CHAPITRE XVII S’il pouvait me tuer…

J’avais quitté le Gros en train de lutiner la patronne. Je le retrouve en train de calcer la chambrière.

Et Dieu sait qu’il y faut de la santé ou, pour le moins, du tempérament, la personne en question manquant quelque peu de charme et de sexe à pile. Mais Béru, depuis des immémorialités de temps, a fait sienne la chanson de Brassens « Cette fille est trop vilaine, il me la faut. » La laideur l’excite. Toute dame bancroche, bossue, torve, lippue, mafflue, inondée de cellulite, accablée par l’âge, la graisse, les rhumatismes, l’eczéma, la pelade, la salpingite, courbée sous la ménopause, furonculée, évidée, portant des phlébite en bandoulière et des fibromes dans des brouettes ; toute femme atteinte, diminuée, fléchissante, exténuée, éperdue de trop de maux, court-circuite ses sens, les surchauffe et le plonge dans un tel état de convoitise exacerbée qu’il n’a de cesse de la bousculer sur une surface plane : lit, table, gazon, arbre, pour la fourrer jusqu’à la garde, la démanteler et la laisser panteleuse, fourbue, confondue de trop d’extase frénétique, éblouie par une assurance miraculeusement retrouvée. A ce titre, comme à bien d’autres que je n’ai pas le temps d’énumérer ici, Alexandre-Benoît peut être considéré comme un bienfaiteur de l’humanité qui en comporte si peu et de si mauvais aloi.

J’ai la pudeur de ne pas m’attarder sur les lieux de son tôt-fait, bien que la personne qu’il honore se tienne la tête dans l’oreiller. Elle est agenouillée pour mieux proposer aux ardeurs béruréennes l’objet plantureux qui les provoque et que Sa Majesté besogne avec élégance, agenouillée entre les jambons de la chambrière, un poing à la hanche, son autre main posée sur l’encolure de la donzelle, dans l’attitude relaxe de Dartagnan cheminant en direction de Paris sur la rosse que lui donna son vieux père.

Du pouce je lui désigne ma chambre.

Il opine (alors là c’est le cas d’y dire).

D’une voix feutrée, il me déclare :

— Juste un p’tit canter avant d’la finir et j’sus t’à toi : j’ai des choses à t’dire.

* * *

— Où qu’t’étais passé, boug’d’vache ? J’commençais à me cailler la laitance !

— J’ai vu, lui dis-je. Ton désarroi aurait arraché des larmes à un crocodile.

— Tu viens d’où est-ce ?

— Des obsèques de Ted Thomson.

Force m’est de lui narrer. Je. Sans détails superflus, ayant un sens inné du résumé.

Pour finir, je lui montre le manuscrit déniché dans la canne à lancer de W. C. Il le lit, siffle presque admirativement.

— Tu devrais pas garder ça sur toi, me dit-il, suppose que les gonziers de cette noye nous chahutent, c’serait dommage qu’ils te piquent ce faf !

— C’est pourquoi je vais le glisser dans un montant de mon lit, puisqu’il a déjà l’habitude d’être roulé ! Alors, ces choses que tu avais à me dire ?

Quand tu vois le Gros bomber le torse, abaisser ses stores de deux centimètres, roter bas et se toucher le nœud à travers la poche de son pantalon, tu peux être assuré qu’il va te lancer la réplique du siècle. Quelque chose équivalant au « Bon appétit, messieurs » de Ruy Blas.

Fectivement, il se décape le gosier d’un raclement identique au changement de vitesse d’une vieille B. 14 gravissant l’Izoard.

— Le père O’Goghnaud est mort !

La nouvelle me détonne. Pas que j’éprouvasse un amour irraisonné pour le vieux religieux agonisant, aperçu hier sur sa couche, mais je trouve qu’il vient de décéder à un moment charnière de l’affaire. Opportunément, disons-le.

— Comment as-tu appris la chose ?

— Par le curé. Il est venu te l’annoncer, sachant qu’tu t’intéressais au vieux moine. Ce con s’est pointé juste comme j’embroquais la taulière, c’matin. Comme il est miro, il a cru qu’é s’était trouvée mal et qu’j’lu pratiquais la respirance artificieuse.

Le Magistral bâille en grand, ce qui permet de constater que ses amygdales ressemblent à des aubergines gâtées.

— Comme j’avais pas d’nouvelles de toi, j’sus été me baguenauder jusqu’à « Hurlé morninge housse ». Y avait tout un branlemoi : des bagnoles, des gens… Je m’attendais plus ou moins d’être filoché, p’t’êt’ même matraqué, mais non : j’ai circulé sans qu’personne s’occupasse de moi.

Je vais décrocher ma soutane à liséré violet.

— Allons lui rendre les ultimes devoirs, dis-je.

— Mince, après tout ce qui s’est passé ? objecte Béru.

— Et alors ?

— Non, rien, t’as raison, le culot c’est payant.

— Et puis il est grand temps que je présente mes condoléances au cher neveu d’O’Goghnaud.

— Pour la mort de son onc’ ou parc’ qu’il est cocu ? ricane l’Enflure ambulante qui ne rate jamais l’occasion de placer une facétie.

* * *

S’il y a eu de l’agitation au cours de la matinée, aux abords de « Early Morning House », le calme s’est rétabli en cette fin d’après-midi. Des enfants blond-roux, rigoleurs, jouent au « policeman et au robber ». La vie continue, quoi. Et c’est ça qui est réconfortant, en somme, cette pérennité implacable. Les morts s’en vont, les écrits restent. Parfait, bravo, remettez-m’en six caisses. Ma philosophie ne pisse pas loin, je sais, on me l’a dit : des cons qu’en ont une à longue portée, missile connerie-connerie ! Moi, c’est juste missile terre à terre. Bien suffisant pour mes besoins de la cause, ma vache ! Faut pas essayer de penser plus haut que son cul, ça flanque le vertigo.

La Royce s’arrête devant la lourde. Mrs. Aïlikitt apparaît, plus belle que jamais depuis qu’elle a été royalement baisée par un garçon de valeur sachant ce que bander veut dire. Elle rougit de confusance en m’apercevant.

— Ainsi donc, ce pauvre père a défunté ? je lui demande.

— Cette nuit, répond-elle.

Donc, elle ignorait le décès du cher homme quand elle est venue tâter de mon zoom, ce morninge à l’auberge.

— Je désirerais lui donner ma bénédiction épiscopale, madame.

Elle semble hésiter chouchouille, puis s’efface.

Et alors, on entre dans la chambre mortuaire. On a repoussé le lit contre le mur. Au mitan, y a deux tréteaux avec un cercueil tout neuf dessus, dont le crucifix d’argent brille à la lumière rasante du sun couchant.

— Il est déjà en bière ? m’étonne-je.

— Oui, il a fallu, car son pauvre corps…

Elle se tait pour me faire comprendre qu’il fouettait, O’Goghnaud. T’as des gonziers qui se saponifient plus rapidement que d’autres sans qu’Airvouique n’y puisse rien.

Je file sur le cercueil une petite bénédictine maison, urbi, mais sur orbite. Poum, voilà !

— Je voudrais présenter mes condoléances à votre époux.

— Il s’est absenté.

— Mais il va rentrer ?

— Sans doute !

Son regard est un peu bizarre à Mrs. Aïlikitt. Chaviré. Vaguement craintif. En tout cas plein de mensonge.

Pour tout te dire, elle semble être dans ses petits souliers (en irlandais : little shoes). Alors, l’Antonio décide qu’il ne jouera pas les truffes dix secondes supplémentaires.

Béru attend devant la tire en mangeant la sucette au caramel d’un des enfants.

Je le hèle :

— Psst, le sacristain !

Il se pointe.

— Je viens de décider d’explorer le premier, mec. Surveille-moi un peu le bas pendant ce temps.

Et, sans demander l’avis de ma conquête du matin, je m’engager dans l’escalier.

But, where did you go ! exclame la toute belle. Where did you go donc ?

— Je cherche les toilettes, réponds-je, pardonnez-moi.

— Elles sont ici, ici, ici ! m’implore quasiment presque dame Aïlikitt en me désignant un renfoncement de l’entrée.

— Je préfère celles du haut !

Et ça suffit, je ne réponds plus à ses hélages. La première porte donne sur la nurserie. Joliment décorée de créatures enfantées par Walt Disney. Car enfin, l’art véritable de ce siècle, celui qui l’aura le plus marqué de son empreinte, qui aura eu le retentissement le plus universel et le plus profond, ce n’est ni celui de Picasso ni celui de Kandinsky, pas plus que celui de Miro ou de Magritte, non, l’art souverain du vingtième siècle restera celui de Walt Disney. Les nains de Blanche-Neige et le canard Donald demeurent les créations les mieux abouties, celles dont l’impact aura été le plus grand. L’individu de notre époque appartiendra à Disney, jusqu’à la fin de ses jours et des jours de ses enfants. Le Cubisme, le Surréalisme, l’Abstrait ne signifient rien comparés à Atchoum ou à Bambi.

Le monde actuel n’est plus l’œuvre de Dieu, mais celle de Disney. Et nous sommes désormais les frères cadets de Mickey et des Trois petits cochons !

Deuxième porte : elle donne sur une camera vide, pleine de gravures pieuses.

La troisième est la bonne. C’est celle de la salle de bains. T’admettras que dans ce bled, la salle de bains est le dernier endroit où l’on cause. Cette nuit, j’ai déniché trois malfrats dans la mienne, dans celle des Aïlikitt, j’ai la bonne fortune de découvrir le maître de maison en compagnie d’une charmante infirmière brune, au regard trop « fait » (y a tellement de couleurs autour de ses orbites qu’on est obligé de triller pour pouvoir dénicher sa prunelle).

— Hello ! je leur lance aimablement.

Ils sont debout contre le mur, près de l’armoire à pharmacie, à gauche de la porte.

— Dites donc, c’est pas très convenable ! leur dis-je, ce genre d’endroit est généralement destiné à une seule personne.

Aïlikitt est un garçon maigre, plutôt banal, mais il a l’air grincheux. Son instant de désarroi passé, il m’interpelle ; car les grincheux, leur grincherie leur tient lieu d’énergie.

— Que faites-vous ici ?

— Je vous cherche. Et voyez comme le Seigneur est miséricordieux : je vous trouve.

— Que me voulez-vous ?

— Du bien, cher monsieur. Quelque chose me dit que vous vous êtes engagé dans une vilaine histoire d’où je ne demande qu’à vous sortir.

— J’ignore ce dont vous parlez et je n’ai besoin de personne. Veuillez quitter cette maison immédiatement !

— Vous feriez mieux d’appeler la police ! lui souffle la donzelle brune au regard en patchwork.

— Ne croyez-vous pas ? demande Aïlikitt, mais en anglais, bien entendu.

— Certes, je.

— Oui, il serait préférable.

— Alors il faut !

Le mari de ma bien-aimée s’apprête à me passer devant. C’est le moment que ne choisit pas (car il s’impose à lui) monseigneur San-Antonio pour perdre les pédales. Quand tu joues trop longtemps avec tes nerfs, ce sont des choses qui arrivent. Le déclic, c’est la sale gueule du mec qui l’occasionne. Je te me le biche par le collet et j’amène sa bouille à moi, en même temps que ma tête va à lui. J’en ai une giclée d’étincelles sous la coupole. Lui, j’sais pas, car il se met en flaque sur le carreau. La gonzesse infirmieuse n’en revient pas.

Et elle n’en revient pas très peu de temps vu qu’emporté par ma rage froide et solitaire, je la foudroie d’un crochet au porte-jugulaire : rran !

Tout le monde est descendu en pays minier…

Et maintenant, que vais-je faire ?

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