CHAPITRE XII Le pays natal de Vernon O’Bannon.

Là-bas, le lac, ils appellent ça le « lough ».

Moi je veux bien, qu’est-ce que j’en ai à branler, entre nous, hein ? Les Anglais disent le « lake », mais y n’en ont pas, ces cons. Quant aux Ecossemards, chez eux, c’est « loch » ; comme quoi des goûts et des couleurs…

Toujours est-il que, tout de suite après Galway, t’as le lough Corrib qui commence et qui se met à trémousser dans ses roseaux. La route s’en écarte pour ne s’en rapprocher qu’à Oughterard précisément. Et encore, pas complètement. Faut parcourir deux trois bornes avant de retrouver cette sauvage étendue de flotte, piquetée d’îlots couleur de paille. C’est plein de zoizeaux aquatiques dont les cris suraigus te font tressaillir. Des barques, peu nombreuses, emmènent dans les petites anses poissonneuses des pêcheurs silencieux loqués de cirés. Le ciel est plus triste que partout ailleurs, pommelé léger, tout en camaïeu gris et blanc. Ça respire le calme inexpugnable, la sérénité tombale.

Je regarde un instant ce panorama d’un autre monde. Je sais que je me ferais tarter dans cette campagne chimiquement belle, mais ça me rassure confusément de savoir qu’elle existe. Ayant dragué dans la contrée, je reviens au village, une sorte de station de vacances, avec des hôtels modestes, des boutiques de souvenirs. Les gens y vivent pénardos. On sent que le temps ne leur est pas marchandé. Tout ce qu’ils ont à faire, c’est pas grand-chose en buvant de la Guinness, alors tu juges ?

Notre Royce ne fait pas sensation, car on en voit pas mal en circulation. Elle nous pose. La presse n’a pas diffusé nos portraits car elle n’en a pas, et tu peux compter que c’est pas en France que les bourdilles irlandais risquent de s’en procurer. On ne cause presque plus de la tuerie de Dublin dans les baveux du patelin. Les attentats, en ces temps troublés, sont, comme on dit dans les beaux livres, monnaie fréquente dans ce vaillant pays. Un flingage de plus ou de moins, si c’est pas vous qui le dégustez, c’est un autre !

Bérurier ranime sa foi défaillante en nos étoiles.

— Et maintenant, comment tu comptes procéder, mec ?

— Comme un chef, mon pote.

— Si on se clatapulte directo chez le gonzier, sur ses gardes comme il est, on risque d’effacer des coups d’arquebuse !

— Aussi procéderons-nous autrement, mon bon ami. Viens dîner, je t’expliquerai la chose en détail.

* * *

— Tu sais que ça te va impec, assure l’Infâmure en me regardant évoluer entre les rayons ; dans un sens, t’as raté ta convocation, mec.

— Je vous prie, mon fils, le sermonné-je, il n’est pas convenable d’appeler « mec » un évêque, quand bien même l’Eglise donne de la bande.

Il est de fait que la soutane à liséré violet me confère une classe et une dignité que je suis fort heureusement à même d’assumer. J’ai un côté curie romaine, ainsi travesti.

Nous quittons le solennel magasin de Galway, fournisseur de messieurs les curetons où je viens de faire mes emplettes et repartons pour Oughterard avec Bérurier au volant, casquetté d’une gapette noire à visière de plastique. Somptueux équipage en vérité.

Et qui affole le brave curé d’Oughterard quand il le voit stopper devant son jardinet où il est en train de déguster un verre de quelque chose.

Il est chenu, ce digne prêtre, courtaud, massif, avec un gros pif poilu.

Je me présente : Monseigneur Dugenou, chargé par le Vatican d’une tournée d’inspection dans les différents monastères d’Irlande. Je souhaiterais rencontrer un vieux prêtre retiré de la vie ecclésiastique : le père O’Goghnaud, qui, paraît-il, nani nanère, nana lala et j’en passe. Voir blabla de circonstance, construit comme un musée Beaubourg, en plus solide toutefois. Le cher curé m’écoute en ponctuant de « yes yes, I see ».

Il « see » tout, comprend parfaitement… Veut ce que je veux. Est prêt à ce que je souhaite. Tout comme ce gars qui sodomisait un pauvre pour aller au-devant de ses besoins, il est décidé à tout faire pour me faciliter les choses. Un Monseigneur chez lui ; dans sa petite cure à trois peines ! Il en bave des ronds de barrette ! Il savait pas la chose possible. Se croit à Lourdes tout soudain.

Oui, il a appris qu’un vieux prêtre s’était retiré à Oughterard, chez ses neveux. Parfaitement : il connaît ces derniers : des gens extrêmement comme il faut de partout, bons catholiques, bons éducateurs, paroissiens sans reproche. Lui a un cabinet d’assurances et sévit dans la contrée, la dame joue de l’harmonium à la messe. Les filles sont élevées chez les Sœurs Karita de la Rédemption, les garçons, chez les Frères Troigros-de-la-Sainte-Restauration ; ce qu’on fait d’ultra-mieux en Irlandie, quoi !

J’opine, tout en ressentant un confus désagrément. Car ça ne colle pas. Ces gens édifiants, établis depuis toujours dans le pays, ne correspondent pas à ceux que j’escomptais.

— Avez-vous rendu visite au père O’Goghnaud ? demandé-je au prêtre.

— Certes, mais son état de santé ne m’a pas permis de converser avec lui car il est dans un état très critique….

— Eh bien, mon cher fils, allons lui rendre visite et s’il ne peut parler, nous lui donnerons l’extrême-onction.

* * *

Il est vachetement joyce, le m’sieur le curé, de véhiculer en Royce. Il roule comme s’il était dans une Rolls, parole ! C’est lui qui guide mon chauffeur.

Keep to the left ! il lui dit.

Et Béru, docile, prend à droite. Tout ça, bien… Nerveux, mais bien. Je rectifie au mieux. La tuture roule sur fond de soir en préparation. Les mauves du crépuscule, tu sais ? Quand les indigos font place au chose-truc carmin qui fait tant mouiller les romanciers descripteurs ? Qu’ils t’en foutent des chiées de pages, les gueux. Comme quoi les vapeurs du soir qui retournent à leurs roseaux et l’émoi du jour mourant-mes-fesses. Le vrai vertigo, ils bichent, à tartiner de la sorte, s’enrubanner la plume de beaux chromos pimpants.

Le prêtre parle de ses ouailles, du nouveau calvaire offert à la paroisse par Mrs. Nicecat, et tout, et bien, dans la déconnanche ecclésiastique. Il a la voix épaisse des trop-buveurs, l’œil qui gélatine, le teint en survoltage. Moi, je songe à mon petit numéro. Va-t-il mordre auprès des gens que nous visitons ? J’en doute. Si ceux-ci sont (et non saucisson) blanc-bleu, alors oui, peut-être. Mais si, comme tout à croire me porte, ils ont partie liée avec le mystérieux Vernon O’Bannon, ils vont drôlement la renifler, ma belle soutane des dimanches.

On parvient à Early Morning House, une gentille propriété, une peu moins Sam’suffit que les plupartes dans ce pauvre pays où les seules maisons valables sont transformées en hostelleries. Comme elle est d’assez fortes dimensions et peinte en blanc, comme il y a un bon bout de pelouse autour et que le lough Corrib sert de toile de fond, elle donne une relative impression d’opulence.

La Royce se range devant la porte cloutée de cuivre. Le prêtre et moi descendons. Pas besoin de frapper : on nous a vus et on s’avance déjà à notre rencontre. On, c’est la maîtresse de maison, une jeune femme délicieuse qui paraît sortie d’un roman des Brontë sisters. En la voyant, mon cœur qui n’a pas baisé depuis plusieurs jours ne fait qu’un tour et c’est bien suffisant vu l’état de marmelade dans lequel il se trouve instantanément à l’apercevage de cette ravissantissime dame. Pourquoi essayer de te la décrire : je mettrais fatalement à côté de la plaque. Une femme te plaît pas seulement parce qu’elle est belle ou qu’elle traîne à sa suite le cul du siècle. Elle te plaît à cause d’un quelque chose qui te touche, toi, et toi seul, directo, dans une région mystérieuse où l’âme et la viande opèrent leur jonction. Elle te plaît parce que tu reconnais en elle ce que tu espères confusément à l’état endémique. Elle t’apporte inopinément une qualité d’émotion rare. C’est trop coton pour ta cervellita, cette explication ? N’importe ; y en a des qui pigent. L’essentiel, quand tu rédiges, c’est de savoir qu’au moins une personne te reçoit. Des crivailleurs sans public continuent d’écrire pour eux. Ça leur suffit, la branlette cérébrale. L’homme a la possibilité d’exister seul, à preuve l’onanisme.

Et puis marre, hein ? Moi, quand le fichtre du foutre m’empare, faudrait me finir au bazooka pour m’empêcher. Et encore, les mains sectionnées, je continuerais de délirer.

La dame non décrite est tellement exaltante que je vais tout de même porter à ta connaissance qu’elle est âgée de trente-trois ans, sept mois et douze jours, à vue de nez ; qu’elle est blonde extrême, quasiment blanc. Qu’elle a le teint très pâle mais irlandaisement semé de ces fameuses taches de rousseur qui sont, avec la Guinness, la principale caractéristique de ce beau pays chiatique, et que ses yeux, autant que j’en puisse juger à six mètres de distance, sont presque mauves, oui, attends, maintenant qu’il n’y a plus que quatre mètres vingt-cinq, ils le sont davantage, et à présent qu’elle est à un mètre seulement, c’est confirmé cinq sur cinq.

Le curé fait les présentations.

— Voici Mistress Aïlikitt, monseigneur. Mistress Aïlikitt, permettez-moi de vous présenter monseigneur Dugenou (il prononce Diougéniou).

La formidablement plaisante madame rosit d’émotion, courbette tel que dans les Petites Filles modèles, et soupire, comme en fin de panard, une phrase de bienvenue.

Dès lors, monseigneur Santonio place sa nouvelle historiette. Envoyé spécial du Vatican, il a bien connu le père O’Goghnaud, jadis, quand il a fait une année d’anglais à Limerick. On lui a appris, au monastère, que le saint homme était retiré chez ses neveux. Il tient absolument à le voir une dernière fois avant de le retrouver chez Mister Bon Dieu, le plus tard possible.

La foutralement émouvante médème Aïlikitt tortille ses doigts fuselés. Tonton est very ill, près de clamser incessamment et même plus tôt. Une lampe qui s’éteint. L’âge, les privations. Mais enfin, un monseigneur, hein ? Elle va lui annoncer avec ménagement. Voir si…

Un petit garçon rouquin comme son con de papa (puisque sa maman est plus blé que nature) tournique autour de la Royce en demandant si c’est une Rolls. Béru, promu chauffeur du clergé, l’invite à monter près d’him.

Ils font potes, les deux. Le Gravos, c’est une bonne nature. Quand les chiares ne sont pas trop casseburnes, il devient vite gâteux.

Mrs. Aïlikitt nous fait pénétrer dans un délicieux salon. Le feu de tourbe traditionnel fumasse lentement dans une petite cheminée de cuivre pâle. Tout est douillet, céans. Les meubles sont de famille. On a fait un effort pour donner une allure pimpante à la maison et on y est parvenu. Il y a de beaux bouquets de fleurs un peu partout, et des gravures découpées dans de vieux livres et encadrées joliment. Et puis des lampes froufrou dont je te parie ma jolie hôtesse a confectionné soi-même les abat-jour.

Elle s’éclipse. Une horloge tricote du néant dans la pénombre envahissante. Ici tout respire le calme, la sérénité. Je me convoque pour une prise de conscience express et il en ressort que j’ai probablement emprunté une mauvaise piste. La lande irlandaise ne me vaut rien. C’est pas mon élément naturel.

La ravissante dame revient. Elle semble très grave, presque recueillie.

— Venez, invite-t-elle. Je ne sais s’il vous reconnaîtra, mais vous aurez toujours eu la satisfaction de le voir.

Nous traversons le couloir pour pénétrer dans une chambre de dimensions modestes, sobrement meublée.

Dans un vieux haut lit, un vieux au lit respire comme on râle. Tu croirais l’abbé Faria en train de canner dans sa cellule du château d’If.

Ses cheveux blancs sont très longs, sa barbe blanche est hirsute. Ses traits émaciés traduisent la souffrance longtemps endurée et acceptée. Il a les yeux mi-clos. Ses draps remontés sous sa barbe paraissent l’emmailloter.

En l’apercevant, le curé d’Oughterard se jette à genoux comme devant la couche funèbre d’un Louis quatorze ou quinze et se met à réciter à bout portant une salve de « Our father quête z’aux cieux ». Pour ma part, je me signe en trois exemplaires, avec léger paraphe sur la poitrine. Puis me penche sur l’agonisant.

— Père O’Goghnaud ! appelé-je doucement…

Le râle continue toujours.

— Je suis Jean-Baptiste Dugenou, le petit séminariste français que vous avez connu à Limerick. Vous souvenez-vous de moi ?

Le râle dérape, il y a un glafouillage. Les paupières presque noires du mourant se soulèvent à demi sur un regard blanc. Une voix plus caverneuse que celle de l’homme de Cro-Magnon s’élève, à peine audible. Elle parvient à articuler des mots, mais ces mots m’échappent.

— Que dit-il ? demandé-je à la jeune femme qui se tient légèrement en retrait.

— C’est du gaélique, murmure-t-elle. Il dit qu’il ne vous connaît pas.

La bonne blague ! Evidemment que le père O’Goghnaud ne me connaît pas.

— Il n’a plus sa tête, ajoute-t-elle.

J’hoche la mienne comme un général d’Empire.

— Hélas, hélas, hélas, fais-je, très gaullien.

J’accorde au père O’Goghnaud une bénédiction tout azimut, pas piquée des vers ; puis, discret me retire en entraînant le curé un moment où il attaque son acte de construction en latin pour faire plus vrai.

— Evidemment, il n’en a plus pour très longtemps, le cher homme, murmuré-je en miséricordiant de la glotte.

La jeune femme a un geste fataliste, comme pour laisser toute liberté au Seigneur d’embarquer son tonton le plus vite possible.

— Puis-je vous proposer un verre de whiskey ? demande Mrs. Aïlikitt.

J’empresse à pieds joints.

— Bien volontiers, madame.

Elle nous installe au salon, près de la cheminée. On a droit à la boutanche des grands jours, à la verrerie d’apparat. Elle-même se sert un doigt du breuvage ambré.

— Le père O’Goghnaud est votre oncle, ou celui de votre époux ? demandé-je.

— Celui de mon mari. C’est le frère de sa défunte mère.

Le curé s’endort après avoir éclusé son godet cul sec. L’obscurité densifie dans la pièce. Les fleurs sentent bon, la cheminée fume dru et la madame me paraît de plus en plus jolie, qu’au point que si je n’écoutais que mon salaud d’instinct, je la prendrais dans mes bras pour lui rouler une pelle.

— C’est intime, chez vous, murmuré-je sans la quitter des yeux.

Elle détourne pudiquement les siens. Evêque, certes, mais le cœur de l’homme continue de battre derrière la braguette de la soutane. C’est pas une roupane de monsignor qui va masquer les ardeurs d’un San-Antonio en émoi, crois-le bien.

— Vous avez beaucoup d’enfants ?

— Quatre : deux filles et deux garçons.

— Ils sont sages, on ne les entend pas et je n’en ai vu qu’un.

— Ils font leurs devoirs.

— C’est très généreux à vous d’avoir pris le père O’Goghnaud avec vous.

— Nous avons pensé qu’il serait mieux ici que dans un monastère, pour terminer ses jours.

— Qui peut le dire, ma chère ?… C’est un homme de Dieu, là-bas il se sentait peut-être davantage près du Seigneur que dans votre confortable maison, soit dit sans vouloir le moins du monde vous désobliger.

Elle hoche la tête.

— C’est ce que j’ai essayé de démontrer à mon mari, mais Standley n’a rien voulu entendre et il m’était délicat d’insister.

— Il voyait souvent son oncle ?

— Non, presque jamais. Cela l’a pris brusquement. Un sursaut de sa conscience, m’a-t-il expliqué. L’un de nos enfants a été cruellement malade et nous avons failli le perdre, au début de l’année. Je crois que cette maladie a beaucoup frappé Standley. Mon sentiment est qu’il a fait un vœu, comprenez-vous ? Il a dû promettre à saint Patrick de prendre son oncle avec nous si notre petite Emily guérissait. Mais mon époux est un homme très secret.

La façon qu’elle en cause, je te parie une bitte d’amarrage contre une boîte de capotes anglaises qu’elle n’est pas enchantée de son jules, la chérie, dans le secret profond de son cœur, ni dans celui de sa chaglatte. Un de plus qui regrette que son présent ne soit pas passé !

— Que pense le docteur de l’état de santé du père ?

Elle fait la moue.

— Un spécialiste en gériatrie vient une fois par semaine de Galway pour le voir. Evidemment, il est très réservé.

Bon, on s’est dit l’essentiel.

Du moins concernant l’affaire, car sinon, j’aurais bien des choses à lui bonnir au plan intime.

— Il ne reçoit pas d’autres visites que celle de ce médecin ? demandé-je.

— Oh, non, mon Dieu, qui donc pourrait s’intéresser à lui ?

— Je suis bien venu, moi.

Elle acquiesce.

— C’est vrai, monseigneur. Je regrette qu’il ne vous ait point reconnu.

— Je compte passer quelques jours dans la région. J’ai une foule de notes à classer, un rapport à mettre en forme, cet endroit me paraît propice à la méditation et au travail. Je vais descendre dans l’une des ravissantes auberges d’Oughterard. Avec votre permission, je me permettrai de revenir ; peut-être qu’au cours d’une seconde visite, le père O’Goghnaud se souviendra de moi ?

— C’est très possible, admet la ravissantissime. Car il a des périodes de pleine lucidité. Revenez quand vous le voudrez, monseigneur. Et puisque vous séjournez à Oughterard, je vous signale que la meilleure auberge est celle du Gracious King.

Des enfants se mettent à rire, quelque part dans ce calme logis.

Je prends congé avec le cruel sentiment d’avoir fait fausse route.

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