Tu suis un ravissant lac aux eaux gris-bleu posé dans un creux de montagne. Des moutons marqués à la peinture rouge paissent au long des rives galeuses. Nul berger, pas de chien. Les bêtes semblent abandonnées dans cet univers sauvage et désolé, où l’arbre est rare et les buissons malingres. Des roches biscornues donnent un aspect lunaire au paysage. Il fait beau, et pourtant le ciel reste de plomb. Je ralentis afin de croiser une roulotte conçue pour la scène du Châtelet et que tire un gros bourrin blanc. L’animal avance en paraissant maugréer contre les cons de vacanciers qui jouent « La Conquête de l’Ouest » en tirant sur son licou. Le cheval sait la prochaine halte et rêve de son avoine. Les gonzes-qui-t’adorent (en espagnols conquistadors), eux, ne savent rien puisqu’ils ont une carte routière dans leur autre main.
Ils jettent un regard nostalgique à « ma » Royce-Rolls et, un instant, regrettent leur vie confortable dans un pavillon de banlieue hollandais ou angliche.
Au bout du lac, la route décrit une grande courbe et je découvre le monastère de granit sur une éminence (grise). Plus près de Toi, mon Dieu. Plus près du toit de Dieu.
C’est là que, selon mes renseignements, le père O’Goghnaud se serait retiré, le grand âge venu, pour terminer ses jours dans la méditation et la lumière océane.
— Pas joyce, comme coin, bougrage mister Gradube après s’être entiflé une lampée de whiskey.
Il baisse la vitre pour restituer son flacon vide à la terre d’Irlande. La boutanche va valdinguer sur la tronche d’un bélier qui nous crie mééééérde avec l’accent gaélique.
On escarpe jusqu’au monastère pour stopper devant une poterne moyenâgeuse.
— Tu penses qu’on va trouver ton cureton ? fait Béru, moi, c’est curieux, mais j’le sens pas. Et tu me connais les pressentiments ?
Le Gros défaitiste panoramise du regard sur la lande, le lac et, au loin, l’océan grisâtre. Il est morose aujourd’hui. La situation l’énerve comme un temps orageux énerve les taons. Il n’aime pas sir Hugh, n’est pas content d’avoir abandonné W. C. sur son plumard. Il dit que tout ça pue l’arnaque et qu’on risque d’encaisser des coups étranges venus d’ailleurs, du train où vont les choses. C’est pas franco. On patrouille dans de la béchamel refroidie. La police nous recherche, on est coupés de tout et il rouscaille à propos de la décision que j’ai prise de rechercher O’Bannon et non sa fille. Il dit que je suis devenu pincecorné, le Mammouth. Et puis qu’après tout, merde, on devrait laisser quimper cette historiette dont on a rien à branler. Que ça finira vilainement une pareille équipée… Que dès qu’on se met à marner dans l’ombre de la Maf, c’est un peu comme si on allait retenir une concession chez Borniol.
Il dit encore des choses. Beaucoup. Les dit ou les maugrée. Les mime. Les interjectionne. C’est un grand secouriste du langage, Bérurier. Le saint-bernard du vocabulaire… Tout son être propose, radie, irradie. Une forte digression sans le Gros, c’est une omelette aux fines herbes sans œufs ! Il est plus qu’utile : indispensable. Car il est impensable, étant impensant.
J’actionne la chaîne rouillée reliée à une cloche qui, doucement, tinte. Cette volée de sons fêlés m’évoque des choses de ma petite enfance. Un château perdu où j’allais livrer le pain avec le boulanger du village. Sa guimbarde sentait la farine et le quignon chaud. Le château disparaissait sous le lierre. Une grosse vieillarde en blouse blanche et tablier à rayures venait ouvrir. Par l’entrebâillure, j’avais le temps d’apercevoir une esplanade mal ratissée, et plus loin une pelouse où s’élevait la statue mutilée d’un lion d’attitude britannique. Et puis voilà, toujours les souvenirs prêts à engouffrer, à te ramener vers des instants perdus, ces cons. Ta pauvre mémoire flottaille éternellement sur un minuscule lac de larmes que tes reins n’ont pas filtrées. Elle n’est pas sombrable. L’émotion est étanche. Juste, elle a pas de gouvernail. Et ma plus grande appréhension c’est qu’après moi ma mémoire continue toute seule, cette charognerie. Que je putresce et qu’elle subsiste, manière de me faire chier le néant.
Un cric crac de verrou mal huilé. Un autre de serrure craquante. Et le père lourdeur est là, en robe de bure, les pinceaux fumants dans ses sandales, offrant un bout de visage enfouiné dans de la barbe rousse qui pue la transhumance stoppée.
Il me what do you want sans aménité. Je requiers le grand honneur de m’entretenir avec le chef taulier pour un motif grave, personnel et urgent.
Alors, bon, on entre. Des voix déshumanisées cantiquent dans la torpeur pleine d’échos du monastère.
On traverse une galerie à colonnes. Le jardin qu’elle entoure est enchanteur. Une porte, une pièce aux dalles creusées par des siècles de semelles, avec des bibliothèques grillagées bourrées de livres chiants, et chiants en anglais, ce qui est pire que du Robbe-Brûlé. Une table ronde ; des chaises, un immense crucifix où le pauvre cher Jésus fait très anglo-saxon.
On poireaute un peu. Des corbeaux gazouillent dans les jardins du cloître. Ça chante toujours dans les profondeurs romanes. Gloire à Dieu tout-puissant. Faut être drôlement feignasse pour venir célébrer le Seigneur en couronne, au lieu de lui actionner la grâce à travers les merderies de l’existence, tu trouves pas ? Facile de moiniller. Prières, ovomaltine, mâtines et orgues. Ça mène où ? Ce que ça doit Lui casser les noix, le Bon Dieu gentil, ces simagrées inutiles. Méditer, se recueillir c’est tout seul. Au plus fort de la vie, quand tu poinçonnes des tickets de métro, que tu frappes sur une enclume, que t’écris des santoniaiseries, tout ça là, oui, Il prend un pied superbe de ta ferveur, le Barbu, mais frère Dunœud, ou sœur Méno, Il s’en tartine, les chorales n’ont jamais fait avancer quoi que ce soit.
Un grand gaillard, encore jeune, l’air franc et hardi, se pointe. Il a pas les paluches enfoncées dans ses manches, mais il les tient accrochées par les deux pouces à la cordelière qui lui sert de ceinture.
Je lui déballe une fable express, pas dure à piger. Nous sommes les représentants d’une grande étude de notaire parisienne. Un ancien élève du père O’Goghnaud est mort, lui léguant un monceau d’artiche. Alors on cherche après le saint homme pour lui annoncer la bonne nouvelle et préparer les formalités. Le supérieur décroche ses battoirs et les envole, histoire de marquer son impuissance devant les desseins de la Providence. Hélas, le père O’Goghnaud n’est plus ici. Non, pas mort, du moins il ne pense pas ; mais son état de santé était précaire et quelqu’un de sa famille est venu le chercher, deux mois plus tôt, pour le prendre chez lui et lui assurer une fin confortable.
Béru qui ne pige de la langue de Shakespeare que ce que les autres ne veulent pas, comprend néanmoins.
— Il a mis les adjas ?
— Oui.
— Quand j’te disais que je l’sentais pas…
— C’est bonnard au contraire : ça signifie que notre copain est venu le chercher.
Je me tourne vers le costaud en robe de burne :
— Vous avez probablement son adresse, mon père !
— Bien entendu.
Mais il est drôlement déjanté du bulbe, le moine-chef. Ça l’aurait assez botté que O’Goghnaud enfouille son héritage pendant qu’il se trouvait dans ses murs. L’osier allait tomber en pluie dans la corbeille de la communauté, alors qu’à présent, c’est la family qui va mettre l’embargo sur la fraîche. Dire qu’il s’en fallait de quelques semaines, bordel de Dieu ! Tu parles d’un manque de bol-à-faire-les-tonsures !
Il se retire pour aller vérifier l’adresse de la nouvelle retraite du père O’Goghnaud.
— Tu croyes qu’c’est l’O’Bannon qu’est venu chercher le vieux ?
— T’en doutes ?
— Y s’le serait embarqué pourquoi, un vieux kroum abasourdi par l’âge ? C’est plutôt une étrave qu’aut’ chose.
— Il devait avoir son idée.
Le retour du supérieur nous ferme le clapoir. Il tient un feuillet où sont tracées quelques lignes et l’agite afin d’en sécher l’encre fraîche.
— Vous devriez conseiller au cher père de revenir parmi nous, dit-il. Je suis persuadé que notre communauté lui manque cruellement et que ses derniers jours connaîtraient une paix bien plus grande s’il était en compagnie de ses frères en Dieu.
Sous-entendu : son auber tomberait dans notre plat d’offrande et ça ne serait pas dégueulasse, youpi, whiskey pour tout le monde !
Mézigue, tout ce qui m’intéresse au plus vivement, c’est le bout de papelard où figure l’adresse. L’athlétique moine me le présente enfin. Je mate « Early Morning House » Oughterard.
T’as bien ligoté, l’artiste ? Oughterard, le pays natal de Vernon O’Bannon.