En quittant le P.C. du Vioque, je n’ai qu’une idée : convoquer d’urgence Pinaud et Bérurier pour une conférence tripartite au sommet. Voyez-vous, je malmène souvent mes deux compères[1] et je les traite de beaucoup de noms omis dans le Littré, mais ceci n’est qu’une attitude de ma part. Avec mézigue, faut être comme les pêcheurs : savoir lire entre les lignes. En réalité, je leur porte une grande tendresse et je me dis souvent que, sans eux, la fliquerie ne serait que ce qu’elle est. Dans les cas épineux, je les consulte toujours. Ils ont deux noisettes véreuses sous la calotte glaciaire en guise de cerveau, mais bien qu’ils émettent sur ondes courtes, leurs avis ne sont point négligeables. Il est bon, parfois, d’abaisser un débat.
Je trouve mes lascars dans le bureau mis à leur disposition par une administration bienveillante. En général, un bureau est destiné à des travaux plus ou moins intellectuels. Celui des fameux duettistes abrite des occupations moins cérébrales. Ainsi, au moment où j’en franchis le seuil, le Gros est en train de reclouer la semelle d’un de ses souliers, et Pinaud de mettre des cornichons au sel pour leur faire « rendre leur eau » avant que de les confier à un bocal de vinaigre.
Il aime les cornichons ; il trouve que ça donne du piment à la vie. Pour ma part, je partage ce point de vue. On n’a jamais mis suffisamment en lumière le rôle de cette cucurbitacée dans la société moderne.
— T’as l’air tout chose ? remarque le révérend Pinuche en déposant distraitement sur la nappe de sel son mégot ravagé.
— Y a de quoi, j’ai eu une empoignade avec le Vieux.
Béru s’arrête de martyriser sa semelle percée. Il est en nage ; aussi, afin de compenser cette déshydratation, le voilà qui sort un kil de rouge de son burlingue et qui se met à jouer « Descendez on vous demande ».
Je m’assieds au milieu de la pièce, à califourchon sur la dernière chaise demeurée valide : celle des prévenus. Notez que, en effet, il faut tout de même être prévenu pour s’asseoir là-dessus, car le dossier se fait la valise.
— Il faut qu’on parle un peu de tout ça, dis-je… Si vous voulez bien, messieurs, interrompre un instant le cours de vos activités…
Béru consent. Il jette sa godasse éculée par terre, pose sur son bureau son pied déchaussé duquel monte une fumée légère comme celle qu’on voit flotter sur les labours. Pinaud pressent lui itou la gravité, la solennité de l’instant. Il essaie de fumer un cornichon, mais ne parvenant pas à l’allumer avec son briquet il découvre son erreur et le remplace dare-dare par un produit de la Régie.
— On t’ouït ! avertit-il.
— Avez-vous ligoté le baveux, ce matin ?
Ils admettent.
— Vous avez vu ces attentats à la bombe ?
— Yes, dit Béru qui a de l’admiration pour Winston Churchill.
— Vu, fait Pinaud, manière d’économiser une lettre.
— Le monsieur d’en haut pense que c’est la bande à Gretta qui a fait le coup. Et comme, jusque-là, nous n’avons aucun indice sur ces gens, il nous rend responsables, vous pigez !
Béru a rabattu son chapeau moisi sur son front bovin. Il semble hypnotisé par un ongle couleur du soir qui jaillit de sa chaussette.
— Il a p’t’être raison, énonce-t-il lugubrement.
Il tire de sa poche un mouchoir abominable dont un ramoneur ne voudrait pas pour boucher une fente de la cheminée, le déplie délicatement et en extrait un petit cervelas qu’il se prend à croquer élégamment, en le tenant entre le pouce et l’index ainsi qu’on le pratique à la cour d’Angleterre.
— Pourquoi dis-tu qu’il a raison ? je demande.
— Attention ! rectifie cet être maniéré, il n’a pas raison de nous rendre responsables ; mais il a raison de faire un rapprochement entre ces attentats et ceux qui sont imputrescibles à la Gretta.
— Explique, tu m’intéresses !
— La Gretta s’en prenait aux Ricains d’Europe. Elle voulait entretenir un foyer d’injection, non ? Eh ben, ça continue…
— Tu oublies qu’on l’a butée sous nos yeux !
— Et alors ?
L’argument, pour primaire qu’il soit, m’interloque.
— Alors, alors, bougonné-je, quand on lessive quelqu’un, c’est au moins parce qu’on a une dent contre lui.
— Et alors ? s’obstine Béru en crachant à trois mètres la ficelle de son cervelas.
— Je suppose qu’on a tué Gretta parce qu’on voulait la voir cesser son job. Si les gens de l’ambassade ne téléphonaient pas tous les jours au Vieux pour lui demander où en est l’enquête, je croirais que c’est le F.B.I. qui a mis Gretta en l’air !
— Attends, fait le Gros, attends que j’y voie clair…
Son regard sanguinolent s’anime.
— Bon, j’y suis. Écoute ça, p’tite tronche : les Ricains tubent p’t’être au boss pour cacher la merde au chat. En ayant l’air de le bousculer pour l’enquête, ils donnent le change !
— Crois-tu qu’ils prendraient cette peine ?
— Non, sûrement, convient Béru.
Il extirpe son râtelier, débloque un corps étranger qui s’était coincé entre deux prémolaires, le consomme et, ayant remis les chaises en place dans sa salle à manger, poursuit :
— Pourquoi que tu te figures qu’on a zigouillé cette gonzesse afin de lui faire stopper son turbin de pétroleuse ? C’est p’t’être, au contraire, parce qu’ELLE voulait se mettre en congé qu’on l’a nettoyée du bal ? Alors là, ça changerait la face du monde comme le type qui s’était cassé le nez en volant la clé au pâtre !
J’exulte.
— Bérurier, mon amour, si tu t’étais lavé au moins une fois cette année, je crois que je t’embrasserais pour ces paroles !
Évidemment, ça change tout ! L’affaire a deux aspects absolument contradictoires suivant le mobile du meurtre.
Pinaud toussote. Il est jaloux de ces félicitations votées à son coéquipier. Lui aussi, il aime les bouquets du vainqueur.
— Faut pas non plus s’emballer, ronchonne-t-il. C’est quand même formide que, avec toutes ces recherches z’entreprises, on n’ait retrouvé ni le type du train ni la Mercedes.
Il chevrote un rire crispé.
— Moi qui vous cause, j’ai connu une Mercedes, autrefois. Elle travaillait au Sphinx. Elle a eu le coup de foudre pour moi, la preuve : elle m’a tutoyé la première fois que je suis monté avec elle…
— En somme, émet Béru qui tient à reprendre l’avantage, si on veut conclure, on dit ceci : ou c’est les services ricains qui ont buté Gretta, et alors, il est normal que l’enquête soye négative ; ou c’est la bande à Gretta qui a fait le coup et on est des crêpes, comme l’affirme le Vieux !
— Voici merveilleusement posée une équation à deux inconnues, fais-je. Seulement, je peux t’assurer d’une chose, Gros : ce ne sont pas les Ricains qui ont cloqué des bombes chez leur ambassadeur ! Donc, il existe bel et bien une bande Gretta.
— T’as raison, consent l’Obèse. Alors, y a pas d’erreur, c’est nous qu’on est des c…
Sur cette affirmation empreinte de renoncement, il réintègre son soulier.
— On tourne en rond, soupiré-je. C’est le black-out intégral sur ces mecs du train. Pourtant, ils sont bien quelque part !
Béru siffle son fond de litron, s’essuie les lèvres d’un mouvement précieux, avec la manche de sa veste, et déclare qu’il donne sa langue aux chats, ce qui n’est pas un cadeau à leur faire !
C’est alors que Pinaud fait donner sa garde personnelle. Il jette toutes ses cellules grises dans la bataille, le cher lamellibranche. Il est comme ça, mon vieux Pinocchio. Le dernier carré ; le dernier quart d’heure ; le dernier carat !
— Tonio ! Tu me fais penser à quelque chose en disant qu’ils sont quelque part.
— J’aime le balancement de ta phrase, honorable fossile, poursuis !
— Ta Mercedes et ton bonhomme, on les a cherchés à Paris, on les a cherchés en province. On les a cherchés à l’étranger…
Il s’arrête comme un vieux matou pris de vertige au bord d’une gouttière.
— Achève !
— Il sait même pas où il veut en venir, ricane l’effroyable Béru. Tu vois pas qu’il perd de la valve !
Pinaud se rebiffe. Il déclare véhémentement qu’il a un passé derrière lui, éloquent ! Et que lorsqu’on s’appelle Bérurier, on ne peut se permettre de moquer un homme de grand mérite, dont la carrière…
— Oh ! écrasez ! tonitrué-je. Où voulais-tu en venir, Pinaud ?
— Je veux en venir à un fait très z’important et sur quoi dont auquel tu ne t’es pas arrêté, San-A. ! Avant l’accident du train, tu as vu la Mercedes faire des appels de phares.
— Bon, et après ?
— C’était le signal pour foutre la môme en l’air, d’après toi ?
— Sans aucun doute !
— Seulement, je m’en vais t’objecter une chose, commissaire de grande banlieue : et si la fille ne s’était pas levée à ce moment-là, hummm ? Suppose qu’elle soit demeurée assise en face de toi à écouter tes salades ; comment qu’ils l’auraient propulsée sur la voie ?
Je regarde Béru, Béru me regarde, nous regardons Pinaud. Pinaud regarde modestement ses ongles jaunis par la nicotine. Une minute de silence est de la sorte observée.
— Pinuche, articulé-je, tu es un cas à ta manière !
— Attends, je continue…
L’artiste n’est nullement fatigué. Il travaille sans filet, comme à Tel-Aviv.
— La fille, d’après toi, à vu les signals ?
— Non, elle a vu les signaux en vertu du fait que la plupart des mots en al font leur pluriel en aux.
— Comment veux-tu qu’on discute sérieusement, se lamente le pauvre bonhomme.
— Je te demande pardon, continue.
— Si la fille s’est levée au signal, c’est qu’elle l’attendait ?
— Oui.
— Mais elle ne s’attendait pas à ce qui lui est arrivé.
— Non !
— Donc, on lui avait fait croire qu’il allait se passer autre chose ?
— Probablement.
— Et il y avait certaines raisons pour que cette autre chose ait lieu à cet endroit plutôt qu’ailleurs ?
— Tu m’intéresses de plus en plus, Pinaud !
Regard triomphant de Pinuche à Béru. Regard méprisant de Béru à Pinuche.
Le révérend ouvre un tiroir et en extirpe une carte routière. Il la déplie sur ses cornichons.
— Approchez ! nous dit-il.
Docilement, nous l’encadrons. D’ailleurs, il est à encadrer, le Pinuche, je vous jure ! Si vous le voyiez, avec sa moustache de rat, brûlée par les mégots, son regard larmoyant, son nez trop long et lamentable… Oui, si vous le voyiez, vous vous découvririez bien bas devant ce demi-siècle de bons et loyaux services.
— La première fois que j’ai réfléchi à cette question, démarre-t-il…
— Parce que tu y as déjà songé ?
— Naturellement. Moi, j’ai de la conscience professionnelle ! Donc, la première fois que je me suis penché sur ce dilemme, j’ai d’abord cru que l’attentat avait eu lieu à ce point du parcours parce que la route longe la voie et que ça permettait aux agresseurs de filer en voiture.
— Bien pensé.
Son index noueux court sur les méandres noirs de la ligne Paris-Rennes.
— Mais voyez, les endroits ne manquent pas où la nationale et la ligne de chemin de fer se font un brin de conduite. Alors, pourquoi ici plutôt qu’ailleurs, me direz-vous ?
— En effet, on allait te le dire, Pinaud.
— Eh bien ! parce que, le coup accompli, l’auto devait virer de bord et rejoindre sa base. Or plus elle aurait eu de chemin à faire, plus ça aurait augmenté les risques pour les agresseurs.
— Tu tiens le bon bout, mec, l’encouragé-je, vas-y, on te file le train.
— Conclusion, le P.C. de ces types n’est pas très éloigné du lieu de l’agression ! Et c’est là que j’en arrive à ce que j’avais débuté de vous causer : on a cherché partout, sauf à promiscuité de l’accident ! Pourquoi ? Parce qu’un paysan t’a mis dans le crâne que l’auto retournait vers Paris. Or, la direction de Paris, ça ne veut pas dire Paris !
Il s’assied, épuisé, assouvi, radieux, noble.
C’est Bernard Palissy ; c’est Pasteur ; c’est Einstein ; c’est un condensé de tous ceux qui, un jour, découvrirent ce qu’ils cherchaient avec ou sans le concours de San-Antonio de Padoue. Il a laissé son message, Pinaud. Il peut mourir, son nom restera gravé dans le marbre de nos mémoires ! Son cerveau peut démonter le chapiteau du circus ! On ira porter des bottes d’œillets sur sa pierre !
— Mes féaux, leur dis-je, amenez vos gosiers fourbus que je les rince au muscadet de l’année. Vous l’avez bien mérité !
Je biche la carte du brave vieux jeton pour étudier la région critique à tête reposée.
En moi, la voix chuchoteuse de mon lutin s’élève pour m’affirmer que Pinuche a raison. Pour trouver l’homme aux cheveux gris, celui à la veste potelée et au pantalon éliminé du bas (Béru dixit) ainsi que la Mercedes, il faut les chercher là où ils se trouvent.
C’est pourtant bien simple ; il s’agissait seulement d’y penser.