CHAPITRE XII Ce qui s’appelle prendre langue

— Asseyez-vous !

Iachev a un sourire qui veut en dire long comme l’article de fond du Figaro. Quand on connaît les hommes comme je les connais et qu’on les a pratiqués comme je les ai pratiqués, (comme dirait Charpini) on pige illico et pour dire plus « tout de suite » que ce zouave ne parlera pas. Son sourire exprime clairement ce mot de cinq lettres qui illustra tout particulièrement une grande bataille napoléonienne. Et quand on y réfléchit, on ne peut s’empêcher de trouver réconfortant le fait que ce simple mot a fait de la défaite de Waterloo une sorte de victoire morale. Ce jour-là, la pauvre France a perdu bien des hommes, mais son vocabulaire déjà si nuancé s’est enrichi de deux syllabes. Or les mots sont plus durailles à créer que les enfants.

Chaque fois que je traverse la place Cambronne, il m’est agréable d’évoquer ce vaillant général qui sut répondre avec tant de générosité aux Anglais et qui parvint à condenser en un seul mot tout ce que le monde pense de ces insulaires.

Cela dit, revenons à la scène épique qui se déroule dans mon burlingue, sous la présidence d’horreur du sieur Béru et de son alter ego sérénissime Pinaud 1er, roi du mégot.

Badin qui, consommateur des vins du Postillon a fait diligence, vient de me tuber une liste de renseignements au sujet d’Iachev.

Les mains jointes sur mon buvard je commence.

— Vous vous appelez Serge Iachev, né à Copenhague de parents russes émigrés. Vous êtes venu en France à l’âge de six ans et, à votre majorité, vous avez opté pour la nationalité française.

— Exact, rétorque l’accusé.

Bérurier, qui garde une dent contre lui, et une fameuse, se croit obligé par contrat de pousser un barrissement. Je le foudroie d’un regard meurtrier.

— Vous avez été représentant général d’un laboratoire de produits pharmaceutiques pendant plusieurs années. Puis vous l’avez quitté au retour d’un stage aux États-Unis pour le compte de votre maison ?

— Toujours exact, affirme Iachev.

— Depuis lors vos moyens d’existence sont très mystérieux.

— Je vis de mes rentes.

— Cela restera à prouver… Venons-en à ce qui nous intéresse. Il y a deux ans, vous êtes entré en contact avec une entraîneuse de boîte de nuit d’origine allemande nommée Gretta Konrad. Cette fille a abandonné son activité dans les trois jours qui ont suivi cette rencontre. Par la suite, elle a été plus ou moins impliquée dans une série d’attentats contre des forces américaines stationnées en Europe…

Comme il n’en moufté pas une, je susurre :

— Exact ?

— Exact ! répond Iachev en me défiant du regard.

— Au début de la semaine, Gretta Konrad a été prise en filature par nos services. Je l’ai moi-même suivie dans le train Paris-Rennes où vous aviez également pris place après avoir modifié votre aspect physique. D’accord ?

— Non !

— Vous niez ?

— Je nie.

— Ce qui revient à dire que vous refusez d’en dire plus ?

M. de La Palice n’aurait pas résumé plus clairement !

— O.K. Alors je continue. Vous vous êtes vieilli. Vous surveilliez la fille. Un complice faisait partie du voyage aussi. Un autre suivait au volant de la Mercedes… Vous aviez raconté je ne sais quoi à Gretta. Toujours est-il qu’elle s’est levée comme pour aller aux toilettes et que votre complice l’a balancée sur la voie. Alors vous vous êtes précipité dans mon compartiment pour tirer le signal d’alarme. Le train a stoppé. Pendant que j’allais voir le cadavre de Gretta, votre complice et vous avez escaladé le remblai pour rejoindre la Mercedes qui vous attendait.

« Pourquoi avez-vous supprimé Gretta Konrad ? C’est là un mystère du second degré. Un autre m’intéresse davantage, et c’est sur celui-là que nous allons nous pencher…

— Ce que t’as la langue bien pendue ! rouscaille Béru. Moi je…

— Toi, tu la fermes ! glapis-je.

Il se concentre sur sa blague à tabac.

— Hier soir, un nouvel attentat a été perpétré contre l’ambassade des U.S.A, avenue Gabriel. Nous sommes persuadés que votre bande est responsable de cet acte criminel. Alors, mon vieux, je n’y vais pas par quatre chemins : vous allez vous mettre à table de gré ou de force, vu ?

— Ni de gré ni de force, affirme Iachev.

— J’ai horreur d’employer les moyens extrêmes, mais vous admettrez qu’en l’occurrence je n’ai pas le droit d’hésiter.

— Tu permets ? demande Béru en se dressant.

Il s’approche de l’inculpé et commence à poser sa veste. Ses intentions sont plus claires qu’un ciel d’été. Si je le laisse intervenir, le beau Serge va ressembler d’ici pas longtemps à une terrine du chef.

Iachev comprend que ça va barder pour ses plumes et il tortille sa veste avec nervosité. Comme Béru lève son poing marqué de roux comme les grands bœufs blancs de Pierre Dupont, il soupire :

— J’ai quelque chose à vous dire !

Je n’en crois pas mes pavillons acoustiques. Déjà ! Il se répandrait, ce type plein de morgue ? Oh ! ça cache du louche.

— Laisse parler môssieur ! ordonné-je.

Le Gros regarde avec nostalgie ses mécaniques de catcheur.

— Je vous écoute, Iachev.

— J’ai à vous dire ceci : vous ne pouvez rien contre notre organisation. Elle finira par triompher tôt ou tard. Et pour vous prouver votre impuissance, je vous annonce que dès ce soir la maison du général Bigboss, commandant des forces atlantiques, prendra feu !

— Vraiment ! ironisé-je, avec tout de même une certaine crispation dans le corgnolon.

— Vous verrez ! Cela dit, je vous salue bien, messieurs.

Avant que j’aie eu le temps d’intervenir, cet empaillé de frais a porté la main à sa bouche. Il tombe foudroyé.

Pinaud qui s’endormait sur sa chaise le reçoit sur les genoux.

— Je vous en prie ! grogne le digne représentant des établissements Royco.

Je me précipite. Avec mon coupe-papier, je desserre les dents crispées du gars. Il a eu la même mort que Crakzic. C’est la consigne, décidément : lorsqu’ils sont cueillis, ils croquent une capsule de cyanure ! On a eu beau le fouiller de fond en comble, on n’avait pourtant rien trouvé… Mais j’ai l’explication. Un bouton de sa veste était truqué et constituait un réservoir à cyanure. Iachev n’a eu qu’à l’arracher et à le faire éclater dans sa bouche d’un coup de dent.

Fini : plus rien… Le silence !

Sur ce, le bigophone intervient et, croyez-moi ou allez vous faire tatouer un combat naval sur l’abdomen, c’est le Vieux qui me demande si le client a parlé. Comme quoi, dans les situations les plus dramatiques, l’humour ne perd pas ses droits.

— C’est-à-dire, monsieur le directeur, biaisé-je, je voudrais vous entretenir immédiatement de…

— C’est bon, montez !

Je raccroche. Béru, qui a compris et qui reste comme deux ronds de flan, ses poings ballants le long de la bonbonne, me fait :

— Ça va ch… auffer !

— Je crois, oui. C’est le genre de coup fourré qui vous mène directo au bureau de chômage. Il ne me restera plus qu’à épouser une mercière en sortant de chez le Vieux, si je tiens à ne pas mourir de faim !

— Qu’est-ce qu’on fait de ce mec ? s’inquiète Pinaud.

— Que veux-tu en fiche ? Adresse-le à l’institut médico-légal !

Sur ce, je monte affronter les foudres du patron.


C’est orageux, certes, mais pourtant pas autant que je l’imaginais.

Le Boss n’est pas injuste au point de considérer l’arrestation de Iachev comme une victoire de ses services. Il finit par convenir que nous ne pouvions prévoir l’astuce du bouton. Ce qui l’excite surtout, c’est l’annonce de l’attentat contre le général Bigboss.

— Pensez-vous que Iachev ait bluffé ? me demande-t-il.

J’étudie la question à tête reposée.

— Non, patron. Il paraissait sûr de lui. Il nous a lancé ça avant de claboter, comme un défi.

— Bon, alors voici une occasion enfin de sauver la face vis-à-vis de nos amis américains. Il est quatre heures. Vous allez foncer au quartier général du général Bigboss pour le mettre au courant de la situation et arrêter les mesures préventives nécessitées par la gravité de…

Et de tartiner à perte de vue. Si vous avez des points-virgules à vendre, adressez-en un échantillon au Vieux, c’est ce qui lui fait le plus défaut !

Ça s’achève par une poignée de main.

Pinuche et Béru sont à l’affût comme deux canons près de l’ascenseur.

— Alors ? demandent-ils avec un ensemble minutieux, tu la donnes, cette démission ?

— Pas encore, mes chéris. Vous savez bien que sans San-Antonio cette honorable institution péricliterait. Les clients s’adresseraient ailleurs.

— Bref, tu l’as eu au baratin ! conclut le Gros.

— Y a de ça. Vous avez fait enlever la viande froide ?

— Oui.

— Bon. Maintenant vous allez prévenir le service des artificiers. Qu’on nous dépêche les trois meilleurs spécialistes ici et qu’ils attendent mes instructions, vu ?

— Pourquoi des artificiers ? demande Pinaud, on n’est pas le 14 juillet !


Le général Bigboss est un fort aimable personnage, blond et calme, avec des yeux clairs et un visage couperosé. Lorsque j’ai fini de le mettre au courant des événements, il sourit.

— Tout ceci n’est pas très very important ! dit-il.

— Mais, mon général, vous avez appris qu’hier…

— Yes, mais ces tentatives sont ridicoules.

Tu parles ! Lui il a fait le Pacifique, le débarquement et tout le chmizblitz, alors des bombes incendiaires contre sa maison, ça le fait rigoler.

Il m’accompagne à son domicile. Celui-ci se trouve à Vaucresson, sur la hauteur. C’est une belle propriété de deux étages un peu isolée. Il y a de la pelouse bien ratissée autour, avec des massifs d’Audi alteram partem ; des bordures de Deo juvante et des haies de corpus delicti taillées en brosse.

C’est là que les trois artificiers nous rejoignent. Ils ont amené leur matériel de détection et Bérurier qui les escorte a amené Pinaud plus un litre de rouge. Tout le monde se colle au turbin. Pas un millimètre carré n’échappe à une minutieuse inspection. De la cave au grenier on explore la demeure tandis que le général continue de se marrer en vidant une bouteille de Haig’s and Bacon. Deux plombes plus tard, les artificiers sont formaux (c’est Béru qui cause) : pas plus de bombes incendiaires ou glacées que de compassion dans le regard d’un B.O.F. Il faut se rendre à l’évidence, et s’y rendre à pied de préférence : si un attentat a lieu, il ne viendra que de l’extérieur.

Je rejoins le général Bigboss dans son livinge pour statuer.

— Have a drink ? me demande-t-il en anglais et en souriant.

— Yes, mon général, je lui réponds en anglais, en français et en m’asseyant.

— Alors vous dites que c’est une plaisanterie ?

— Pas encore, mon général. Je le dirai demain seulement si rien ne s’est produit.

Son sourire précise ses intentions, et il se marre.

— Le F.B.I. placera deux hommes dehors this night pour vous calmer l’anxiété, dear commissaire.

— Ce ne sera pas suffisant, mon général, voulez-vous me permettre d’organiser cela moi-même ?

Il hausse ses robustes épaules de baroudeur.

— Si c’est de vous faire plaisir, O.K. !

Je m’empare donc du tubophone et je réclame le Vieux. J’explique à ce protozoaire évolué le résultat négatif de nos fouilles.

— Que pensez-vous ? demande-t-il.

— Qu’il faut agir néanmoins comme si une attaque extérieure était possible !

— C’est aussi mon avis ; alors ?

— Alors nous allons faire cerner la maison. Deux voitures pies patrouilleront sans arrêt autour du pavillon. De cette façon nous serons tranquilles.

— Parfait, je donne des instructions en conséquence… Vous restez là-bas, naturellement ?

— Bien sûr, patron.

Je raccroche, soulagé. Le général a la bonne idée de nous verser deux nouveaux scotchs.

— Ce sera un véritable siège, very ridicoule ! assure-t-il, en se boyautant un peu moins. Puisque vous restez ici, vous dînez avec moi, commissaire ?

— J’en serai très honoré, mon général.

Il donne des ordres, ce qui est son rôle. Dehors, la nuit descend lentement. Une ordonnance entre pour fermer les volets et brancher les loupiotes. Pourquoi suis-je étreint par une sourde angoisse ? J’ai la sensation d’être empêtré dans une toile d’araignée compliquée, aux mailles solides. Ces gens me paraissent très forts. Très mystérieux aussi. Ils ont des réactions si inattendues !

Plus je pense, par exemple, à l’assassinat de Gretta, plus je le trouve baroque. Quel besoin avaient ces gens d’échafauder une mise en scène pareille, quasi rocambolesque, alors qu’ils auraient fort bien pu liquider la môme dans la discrète propriété de Rambouillet et l’enterrer dans le jardin avec des salades romaines par-dessus. Hein ? Ah ! vrai, je ne suis pas encore au bout de mes peines !

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