Rien de plus pratique que cette camionnette agencée par des gens qui n’avaient pas des fanes de betteraves dans le bocal. Extérieurement, c’est une bagnole classique, avec deux portes à l’arrière et une cabine à l’avant. Sur les parois, en lettres blanches, on a écrit « Électricité de France ». Mais les points des « i » sont des judas minuscules permettant de bigler le panorama de l’intérieur.
Dedans, c’est soi-soi. Banquettes de cuir, poste émetteur de radio, plaques de blindage, caissons à armes. Bref, on est parés. On l’est d’autant mieux que le moteur de la brouette n’est pas celui d’origine et que cette caravelle vous cogne le 180 chrono aussi facilement que Béru se cogne un litre de 12 degrés cachet vert.
Carburo et Badin, fringués en employés de l’E.D.F., occupent la cabine. Pinaud, le Gros et moi-même nous nous prélassons sur les banquettes de moleskine. Le balancement du véhicule endort le boa Béru. Pinaud rêvasse, l’œil plus glauque qu’une marenne dans un bénitier. Il a tété un embryon de mégot pendant trente bornes, et le voici qui fume sa moustache après y avoir mis le feu à l’aide de la lampe à souder lui servant de briquet.
— Tu crois que ce Iachev habite toujours Rambouillet ? demande Pinuche, après qu’il a circoncis le sinistre mettant en danger son système pileux.
Jamais je n’ai vu mon brave fossile prendre une enquête aussi à cœur.
— Je l’espère franchement. Ça corroborerait en tout cas tes flamboyantes déductions concernant l’attentat.
Satisfait par ce nouvel éloge, il ôte son chapeau comme se découronne un potentat et j’en suis surpris car je m’étais toujours figuré que le pas de vis de son couvre-chef était faussé.
Un crâne plâtreux, sur lequel adhèrent des cheveux sans couleur, apparaît. Pinaud y gratte d’un ongle en tuile une plaque d’eczéma et remet sur sa rotonde le morceau de feutre moisi, informe et limoneux qui pousserait M. Mossant au suicide s’il pouvait encore lire son label à l’intérieur.
— Rambouillet ! annonce Badin dans le micro camouflé derrière le réflecteur.
— O.K. ! réponds-je, vous savez ce que vous avez à faire ?
— Oui, patron.
— De la prudence, surtout !
— D’accord !
La camionnette vire dans l’avenue Amoiconte-Deumaux, voie discrète de la ville, perpendiculaire à l’axe transversal sur du château par rapport au méridien de Greenwich-Village et au carré de l’hypoténuse.
— V’là le 45, patron, annonce Badin.
Je rive mon œil de lynx à l’un des judas.
J’aperçois une belle propriété en pierre, style ancienne maison de maître transformée. Elle comporte un corps d’habitation en équerre et un hangar-garage qui ouvre sur la rue. Un mur bas sommé d’une grille la clôt (comme Choderlos). On aperçoit des volets ouverts au rez-de-chaussée. Mais ceux du premier sont fermagas.
Je file un coup de tatane dans les montants du Gros afin de l’éveiller, ses ronflements risquant de foutre les grelots aux paisibles populations du cru en leur donnant à croire qu’il y a un turboréacteur dans la bagnole.
Le diplodocus vagit et actionne le cric permettant de soulever ses paupières.
— Rambouillet ! répète Pinaud.
Le Gros abaisse précipitamment ses stores.
— Je descends à Rennes, soupire-t-il.
On le tire de son rêve à coups de coude, et il récupère péniblement ce qu’on est bien forcé d’appeler sa lucidité.
Carburo et Badin sont déjà au turf. Ils ont sorti de la cabine un rouleau de câble électrique, et les voilà qui grimpent après un poteau et font semblant d’établir une connexion.
Ensuite, ils déroulent leur câble jusqu’à la lourde de la maison qui a motivé notre voyage. Coup de sonnette. Ou plutôt coup de cloche. Le bruit fêlé d’icelle chante à mon âme tendre le chant rouillé de la province (les ceuss qui apprécieraient la réelle beauté de cette phrase peuvent m’écrire pour s’en procurer d’autres. Il m’en reste encore un lot en magasin que je suis prêt à leur céder au prix coûtant. Remise de dix pour cent aux familles nombreuses, aux anciens combattants et aux diabétiques).
Un moment passe. Puis, un visage d’homme paraît à une fenêtre. J’ai l’aorte qui fait bravo. Mentalement, j’adresse un hymne reconnaissant à miss Canne-à-Sucre : il s’agit de mon tireur de sonnette. Mais transformé par une cure de jouvence. Si ce type a trente-cinq berges, c’est le bout du monde ! Il n’a pas les tifs gris, mais d’un blond suave. Je l’identifie à son pif un peu élargi du bas.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.
Badin prend sa voix la plus rudimentaire pour lancer :
— C’est l’Edéeff, m’sieur. On refait tous les branchements d’la rue.
Iachev regarde attentivement les deux hommes. Il voit le fil qui pend du poteau, la camionnette aux lettres rassurantes, les bouilles sans histoire de mes deux équipiers et lance :
— Un instant !
La porte s’ouvre, il paraît, flanqué d’un énorme boxer qui, s’il fumait le cigare, ressemblerait à Churchill.
— L’est méchant, vot’ bestiau ? demande Carburo.
— Ça dépend, fait mystérieusement Iachev.
— Ça dépend de quoi ? plaisante Badin qui a la phobie des toutous, surtout s’ils ont des crocs comme des porte-serviettes.
— De moi, uniquement ! rétorque Iachev en délourdant.
Mes deux sbires pénètrent dans la place en déroulant leur câble-bidon. Iachev, les mains aux poches, contemple le spectacle, en bon badaud. Mais voilà-t-il pas que son salopard de cador se rue sur la camionnette en aboyant tout ce qu’il sait. Il nous a éventés, l’horrible !
— Qu’est-ce qu’il a vot’ clebs ? demande Carburo innocemment, ma bagnole ne lui convient pas ?
— J’en ai l’impression, assure Iachev, les sourcils froncés.
— Doit y avoir un chat dessous ! suggère hypocritement Badin.
Mais le chien dément cette supposition en se lançant contre les portes arrière du véhicule. Il gratte la tôle furieusement. Maintenant, il n’aboie plus, il pousse de sourds grognements furax.
Iachev s’approche.
— Qu’est-ce que tu as, Crift ? murmure-t-il.
Il avance la main. Je comprends qu’il saisit la poignée d’ouverture. Un fier culot, le zig !
— Vous permettez ! fait-il par-dessus son épaule aux deux honnêtes employés de l’E.D.F.
Et il ouvre. On se trouve nez à nez. Quelle maîtrise, Mme Durand !
Au lieu de pousser une exclamation genre « Ciel ! mon mari » ou « Qui vois-je ici paraître ? », Iachev se jette en arrière, en repoussant violemment la porte. Il m’a reconnu illico et sa décision n’a pas demandé un centième de seconde pour se préciser dans sa tête blonde.
Je flanque un coup de savate dans le panneau. Au moment où se rabat la porte, un long coup de sifflet retentit. Je saute de la tire et je constate qu’Iachev a un sifflet entre les dents. Il donne l’alarme. Chez lui, décidément, c’est une seconde nature. En moins de temps qu’il n’en faut à une commission de sénateurs pour s’endormir, je suis sur lui et il prend mon kilo de phalanges à la mâchoire. Son sifflet va valdinguer. Béru et Pinaud qui descendent de bagnole se précipitent.
— Maîtrisez-le ! leur crié-je.
Toujours galopant, je biche mon Eurêka et je fais signe à Badin et Carburo de me suivre à l’attaque de la casba. Nous entrons.
J’entends claquer une porte, tourner une clé. C’est au fond du couloir. La maison comporte une seconde issue : celle-ci doit donner sur une ruelle, derrière les bâtiments. Effectivement, un moteur puissant se met à ronfler. Comprenant que nous n’avons pas le temps d’enfoncer la lourde, je brame à mes boy-scouts de rabattre sur l’avenue.
Béru vient de passer le cabriolet grand sport à Iachev et Pinaud a flingué le boxer qui lui voulait du bien.
— En voiture, fissa ! lancé-je.
C’est de la haute voltige. Tout le monde grimpe, à l’exception du père Pinaud qui s’est pris les lattes dans le câble électrique. Je suis au volant, cette fois, et je vous prie de croire que les boudins de la charrette fument un peu.
Je cramponne la première rue à droite, la première encore… Effectivement, une voie paisible longe l’arrière de la propriété. Plus rien à l’horizon. Je bombe ; on débouche sur une artère plus passante. Je freine à mort devant un gosse médusé qui joue à la marelle. Il reste debout sur une patte comme un échassier.
— Tu viens pas de voir passer une bagnole, môme ?
— Si, m’sieur.
— C’était quoi comme voiture ?
Je bous, en songeant que pendant ce temps la tire des autres bouffe du kilomètre.
— J’sais pas, répond le lardon.
C’est rare ! D’ordinaire, tous les chiares à notre époque, dès qu’ils ont mis leur première dent, connaissent les multiples marques d’autos. C’est un vice des temps.
— Elle était de quelle couleur ?
— Noire !
Complètement zizi. C’est bien ma chance, il faut que l’unique témoin soit le demeuré du pays !
— Elle est partie de quel côté ?
— Par-là !
Encore heureux ! J’exerce sur le champignon une pesée de cent soixante livres, celui-ci s’enfonce comme dans du beurre et la camionnette reprend sa course. On tombe sur une place pavée de têtes de chat. Un cantonnier nostalgique balaie un tas de crottin en chantonnant les « Feuilles mortes ».
— Dites, monsieur ? Vous n’auriez pas vu une voiture noire qui fonçait à tout berzingue ?
— Si, qu’il dit, le maître de balais.
— C’était quoi comme marque ?
— Pas une voiture française.
— Décapotable ?
— Non, au contraire…
— Elle a pris quelle route ?
Il tend sa main cantonnière vers un point cardinal.
— Direction de Chartres.
J’actionne le microphone permettant de communiquer avec l’intérieur du véhicule.
— Béru ?
— Mouais ?
— Lance un message aux Services routiers. Arrêter une voiture étrangère noire se dirigeant sur Chartres. Qu’on établisse des barrages !
— O.K. !
Les dents crispées, je prends des virages terrific. Voilà la route de Chartres. Je m’aperçois qu’elle va aussi à Paris, selon qu’on tourne à gauche ou à droite. Mon brave déblayeur de sous-produits chevalins a dit Chartres parce qu’il est porté sur le gothique, à part ça il n’en savait rien.
Re-micro.
— Béru ?
— Mouais. Le message est passé !
— Rectification. Barrages également en direction de Paris.
— Mouais.
— Demande poliment au monsieur qui t’accompagne la marque de la voiture et son numéro. S’il ne veut pas parler, insiste, tu me comprends ?
— Mouais ! Et lui aussi va comprendre.
Badin et Carburo qui se sont entassés à mes côtés attendent mon bon vouloir. Que fais-je ? Où vais-je ? Où cours-je ? Droite, gauche ?
J’irais bien tout droit, mais ça me conduirait droit sur le parapet. Alorss ?
— Paris, hasarde Carburo qui pense ainsi être chez lui pour déjeuner.
J’obtempère…
Je mets la sauce. On parcourt une dizaine de bornes et je sacre comme Jeanne d’Arc à Reims because je n’aperçois pas le moindre motard à l’horizon. Ils pourraient se manier la fourche télescopique, les en-cuir ! S’agit pas de représenter seulement la maison Cinzano au Tour de France devant les populations ébaubies !
Saisi d’un doute, comme M. Don Diègue, je branche le micro.
— T’as bien balancé le second message, Béru ?
Au lieu de la réponse escomptée, je perçois un sifflet, assez harmonieux du reste.
— Eh ! Gros, au lieu de jouer les oiseaux des Iles, réponds !
Le sifflet continue, impertinent.
Le foutre me prend, je freine à mort sur le bas-côté et je cavale derrière le véhicule pour délourder. Spectacle déprimant : le Gros est K.O. sur le plancher. Iachev qui l’a estourbi tient dans ses mains jointes par les menottes un chouette calibre puisé dans l’un des caissons à seringues. Aussi sec il balance la purée. Heureusement que d’un petit geste sec j’ai repoussé la lourde et que celle-ci est blindée, sans quoi votre petit camarade serait à l’heure présente déguisé en grille de mots croisés.
Quand je vous le disais, les gars, qu’il fallait faire gaffe à la peinture !