CHAPITRE IX Fuir, c’est conserver sa liberté.

L’ascenseur nous sansencombre jusqu’au sous-sol. Je déniche un couloir qui sent la lessive, puisqu’il longe la buanderie de l’hôtel, et trouve une issue débouchant pile en face du garage où l’ancien rouquemoute déguisé en chauve procède au lavage d’une Bentley noire. Le bruit fouetteur de son jet, conjugué aux vociférations de son transistor, l’isole du monde sonore. En plus, il chante en gaélique à pleines cordes vocales, et le gaélique, quand tu le hurles, c’est pire que dix métiers à tisser en action.

Le garage possède deux portes dont les rouleaux de fer rouillés pendouillent tristement. Ces ouvertures sont séparées l’une de l’autre par le box de lavage. Nous empruntons celle qui me paraît la plus propice à une entrée discrète. J’ai retapissé, tout à l’heure, un coin de l’immense local, où les voitures sont blanches de poussière, c’est vers ces bagnoles provisoirement en vacances que je me dirige. J’en visionne quelques-unes avant de faire mon choix, et j’opte pour une Rolls Phantom située au troisième rang du troupeau. La clé de contact est au tableau. Je la tourne à demi, l’antenne de radio monte immédiatement ; donc elle est parée quant aux batteries. La jauge d’essence, sans être franchement optimiste, indique qu’il y a de la coco dans le calumet.

— On prend ce carrosse, soufflé-je au Mastar. Plus nous serons voyants, plus nous passerons inaperçus.

Il n’objecte pas.

M’aide à dégager les deux tires de devant pour pouvoir sortir le tas de ferraille. Après quoi, nous les remettons en place. Selon moi, l’emprunt que nous venons de faire n’est pas près d’être découvert. La Rolls (comme quoi, quand tu t’associes, vaut mieux mettre son blaze en première position. On dit volontiers une Rolls, et plus rarement une Rolls-Royce. Dans ce mariage princier, c’est sir Royce qui l’a eu dans le baba) est immatriculée en Grande-Bretagne. Elle doit appartenir à quelque opulent homme d’affaires angliche qui ne l’utilise qu’épisodiquement, quand il vient en Irlande. Nous arqueboutons (de culotte) pour la pousser à la pogne jusqu’à la street, pas que le bruit du moteur (très ténu d’ailleurs) ne soit réverbéré par l’ampleur du garage.

Le gonzier chante toujours la beauté du soir qui tombe sur la baie de Ballylickey.

Je grimpe à bord du contre-torpilleur et j’actionne le démarreur. Pas besoin de lui gratouiller le bitougnot pendant cent sept ans ! Tout comme ta bonne femme, il démarre au quart de tour. Un vrai beurre. Le Gravos me rejoint sur la passerelle. Paré à virer ! On keep to the left.

* * *

— Note, soupire Béru, que la balle qu’a composté la cervelle du flic a été tirée d’loin, par un fusil à besicle, et que c’est facile à prouver. Qu’ainsi donc on eusse été blanchis.

— Blanchis, nourris et logés, complété-je, car tu oublies le massacre de Pernell Street.

— Aller où ? soupire « l’Obaise ». On s’rait en nuéréssès ou aux zuéssa, qui sont des magasins à grande surface, on pourrait se planquer, mais dans c’t îlot…

— Pas de défaitisme, Gros, je te prie, ce n’est pas dans ton caractère.

On roule peinardos calmos dans une banlieue modeste qui se déguise vite en campagne pauvre. Les routes sont étroites, peu encombrées. Une confuse nostalgie m’empare. Le regret de je ne sais quoi, de je ne sais qui… J’évoque ces meurtres de tout à l’heure, si rapides. Cela s’est passé d’une façon folle. Un peu décousue. Et il me reste à l’âme une espèce de plaie qui s’infecte.

L’emmerde, avec nous autres poètes, c’est que lorsqu’on a de la peine, au lieu de la chasser on lui cherche un titre…

Bérurier, fouille-partout de première classe, est en train d’explorer la boîte à gants de la Royce (je fais une petite compensation).

— V’là les fafs de la tire, annonce-t-il.

Il me présente la carte grise. J’y apprends que « notre » véhicule est la propriété de sir Beston, demeurant à Glenbeigh dans le comté de Kerry. Le Mastar extirpant maintenant une carte d’Irlande, je le prie de me chercher cette localité.

Crois-moi ou vas te faire réciter le speculum vobiscum dans le texte, mais Béru parvient à dénicher cette aimable localité sur la vaste brèmouze déployée, ce qui constitue un exploit de sa part, ou de la part du hasard. Drivant à une allure de sénateur, il m’est aisé de mater la carte et de constater que Glenbeigh est situé dans le sud-ouest de l’Irlande, tandis qu’Ougtherard se trouve dans l’ouest. Une centaine de miles doivent séparer les deux localités. Pour lors il me vient une idée. Et je te la livre in extenso (grenue). Je me dis les trucs ci-dessous, deux points, ouvrez vos portugaises.

Ce sir Glenbeigh possède une propriété en Irlande. Il y vient de temps à autre et débarque à Dublin où il trouve sa Royce-Rolls (toujours mon souci d’équité). Au volant de sa tire, il rallie (de Monte-Carlo) sa demeure de la côte atlantique. Il y a peut-être, pour les deux pauvres hommes traqués que nous allons devenir dans un peu moins de pas longtemps, une partie de culot assez chouettarde à jouer.

Alors, Françaises, Français : jouons-la !

C’est pas un château. C’est plus joli qu’un château. Plus petit. Ravissant, intime, plein de vigne vierge. C’est en pierres grises. En ardoise noire. Cela possède des fenêtres à meneaux, des petits carreaux. C’est posé sur une grande pelouse verte qui descend jusqu’à la rive d’un lac sauvage, aux eaux violettes et noires. Il y a de la forêt alentour. Ça ferait la couverture de Houses and Gardens comme rien.

Une simple chaîne en interdit l’entrée. Te dire… Bérurier va déchaîner et nous avançons jusqu’au petit perron débordé par la mousse. Toute proche, est une maisonnette de gardien. Une gentille vieille dame tricote sur le pas de sa porte, dans un rayon de soleil destiné à la côte française et puis qui s’est paumé en route. Elle se dresse en apercevant la Royce et, comme l’écrivait mes chosefrères du siècle dernier et du seizième arrondissement, la plus vive stupéfaction se peint sur son visage.

A bibi d’interpréter le grand numéro !

Je descends, un sourire comme une tranche de pastèque primée met en évidence l’exceptionnelle denture dont je.

— Hello ! Hello ! je brame.

La dame m’arrive tout contre, l’air très vraiment sidéré.

Mais, sir Hugh n’est pas avec vous ? elle s’étonne.

— Non, il viendra d’ici une quinzaine, dis-je, je suis son neveu de France.

— Oh ! le fils de cette pauvre lady Smoule ?

Tu te rends compte si j’ai du bol, Méphisto ? V’là que le Rosbif a vraiment un neveu français.

— Je vous ai connu tout petit, m’assure la vieille. J’entends encore votre accent lorsque vous m’appeliez « Madame Mary ».

Et cette brave bique imite l’accent français qu’a de quoi se l’extraire et se la mordre sans recracher les pépins ! Elle cause cul-de-poule, en essayant de faire chanter les finales, comme si un coq voudrait entonner la Marseillaise sur son tas de fumier.

— C’est Ann qui va être contente, elle enchaîne. Vous aurez du mal à la reconnaître. Ann ! Ann ! Viens voir qui est là !

Une nana se pointe de l’arrière of the house. Une fille plutôt pas mal que pas belle, sans histoire, irlandaise : peau blanche, tifs châtinoches-rouquemoutés comme toutes ; elles sont tirées au papier carbone, ici, les gerces ! Duplicata, photocopie ! Tous droits de reproduction réservés à la verte Erin.

Elle s’avance, l’air un brin sauvage, le regard en phare d’ambulance.

— Ann ! C’est M. Roger (elle prononce Rodgeur, la mère Mary, tu penses bien !). Tu te remember les belles parties que vous faisiez l’année où sa pauvre chère maman est décédée dans ce naufrage ridicule ?

Parties de quoi, j’ me demande : touche-zizi, ou colin-maillard ?

Ann me murmure un « Hello » intimidé.

Ici, la louche serrée, ça ne se fait pas chouillet. Je me réprime la pogne, pas sembler trop familier.

— Bonjour, Ann, je gazouille, je suis très heureux de vous revoir. Etes-vous mariée ?

La maman intervient comme un joueur de rugby plonge sur la balle pour la bloquer :

— Sir Hugh ne vous a pas dit ?

— Nous nous sommes vus très brièvement, plaidé-je.

— Ann a eu des malheurs, je vous raconterai cela.

Elle se tourne vers Sa Majesté.

— Monsieur est un parent à vous ?

— C’est mon valet de chambre, dis-je.

— Ell’ cause de moi ? s’inquiète le Mastar.

— Je lui expliquais que tu étais mon cousin germain.

Il sourit et cligne de l’œil à Ann, laquelle est suffisamment potelée pour l’émoustiller.

— Alors, nice môme, il la chambre, vouate dou you raconte tou mi de good ?

Ann recule, effrayée. Si tu veux mon avis, doit y avoir des cases noires dans la grille de son cervelet. Elle fait sauvageonne attardée, la mimiss. Le genre de greluse issue du croisement d’un bœuf avec une motte de beurre.

* * *

La crèche au sir Hugh, tu peux pas t’imaginer le confortabilisme dont elle témoigne, comme disent les revues spécialisées. C’est ancien, pimpant, délicat. On me donne l’appartement des invités : un deux pièces mansardé, chouilla tout plein, salle de bains à carreaux de Delft et robinetterie mérovingienne. D’un goût raffiné. C’est pas unique, dis, Nez-creux, de venir jouer les aristos commak, chez un sir que je ne connais ni d’Eve, nid d’abeille, et souhaite au grand surtout ne jamais rencontrer. Car, une supposition qu’il se pointe à l’improviste, le gars Hugh, c’est pour le coup que notre situation deviendrait inconfortable ! Là, y a délit, non ? On est passibles d’un tas de ceci-cela, et sans sursis moi je crois. Enfin, l’essentiel est de vivre l’instant comme l’a écrit ce con d’Horace dans les pages rosses du Larousse. Il s’agit de vivre la situation et de s’adapter aux nouvelles qui surgissent. Et ainsi la vie passe. Tu verras comme « jadis » vient vite, sans t’en apercevoir, par-derrière…

Alors, inutile d’en installer. Remise tes épates, mec. Dis-toi qu’on est tous une bande d’incultes qui cherchons à nous éblouir. L’Univers est plein de tordus qui se prennent pour Beethoven sans être capables de différencier une note de musique d’une note de restaurant.

Bérurier toque à ma lourde.

Il est radieux.

— Tu sais qu’j’ai un ticket av’c la fille d’la hutte, me dit-il. Tandis qu’é me grimpait à ma piaule, j’lui ai envoyé la paluche et elle a pas sourcillé du prose. Elle s’est farci les marches avec mes cinq vagabonds dans la raie, même qu’j’lu ai faite la pince d’crabe : un pouce dans l’ogne, l’indesque dans le frifri. Et une fois qu’on est été arrivé dans ma carrée, laquelle, soite dit en passant, est beaucoup moins ronflante que la tienne, je l’ai bisouillée sauvage en lui déballant une portion de menteuse sauce gribiche pas piquée des s’hannetons. Tu croyes que mad’ m’selle miss aurait rebuffé ? Malgache bonnot ! Elle s’est laissé accomplir textuellement qu’on aurait eu un peu d’temps d’vant moi, j’l’embroquais superbe sur le coin du pucier, c’te splendeur. La seule chose, c’est qu’elle est pas très compatissante. C’t’une péquenote, et irlandaise, c’qu’arrange pas. Toute une éducance à faire, quoi.

Le Mastar hoche la tâte.

— J’la lui ferai, promet-il, pour peu qu’on reste quéqu’temps ici. Selon tézigue, on prolonge le séjour ou on n’fait qu’un coucher ?

— Je crois qu’on pourrait se servir de cette propriété en guise de P.C. Ici, nous passerons inaperçus : je suis le neveu de sir Hugh dont l’implantation dans ce comté remonte à la guerre des Deux-Roses.

— Alors, va falloir se trouver du linge, on a tout laissé à l’hôtel.

— Nous irons nous acheter des falbalas à Cork, demain, aux aurores.

— La vioque doit ét’surprise qu’on s’pointe les mains vides ?

— Je lui ai dit que nos bagages n’étaient pas à l’aéroport et que Aer Lingus nous les parachuterait dès qu’ils seraient retrouvés.


Tandis que l’aimable mistress Mary nous prépare une dégueulasserie de bouffement, j’explore la maison. J’espère en tirer un maximum de tuyaux relatifs à sir Hugh, car il faut que je rassemble quelque documentation sur le personnage si je ne veux pas que la mère Mary découvre notre imposture.

La chambre du lord est éloquente : cet homme vit seul, probablement est-il veuf ou divorcé. Son cabinet de travail-bibliothèque ne l’est pas moins : il est cultivé et écrit des ouvrages sur les émaux (ce qui ne signifie pas automatiquement qu’il soit camé). Des photographies de lui le montrent, au temps des cherries (et des chéries), jouant au tennis ou naviguant à bord d’un voilier, bel homme au visage étroit et haut comme un autobus londonien, chevelure brune coupée d’une raie médiane, sourire sceptique, posture blasée, œil qui ne s’arrête que sur l’arrière-boutique des choses.

Le salon, tu l’as deviné sans pelle, est un musée consacré à l’émail, depuis les maille-à-partir, jusqu’aux mailles à l’envers, en passant par l’émaux croisés. Moi, je ne suis pas fana de collections. Question de tempérament. Collectionner est prétentieux, c’est se donner l’illuse de l’immortalité. Je suis toujours apitoyé lorsqu’un pote prend son foot avec une collection de timbres, de bagues de cigare, de jetons provinciaux, de préservatifs royaux, de porte-clés ou de Bugatti. Grouper des choses de même nature, c’est préparer leur dispersion future. C’est mettre dans un récipient le grain à semer. Toute acquisition d’objets précieux est le prélude à leur vente. Personne n’a jamais rien conservé au-delà de quelques générations.

T’es content ? Moi aussi ! On hérite jamais qu’une chose : la vie !

Et on la lègue avant de mourir, c’est le plus joyeux des héritages.

Tu veux que je te dise ? Youpi !


Béru fait semblant de lire un journal. Du moins en regarde-t-il les images.

— As-tu remarqué, me dit-il, qu’il y a toujours au moins un Noir dans une équipe de foute-bâle ?

— C’est vrai, conviens-je, surtout dans celle du Zaïre.

Il me brandit une feuille de chou trouvée sur une table basse.

— Mate ce noirpiot comme il fait bizarre au milieu de parmi tous ces blondasses.

Je coule un œil distrait au canard.

Un visage d’ébène (pour user d’un cliché en négatif) me sourit, il est bien planté parmi une dizaine de connards dont les cheveux tombent jusqu’aux chaussettes, car, j’sais pas si t’es d’accord, mais depuis déjà lulure les footballeurs ressemblent à Louis XIV, si bien que la photo d’une équipe, tu croirais une couvrante pour le catalogue de la Pléiade. Un peu comme si La Fontaine, Molière, Racine et compagnie s’étaient mis en culotte et maillot rayé.

Je rends le journal à mon commensal (comme un peigne) en l’honorant d’un hochement de tête qui peut passer, dans les cas désespérés, pour un branlement de chef.

Mais, à contretemps, quelque chose me télescope les cellules grises. Je lui arrache le baveux. Mate la manchette, la date. Le laisse tomber au tapis.

— C’est pas la politesse qui t’étouffe, remarque Sa Majesté en ramassant le journal.

— Tu n’as rien remarqué en feuilletant ce canard, Gros ?

— Si, me dit-il, des cons l’ont imprimé en anglais.

Il roule en connerie plein phares, le Mammouth. Sortez-vous de devant, blanches z’oiselles, car trop de sottise éclabousse.

Il a repris l’examen des photos. Il mouille son pouce pour mieux tourner les pages. Il est paisible, confortable dans sa torpeur animale. Mais si gentil…

— Gros !

— Mouais ?

— Mate le titre de ton baveux, je te prie.

Manchester Tribune, ânonne le polyglotte.

— Manchester est en Angleterre et ce canard est daté d’hier.

— Alors ?

— Alors nous nous trouvons dans le sud de l’Irlande !

— Merci du tuyau ; mais j’voye mal ce qu’a de rare dans tout ça. T’sais qu’les abonnements, ça eguexiste ? La vieille en a un au Manchester Tribune.

— Elle est irlandaise et n’a probablement jamais vécu ailleurs que dans ce bled ! Je te parie qu’elle se fout de Manchester, presque autant que toi.

— Alors sa gamine ?

— Sa gamine n’est capable de lire que Ciné-Revue ou, à la rigueur extrême, les albums de Tintin.

Sa Majesté, déroutée, renifle fortement pour signaler son désarroi mental. Elle ne pige pas où je veux en venir, ni pourquoi ce canard britannique me tracasse.

— Ben accouche ! il me bouscule. Av’c ta pomme c’est toujours l’mystère d’la chamb’ jaune, quoi, merde !

— Quelqu’un d’autre que les deux femmes habite ici. Quelqu’un que la ville de Manchester intéresse, soit parce qu’il en est natif, soit parce qu’il y a des intérêts…

— Le sir Arthur, p’t’êt’ ?

— Il ne vient ici que de temps à autre.

— Et alors ? Suppose qu’y veuille pas rater un seul numéro d’ce canard ? Y l’aura pris un abonnement pour êt’ certain d’l’avoir toujours à disposance, qu’est-ce il aurait à branler du prix d’un abonnement, plein aux as tel qu’j’le conçois ! Le lusque c’est le gâchis, mec. Car tout c’qu’est pas superflu est nécessaire !

Là-dessus, un bruit de pas retentit. Solide. Et un grand gaillard couperosé, que tu jurerais Watson, fait son entrée de théâtre. Il est en tenue de pêche, sauf qu’il a ôté ses cuissardes avant de pénétrer au salon. Il mesure un bon mètre quatre-vingt-douze, que je te laisse le soin de convertir en pieds et pouces, car je n’ai pas mon indicateur des chemins de fer, non plus que ma table de logarithmes Louis XIII sous la main. Il a un très long nez et des oreilles qui ressemblent à une installation stéréo. Son regard est du genre agressif. Ce mec, il regarde la vie comme s’il croyait à un piège et les gens comme s’ils avaient l’intention de le revolvériser.

Sa surprise est évidente. Il nous toise alternativement, sans un mot, en retroussant sa lèvre supérieure, façon dogue allemand quand minet s’approche un peu trop de son écuelle. Il porte un râtelier anglais dont toutes les ratiches sont aussi uniformes que les touches blanches d’un piano.

— Hello ! lâché-je joyeusement.

Je viens à lui, main tendue, l’air aussi joyeux qu’un gus qui vient de gagner au loto.

— Je suis Roger, le neveu de sir Hugh.

L’arrivant pue le poiscaille, ce qui prouve qu’il est peut-être mauvais semblable, mais du moins bon pêcheur.

Il me file un peu de gluance de truites dans la paume et murmure un « hello » sans conviction.

— Voici Béru, mon factotum, annoncé-je en montrant l’Ignobliure, vautrée (voire même bœufé) sur le canapé.

Le truiticide acquiesce.

Mais comme s’il ne croyait pas une broque de ce que je lui bonnis.

— Mon nom est Coy, me confie-t-il, à regret.

Alors l’Antonio décarre au culot :

— Je sais, oncle Arthur m’a parlé de vous. Vous êtes de Manchester, n’est-ce pas ?

Un bon point pour moi ; embonpoint pour Bérurier. Enfin, le masque hostile du Rosbif cesse de ressembler à un masque pour danseurs funèbres des îles de la Sonde (urétrale). Quelque chose qui ressemble à de la satisfaction décrispe le gars Wallace. Sa lèvre retroussée retombe sur ses dominos.

Pour le coup, il réitère sa présentation.

— Wallace Coy, déclare l’aimable bonhomme, plus connu sous l’appellation de W. C. dans la police de Manchester où j’étais superintendant.

Je ne bénirai jamais assez le ciel (qui d’ailleurs n’en a pas besoin) de ce que j’ai la bouche disponible au moment où j’entends ça. J’eusse été en train de manger de la choucroute, par exemple, j’étranglais aussi sec.

— Mon… heu… oncle a bbbbeaucoup de d’estime ppppour vous ! parviens-je à articuler, ou horticuler j’sais plus.

— Il est de fait que j’ai eu l’occasion de lui rendre quelques petits services, déclare W. C., en mettant l’accent sur le mot « petit » pour laisser entendre combien lesdits services étaient grands.

Cette fois, tu sais pas ? Il rit ! Parole : il peut ! Merci, Wallace Coy !

— Il y a longtemps que vous séjournez ici, cher monsieur Coy ?

— Deux ans déjà, depuis ma mise à la retraite, quoi.

— Ah, bon, donc, vous… vous habitez positivement Glenbeigh ?

— Je m’y plais tellement. J’ai toujours été passionné de pêche et ce pays est le paradis de ceux qui aiment lancer la mouche !

Il tourne son panier à poissons qui lui battait les noix, de manière à le placer sur son ventre, et en soulève le couvercle. Quatre truites mesurant trente bons centimètres reposent sur un lit de roseaux.

— Félicitations, mon cher !

— Et encore, aujourd’hui ça ne mordait pas franchement.

— Vous devez vous régaler ?

— Quelle horreur ! Nous donnons cela aux chats ; Mary sait trop bien accommoder la panse de brebis pour que nous mangions ces fades salmonidés qui ont un goût de papier buvard détrempé.

Et puis il la boucle parce que le téléphone gazouille. Moi, j’ai mes défauts, une nouvelle Jaguar, du succès auprès des dames, un crochet du droit qui a fait la fortune d’un tas de dentistes, mais plus que tout j’ai des prémonitions. Ce qui n’est pas à la portée de toutes les bourses, comme disait un nœud-nuque.

Le gazouillis de ce turlu, je te parie, ma chérie, le truc que t’aimes tant contre celui dont je raffole, que c’est de la merde par interconnexions qui va nous choir sur les tympans.

L’aimable W. C. se dirige vers l’appareil.

Bérurier qui n’a pu suivre notre converse, du fait qu’elle a eu lieu dans la langue des Beattles, me lance une œillade interrogative.

— Ce gonzier est un poulet à la retraite, ami du taulier, l’affranchis-je.

— Hello ! tonitrue l’ex-superintendant.

Il écoute et beugle :

— Oui, je suis W. C. ; en effet, l’écoute n’est pas fameuse. Vous direz à Sir Hugh de parler fort ! Passez-le-moi.

— Catastrophe, dis-je au Gros.

Il a pigé, Césarin.

Et je dois reconnaître qu’il se comporte toujours très bien dans les situations particulièrement délicates.

Il se lève, posément. Exécute un mouvement roulant des épaules pour se décontracter les deltoïdes.

— Hello, sir Hugh ? jette joyeusement W. C.

Et puis voilà tout ce qu’il peut articuler vu que mister Babar vient de lui parachuter un O.V.N.I. à travers le portrait. Il s’y est pris de telle sorte que l’écouteur éclate contre la tempe de l’ancien super-machin. L’autre descend à dame, l’oreille garnie de tessons d’ébonite.

Béru frotte son poing écorché à son pantalon. Puis il saisit le fil du bigophone, le suit jusqu’à la prise murale, arrache le tout, rrranh !

Il n’ose plus me regarder.

Je me penche sur le grand Rosbif groggy.

« Bien, me dis-je à tête reposée, ainsi va la vie, l’harmonie n’est pas toujours constante sur cette terre. Nous ne sommes que des hommes ballottés par les circonstances. Lorsqu’ils croient assurer leur destin, celui-ci se mue en sable et tombe de leurs mains… »

C’est beau, non, de penser des choses aussi élevées à un moment critique ? T’en as qui diraient : « Merde, quel foutoir ! On l’a dans l’os ! » Voire des trucs encore plus mal embouchés. Eh bien, l’Antonio, au contraire, il sent son esprit qui fait du deltaplane. Il devient souverain.

Le gars W. C. respire comme une locomotive haut-le-foot. Mme Mary entre pour annoncer the dinner.

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