serveuse, le regard fixe.
— Et je ne vois rien venir, conclut amèrement le roi du bigoudi adhésif.
Il se prend pour sœur Anne, le cher homme.
— Patron, je…
Du moment que je proteste, il est partant pour la controverse.
— Vous quoi ? tonne-t-il. Vous laissez bousiller à votre nez et à votre barbe une fille que je vous ai chargé de filer… Et vous êtes incapable de retrouver ses agresseurs ! Tous les matins, un délégué de l’ambassade américaine me téléphone pour me demander où en est l’enquête, car ces messieurs ont une sacrée dent contre feue fräulein Gretta et sa bande, je vous en réponds.
— Je regrette, patron, mais j’ai pris toutes les dispositions pour aboutir à un résultat. Nos hommes ont visité les hôtels et les garages de Paris afin de dresser la liste des gens possédant une Mercedes 190. L’emploi du temps des personnes en question a été soigneusement épluché. Pas une n’a pu tremper dans l’attentat du train. D’autre part, le portrait robot de l’individu qui actionna le signal d’alarme a été diffusé dans toute la France et à l’étranger : rien ! On dirait que ce type s’est évaporé ! L’auto aussi… Tout ce que je peux faire, c’est vous donner ma démission.
— Ah ! oui.
Entre nous et la ligne bleue des Vosges, le coup de la démission, c’est du bidon. Lorsque le boss rouscaille trop, je lui lance ça au portrait et il se radoucit illico. Eh bien ! cette fois, je suis marron. Loin de se déculotter, il fait sceller son bourrin de bigorne à la cire à cacheter et l’enfourche.
— Vous trouvez que c’est le moment de tenir ce langage, San-Antonio ? La démission ! Belle mentalité, bravo, c’est facile !
Il me fond dessus comme une vieille fille incasable sur une annonce matrimoniale, me prend par le revers, passe son médius dans le trou de mes futures décorations et me dit :
— Comment pouvez-vous avoir une pareille réaction, mon pauvre ami ?
Ça y est. Voilà que je redeviens son « pauvre ami ».
— Vous n’avez donc pas lu les journaux ?
— Non, pourquoi ?
Il émet un ululement de chouette.
— Ah ! bon, ajoute-t-il, méphistophélique en diable ! Alors, je conçois votre calme.
Et de lâcher mon revers pour empoigner une pile de baveux sur sa table.
— Lisez !
— À quelle page, chef ?
— Oh ! en première. Nous nous offrons la « une » sans hésiter, au diable l’avarice !
Je mate le premier canard. Un titre sur trois colonnes me neutralise les méninges. Je sens mes cellules grises qui font la colle comme des grains de caviar.
Le vieux dabe jubile vachement, je vous en réponds. Mon air siphonné le ravit.
— Mon cher, lance cette peau de ruminant, vous devriez lire les journaux avant de prendre votre service, un policier de votre mérite a besoin d’être au courant de l’actualité.
Si j’étais moins époustouflé, je vous parierais n’importe quoi contre autre chose que je lui ferais boire le contenu de son encrier, histoire de lui donner des couleurs.
— Lisez, lisez ! invite le cher homme.
J’obéis, non pour obéir, mais parce que la curiosité me démange tellement que je vais devoir me passer de l’onguent gris si je ne l’assouvis pas immédiatement.
« Un attentat de grande envergure a mis en émoi…, etc. »
En bref, des bombes à retardement ont été disséminées par ce que les tartineurs à gages appellent « des mains criminelles » au sommet du pavillon de l’ambassadeur. Les dégâts matériels sont très importants. On ne déplore heureusement aucune victime… Mais l’effet psychologique, tant dans la nation qu’à l’étranger… Vous mordez le laïus ?
Les premières constatations plongent mes collègues de la D.S.T. dans l’affliction la plus totale car ils n’ont pu dégauchir aucun indice. Tout ce qu’on sait, c’est que les engins explosifs furent déposés sous les toits. Des mesures de sécurité vont être prises par le ministre de l’intérieur et son tailleur pour garantir dorénavant le machin-chose du truc… Bla-bla approprié, quoi ! Le type qui a pondu ce papelard a réussi à n’employer que des adjectifs et à les écrire en majuscules.
Je plie soigneusement le journal en quatre.
— Alors ? fait sardoniquement le Vieux.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que cet attentat a un rapport avec mon enquête ? je demande froidement, en m’abstenant de lui cracher à la figure.
— Il ressemble comme un frère aux exploits figurant sur le curriculum de Gretta Konrad.
— Gretta a été assassinée, monsieur le directeur, vraisemblablement par des gens qui n’étaient pas d’accord avec ses… heu !… travaux ! Pourquoi déduire, en ce cas, que ses meurtriers poursuivent sa sale besogne ?
Il a l’argument le plus inattendu qu’on puisse attendre de ce monsieur distingué, manucuré, éduqué, posé et déterminé.
— Je le sens ! fait-il.
En toute simplicité. Il le sent, ce forcené du Purodor. Vous entendez ! Il le sent.
Moi, je pense que, en fait, il ne se sent pas bien lui-même.
— Et vous voulez que je m’occupe de cette affaire ?
— Oui, mais officieusement. Le F.B.I. tient à enquêter et nous aurions mauvaise grâce à refuser. Je dois vous dire, pourtant, mon bon ami…
Tiens ! je reprends du galon, les mecs. Cette fois, je suis le bon ami. Faut que je les mette, sans quoi, dans une heure on s’appellera chéris tous les deux.
— Je dois vous dire qu’il ne me déplairait pas de vous voir arriver premier au poteau.
Le prestige ! Toujours la gloriole, la dorure, l’auréole ! Pour un bout de ruban, une photo dans France-Soir ou pour lire leur blaze sur une coupe simili-argentée, les hommes sont capables de tout et, qui pis est, de n’importe quoi !
Bon Dieu ! Il faudra bien, pourtant, qu’un jour quelqu’un leur dise que ça n’est pas ça un idéal, que ça n’est pas ça un but !
Il faudra bien qu’on finisse par le leur donner, le mode d’emploi de ce jouet qu’est la vie, puisque depuis des siècles qu’ils le tripatouillent, ils ne sont pas encore parvenus à s’en servir convenablement !
Tout le long de notre sacrée route, on rencontre des mecs qui nous disent « Lève-toi et marche ! » Et éternels Lazare nous obéissons. Pauvre Lazare ; il a dû en avoir sec lorsqu’on l’a tiré du grand repos pour le restituer à la bande de gougnafiers. Il était peinard dans son linceul ; tranquille comme Baptiste, si je puis dire. Et voilà qu’on le sort des toiles ! Lève-toi et marche ! Il n’est question que de ça en ce triste monde : marcher ! Vive les cordonniers ! Marchons ! Marchons !
On nous joue des marches ! Et en avant marche ! Ils n’ont pas encore pigé que la terre est ronde et que, à force de marcher, on revient fatalement à son point de départ. Quand on y revient ! Et ça devient tellement duraille d’y revenir, que quand on y revient, ben on n’en revient pas d’y être revenu ! Marchons ! Marchons ! Et ça se chante ! Pourtant, en définitive, qu’est-ce qui a eu le dernier mot, hein ? Lazare ! Textuel ! On parle de sa résurrection, mais jamais de sa mort, de la deuxième, de la vraie, royale et triomphante, bien azotée, définitive. Après, il a cloqué son nom à une gare, seulement, c’est les autres qu’ont été cocus, les autres mais pas M. Saint-Lazare, qui a rattrapé la correspondance pour l’infini.
— Vous comprenez ce que je veux dire ? appuie le Vieux.
Je sors de mon rêve. Mande pardon, m’sieurs-dames, je faisais ma grande lessive annuelle. Avec utopie, le monde bout plus blanc !
— Je comprends parfaitement, chef.
— Alors, carte blanche, San-Antonio.
Blanche ! Qu’est-ce que je vous disais !
— Parfaitement.
— Notez que je peux me tromper.
— Oh ! fais-je, incrédule.
Il sourcille, se renfrogne et caresse son suppositoire.
— Ce que je veux, San-Antonio, c’est du résultat !
— Vous en aurez ! promets-je.
Et je me demande in petto si le fait de lui casser son presse-papier de bronze sur la coquille en constituerait un assez frappant.