Je mets la radio. Ça zizique un truc folklorique, à base de cornemuse. Je suppose que les vieux Irlandoches mouillent en entendant ça. Moi, en trois secondes j’ai les tympans qui se fanent. Alors je leur restitue le silence. Il est de brève durée car Sa Majesté réapparaît, superbe dans un peignoir de bain proposé par l’hôtel. Ce vêtement est insuffisant pour le contenir tout. Il s’en faut d’une cinquantaine de centimètres sur le devant. Nous conservons donc une vue aussi directe qu’imprenable sur la poitrine velue du gaillard, sur son nombril ahuri, son bas-ventre haché de cicatrices blanches et son sexe surdimensionné dont, même au repos, l’on est conduit à se demander s’il s’agit d’une bite ou d’une trompe.
— Ta grognace est partie ?
Je trouve le qualificatif un peu duraille pour Cathy. Elle m’a troublé, cette petite médème. Une sorte de télescopage du guignol. Ton aorte qui bredouille tout soudain et il te vient dans l’âme une tristesse vaporeuse.
— C’était la fille O’Bannon.
Le Lucratif parenthèse des cannes pour s’aller gratter le trou du cul démangeant sans bourses déliées. Il fourbit longuement, à belles onglées féroces, puis s’empare de la bouteille de champagne, dont la tiédeur ne l’affecte pas.
— Comment t’est-ce tu l’as connue ?
— Le hasard.
Il tute une grande lampée démolisseuse, meugle la joie de ses papilles décapées et déclare :
— L’hasard, mec, ça n’éguesiste pas. Si t’auras rencontré c’te pouffe sans la chercher, c’est que ce sera elle qui t’cherchait. Pointe à la ligne !
Comment quoi, tu vois, même en état de supergueule de bois, le Béru ne départ pas sa jugeote.
Je considère le petit clavier où s’alignent les différents boutons d’appel du service et je sonne la femme de chambre. Moi, si tu veux savoir, cette affaire O’Bannon me laisse dubitatif. Je pige mal qu’un spécialiste ricain de l’envergure de Ted Thomson fasse appel à moi. Non pas que je chique à la modeste violette, mais tu penses qu’un peuple qui chiasse pour laisser atterrir Concorde ne va pas sonner à la lourde d’un flic français quand il veut régler des problèmes aussi délicats. Quant à la visite de la fille O’Bannon venue récupérer son slip, reconnais que ça laisse rêveur.
La femme de chambre radine, souriant de tout son râtelier acheté dans un Uniprix de Dublin. C’est une dame qui n’a pas doublé la soixantaine car personne, même en Irlande, ne saurait vivre jusqu’à cent vingt ans ; mais elle a davantage de carats que tous les joyaux de la couronne réunis. Et du reste, tu penses bien que, dècheur comme il est, y a belle lurette que le Trésor britannouille l’a fourgué au Shah Durand.
Elle me demande ce dont je désire en louchant sur la face visible de Béru, lequel continue de picoler le Mumm au goulot.
Je cueille un billet de banque de deux kilos et demi (y a écrit cinq livres dessus) et le montre à la vénérable personne.
Elle a des lunettes sur la poitrine, retenues par une chaînette. Elle en chausse le mignon tubercule à l’aide duquel elle se mouche et regarde le billet.
— C’est cinq livres, sir ? suggère-t-elle.
— En personne, admets-je.
La vieille dame de chambre continue d’examiner la coupure.
— Très joli, ajoute-t-elle, bien qu’il y ait là-dessus le portrait de la reine d’Angleterre.
— Nul n’est parfait, soupiré-je.
— C’est la pure vérité, sir.
— On pourrait faire de la monnaie, dis-je, mais le même portrait figure également sur les coupures d’une livre.
— La Banque d’Irlande a tout de même les siens propres, assure la femme de chambre, hélas elle les imprime en quantité réduite, ce qui nous contraint à utiliser ceux-ci.
— Ce billet vous plairait-il ? je lui demande.
— Certes, répond-elle vivement. Malheureusement je ne sais pas sucer. Jadis, avant la Première Guerre mondiale notamment, beaucoup de clients me proposaient de l’argent pour que je leur fasse une pipe, hélas la chose m’a toujours été impossible car j’ai la luette hypertrophiée et d’une sensibilité telle qu’il m’est même interdit de manger des asperges.
— Madame, il ne s’agit pas de mettre vos glandes salivaires à contribution, mais seulement votre mémoire.
Elle se rassérène.
— En ce cas, sir, bien qu’il lui arrive de me jouer des tours, je la mets volontiers à votre disposition.
Béru lance un abominable rot. La femme de chambre se tourne vers lui.
— Je crois que nous sommes le 5, sir, lui répond-elle.
Puis à moi :
— Que souhaiteriez-vous m’entendre évoquer, sir, l’insurrection d’avril 1916 qui aboutit à la proclamation de la République ? Ou l’élection du président de Valera en 1919 ?
— Je voudrais simplement que vous me parliez des personnes qui ont occupé cet appartement avant nous.
Il lui faut un petit brin d’instant pour rajuster le tir. Mais c’est une femme qui a beaucoup vécu, et ce dans des conditions parfois difficiles. Pour être irlandais, il ne suffit pas d’être né en Irlande, il faut aussi se montrer courageux. Alors elle reconsidère bravement la situation et s’y adapte comme une ventouse de caoutchouc au trou d’écoulement d’un évier.
— Que vous en dire, sir ?
— Le maximum.
— Par exemple ?
— Le temps qu’ils ont passé ici, la manière dont ils s’y comportaient, et surtout, les gens qu’ils y recevaient.
Elle hoche la tête.
— Mon Dieu, sir, je ne fréquente les appartements des clients que d’une façon épisodique et ce n’est généralement pas lorsqu’ils ont des visites qu’ils me sonnent. J’attends qu’ils soient sortis pour entrer.
— Si bien que vous n’avez rien à m’en dire ?
— Hélas, sir, je crains bien que non.
Elle a pour mon billet de cinq livres le regard qu’a une maman bretonne pour son terre-neuvas de fils au moment où celui-ci quitte sa morue pour aller en pêcher des vraies dans les mazouts de la mer du Nord.
— Tant pis, fais-je en lui offrant la banknote.
Mon geste l’humidifie complètement. La voici qui s’égoutte.
— Sir, sir, soupire-t-elle, vous êtes vraiment le digne fils d’un peuple capable de remporter le grand chlem dans le tournoi des Cinq Nations. En remerciement, laissez-moi vous révéler quelque chose à propos de ce couple qui vous intéresse. Je n’ai pas une âme de dénonciatrice, mais votre fair play vainc mes réticences.
— Dites, vaillante Irlandaise ! Dites vite !
— Il s’agit du mari de la dame…
— Eh bien ?
— Ce n’est pas son mari.
— Qu’est-ce qui vous conduit à le supposer ?
— Je ne le suppose pas : je l’ai constaté.
— Mais comment ?
— En l’apercevant, dévêtu, alors qu’il sortait de sa salle de bains, sir. Ce monsieur est en réalité une dame.
J’exclame :
— Une dame !!!
— Parfaitement, sir, ce qui vous montre bien que tous les goûts sont dans la nature.