Le mangeur d’ail est aux prises avec un Écossais qui lui demande une réduction de tarif sous prétexte qu’il confie deux valoches à la consigne lorsque je radine.
— Mon pote est là ? je réclame.
— Non, gronde l’homme à l’haleine insecticide ; l’a filé.
— Comment ça ?
— V’s’avez pas z’eu le dos tourné qu’un type s’est ramené pour demander la boîte. Y disait qu’il avait perdu son ticket et il voulait me filer mille balles. Comme vous m’aviez pas encore retourné l’objet, j’ai joué les incorruptibles et j’y ai dit de déposer une réclamation à la direction. Il est parti en rouscaillant et vot’ bonhomme l’a suivi…
J’ai de l’idéal sur fond d’azur qui scintille en moi.
Voilà enfin la partie engagée. Si le Révérend tient bon, nous renouerons le contact interrompu.
— Il était comment, le quidam ?
Mais l’employé est aux prises avec son Écossais. Il lui dit qu’il en a kilt de ses doléances et que s’il n’est pas d’accord avec les tarifs de la S.N.C.F., il peut se faire rapatrier par le prochain ferry.
L’incident en reste là.
— Vous disiez ? demande the gousse-man !
Je lui répète ma question. Il soulève la visière de sa casquette pour s’aérer un brin les méninges, cueille une cigarette meurtrie sur son oreille et, en la pétrissant rêveusement, annonce :
— C’était un type entre deux âges. Plutôt grand, froid. Des manières crâneuses. Il portait des lunettes. Il était bien fringué. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?
Je pense qu’il y aurait une multitude de choses à dire de plus, justement, mais je n’ai pas à cœur d’insister. Le révérend Pinaud est sur le sentier de la guerre, je n’ai plus qu’à attendre qu’il me téléphone. Je remets au consciencieux préposé ce billet de mille qu’il refusa naguère et je rabats sur la grande turne en priant sainte Camomille, patronne des hépatiques, pour que Pinuche n’ait pas sa crise de foie aujourd’hui.
Béru a fait tout ce qui s’imposait pour se rectifier le moral. Et s’il existait en ce monde une justice immanente, c’est lui qui aurait des ennuis avec sa glande digestive. En tout cas, au train où il va, il est assuré de vivre parmi les chauves-souris jusqu’à la fin de ses jours.
Écroulé dans son fauteuil, le bitos rabattu en avant comme le toit d’une maison alpestre, les francforts jointes sur sa brioche, il bave lentement.
— Ça va mieux ? m’enquiers-je.
Il secoue la tête. Ses lèvres molles tentent d’articuler des syllabes, mais n’y parviennent pas.
— Tu es blindé comme un char d’assaut, soupiré-je. C’est tout de même malheureux d’avoir sous ses ordres des alcooliques pareils. Tu es enfermé dans un cercle vicelard, Gros. Tu bois pour oublier, seulement il n’y a qu’une chose que tu n’oublies pas : c’est d’écluser… T’en sortiras que les pinceaux en avant avec ta médaille de l’Éducation physique épinglée sur un petit coussin noir.
Il lève son poing plein de poils pour en frapper le bureau, essayant ainsi d’établir sa souveraineté, mais il rate la cible, part en avant et son groin heurte l’appareil téléphonique.
— Va donc cuver dans un coin ! m’emporté-je. Tu es la honte de notre profession.
C’est alors que, galvanisé par la volonté, il ânonne :
— R’vé un malheur…
— Quoi ? m’exclamé-je, car il m’arrive d’avoir le sens de la concision.
— R’vé un malheur à Pinaud…
Il dodeline du chef. Je fonce au placard recelant, outre des portemanteaux cassés, un lavabo immonde, craquelé, gluant, chevelu.
Je puise de l’eau dans une casserole servant au Gros à réchauffer ses choucroutes et ses andouillettes et je viens lui balancer la flotte en pleine poire. Il clape de la menteuse, suffoqué. Ses lanternes injectées de sang lui sortent du saladier, comme à un qui serait dans un chariot du Grand 8 au moment où celui-ci quitterait les rails.
— Parle, Poubelle ! Qu’est-il arrivé à Pinaud ?
Béru larmoie.
— Le Central a téléphoné, l’a eu un accident, ce pauvre cher…
— Continue !
— L’a été renversé par une auto…
— Il est mort ?
— Nnnon ! Hôpital !
— Quel hôpital ?
Je lui vocifère à bout portant dans les pavillons. Et je lui secoue le sac à tripes jusqu’à ce que ses yeux fassent « tilt ».
— L’hôpital Beaujon.
Je lâche mon poivrot qui culbute dans son fauteuil. Le siège pivotant décrit sous cette impulsion un demi-tour, plaçant ainsi Béru face au mur. Comme il n’a pas la force de remuer, le Gros demeure en tête à tête avec cette surface verdâtre en lamentant des regrets de sa voix harmonieuse qui fait songer à la retraite d’une armée dans un marécage.
Votre San-Antonio, le feu aux joues (après l’avoir eu à maints endroits plus stratégiques de son individu) repart les coudes au corps. Cette affaire, c’est surtout des allées et venues. Je trotte comme un écureuil dans sa cage et, tout comme la cage de ce charmant rongeur, l’affaire tourne à vide.
Je suis reçu par un gros blond d’interne au visage lombaire dont la calotte accentue encore le côté convexe. Je lui dis qui je suis et qui je viens voir. Il fait une moue peu engageante.
— C’est votre subordonné, l’inspecteur Pinaud ?
— Il a cet honneur.
— Vous pourriez dire à vos hommes de se laver les pieds ; quand on l’a déshabillé, on a eu une de ces surprises !
— Passons ! Comment est-il ?
— Trois côtes enfoncées, un traumatisme à la tête et le poignet gauche fracturé.
— Ses jours…
— … ne sont pas en danger, non ! Par contre, ceux de l’infirmière qui assume la charge de lui faire sa toilette le sont !
Il a trop d’esprit, ce carabin. Si l’instant était moins critique pour moi (et pour Pinuchet, disons-le) je lui ferais volontiers avaler quelques-unes de ses molaires saupoudrées d’incisives.
— Je veux le voir.
— Il est assez mal en point, vous savez !
— Je vous dis que je veux le voir !
Le futur ex-interne des hôpitaux de Paris soupire et grommelle de l’incertain où il est question de la police et de ses mœurs.
Néanmoins, comme disait Cléopâtre, il me guide à la chambre où gît l’inspecteur principal Pinaud.
J’ai le cœur qui se ratatine quand je découvre la forme maigrichonne de mon vieux pote dans ces draps trop blancs pour lui. Cinquante ans de probité, de dévouement, de gâtisme précoce et de radotage, sont étendus sur ce lit de fer ripoliné.
Il a un pansement à la tronche et il geint en respirant. Pauvre brave homme !
Je m’assieds à son chevet et je pose ma pogne affectueuse sur son bras valide.
— Alors, vieil idiot, murmuré-je, que t’est-il arrivé ?
Il me fixe d’un regard brûlant de fièvre.
— Oh ! Tonio, c’est déjà toi !
— C’est un vrai accident que tu as eu ?
Il fait une grimace, because il éprouve une lancée plus violente que les autres ; puis, ayant dominé sa souffrance, il chuchote :
— Non : ils m’ont eu, ces vaches !
— Tu peux raconter ?
— Un type est venu à la consigne…
— Je sais, tu l’as filé, ensuite ?
— Il a pris un taxi jusqu’à la place Victor-Hugo. Par veine, j’ai pu en prendre un aussi…
— Ensuite ?
Il se tait encore, en proie à la souffrance.
— T’aurais pas du calvados sur toi ? demande-t-il. J’sais pas pourquoi, je prends envie de calva quand j’ai mal. Ça fait vingt minutes que j’en réclame dans cette boîte à la gomme, et ils refusent de m’en donner.
— Je t’en enverrai une grosse boutanche, Pinaud. Du chouette, celui du père Magloire, tu sais : avec un mironton coiffé d’un bonnet rayé sur l’étiquette.
— T’oublieras pas ?
— Juré ! Mais je t’en supplie, raconte !
— Eh bien ! d’après moi, le gars qui est venu à la consigne avait dû prendre ses précautions et se faire suivre par des copains. Il a dû s’apercevoir que mon taxi filait le sien, alors il s’est fait arrêter place Victor Hugo. Il a remonté l’avenue Poincaré à pince, moi aussi. Il a pris une petite rue, moi aussi… À un carrefour discret, il a traversé. Et c’est quand j’ai traversé à mon tour que l’auto s’est ruée sur moi. Tu peux pas t’imaginer l’effet que ça fait…
À cette évocation, il s’étouffe de tracsir.
— Enfin, tu en as réchappé, bonhomme. C’est l’essentiel.
Sincèrement je le pense. Mais je pense itou que je suis la reine des pommes, et que j’ai des leçons à recevoir de nos foies-blancs. En effet, eux avaient pris la précaution de garantir leurs arrières en mettant des troupes de couverture derrière leur messager de la gare ; tandis que la crêpe de San-Antonio n’a rien trouvé de mieux que de placer en guise de Sherlock le père Pinaud. Conclusion, le Pinaud s’est fait émietter et ce nouveau fil conducteur ne conduit plus nulle part.
Le dabe me contemple de ses petits yeux vacillants de termite débouchant à l’air libre.
— Je sais à quoi tu penses ! fait-il.
À quoi bon battre à niort.
— Ben oui, qu’il soupire, le San-Antonio voluptueux. Qu’est-ce que tu veux, mon pauvre Papin, c’est scié, c’est scié. Depuis le début, je l’ai sentie foireuse à souhait, cette histoire. J’ai pas l’habitude des échecs (moi, en effet, c’est les dames ma longueur d’onde, je vous le répète) aussi ça me rend patraque…
— C’est pas scié du tout, fait le blessé d’une petite voix crachoteuse issue des profondeurs de son blindage.
Je connais mon Pinuche. S’il dit ça, c’est qu’outre son traumatisme il a une idée de derrière la tête.
— Vas-y, tu m’intéresses.
— Quand l’auto m’a bombé dessus, j’ai tourné la tête en la sentant venir, l’instinct, tu comprends ?
— Bon, alors ?
— L’espace d’un éclair j’ai vu le chauffeur, San-A., tu saisis ?
Je n’ose plus questionner. J’ai la margoulette qui s’obstrue et les amygdales qui se collent comme des caramels par cinquante à l’ombre.
— Je l’ai vu, je l’ai reconnu. Et je peux te dire qui c’est ! poursuit l’autre bonne truffe.
Il est cassé comme un biscuit, Pinaud, mais il faut qu’il fasse du texte. Derrière ses métrages de gaze, il minaude ; il joue les taquins !
— C’est le Méhariste ! fait-il enfin, voyant que je n’entre pas dans le jeu.
Je sursaute !
— T’as eu des berlues, bonhomme ! Le Méhariste est à Clairvaux où il tire dix ans d’établi.
— Je te dis que c’est le Méhariste ! Des billes comme la sienne, y en a pas des ch… Je l’ai aperçu une fraction de seconde, il portait des lunettes noires et un chapeau rabattu sur le devant, mais tu peux me croire : c’était lui.
Je contemple le chapeau de Pinaud accroché à une patère dans la chambre anonyme de l’hosto. Son bada innommable est tout cabossé.
Il me colle de l’humidité sous les paupières, brusquement. Ce vieux bitos, c’est tellement Pinaud. Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?
Je ne sais pas si Pinaud en a une, peut-être que son âme c’est ce chapeau incolore (mais pas inodore) qui ne coiffe plus qu’une tige de métal.
— À quoi tu penses, San-A ? chuchote mon copain. À quoi tu penses, tu as l’air tout chose, tout d’un coup ?
Je me racle la gorge.
— Je pense à toi, Pinaud.
— À moi ! fait-il, surpris et incrédule, à moi ! Tu plaisantes ?
Je me lève. L’heure n’est pas à l’émotion. Si je me mets à devenir fondant, je n’ai plus qu’à changer de turbin et à élever des perruches sur le quai de la Mégisserie.
— À bientôt, Pinuche…
— À bientôt ! répondit-il. Dis à Béru qu’il vienne me voir !
Il a hâte d’épater le Gros avec ses malheurs. Le sort vient de lui octroyer un bon taf de matière première et dans le fond il est tout heureux, le vieux crabe.
— Je lui dirai.
— Et n’oublie pas le calva, tu peux pas te figurer ce que j’en ai envie !