Je pense que ce qui nous sauva la mise, comme disent les croupiers, ce fut l’énorme massif de rhododendrons (ou assimilés, tout ce que je puis certifier c’est qu’il s’agissait d’éricacées) situé derrière la maison des Aïlikitt. Un bouquet gigantesque, vraiment. D’au moins vingt mètres de circonférence ! Nous nous y précipitâmes, la fenêtre de la cuisine franchie, et nous nous couchâmes entre les tiges, sur un amas de feuilles pourrissantes. Il était évident que nous ne pouvions envisager autre chose que de nous terrer là et de n’en plus bouger, nos homologues irlandais ayant eu tôt fait de se lancer à nos trousses. Outre les rhododendrons, les déclarations de ma jolie maîtresse (j’avais tout mis en œuvre le matin pour qu’elle puisse se prévaloir de ce titre envié) furent pour beaucoup dans notre salut, l’excellente femme ayant assuré à ses compatriotes en uniforme que nous avions quitté les lieux depuis dix bonnes minutes afin de courir après l’infirmière. Un vaste dispositif policier s’organisa donc, qui s’égaya dans les environs, sans songer à nous chercher près de « Early Morning ». Nous passâmes trois grandes heures dans la touffeur des plantes dicotylédones, Bérurier à dormir, moi à craindre et à réfléchir. La nuit tardive dans ces contrées finit par arriver. Une voiture de flics repartit, une ambulance vint. Puis des automobiles privées. Et alors j’éveillai mon compagnon et l’invitai à profiter de l’obscurité pour, en ma compagnie, la fausser à la gent policière. Ce que nous fîmes incontinent et en rampant, ce qui n’est pas contradictoire.
Avec un minimum de bruit pour un maximum de vitesse, nous reptâmes jusqu’à la route, la traversâmes, poursuivîmes notre cheminement chenilleux en direction du lac dont nous atteignîmes la rive peu après. Nous eûmes la bonne, l’excellente fortune, la Providence étant des nôtres, de trouver une barque de pêche munie de ses rames. Son cadenas était aussi modeste que nos ambitions. Nous pûmes donc nous emparer de l’esquif et nous éloigner de cette rive inhospitalière. La lune avait des velléités, mais les nuages préparant la pluie du lendemain les réduisirent à presque néant. Bref, au bout d’un temps difficilement appréciable, nous eûmes franchi le lough Corrib en son point le plus étroit, nous relayant pour ramer avec l’énergie de ce que tu sais, nous encourageant de la voix, et séchant notre sueur à la brise nocturne.
Parvenus sur la terre ferme, nous remerciâmes notre embarcation d’un coup de pompe dans le cul, et elle s’en fut au gré du flot.
Nous hésitâmes alors entre : nous jeter à genoux pour remercier le ciel de sa clémence ou aller casser une croûte. De basses exigences organiques nous induisirent à choisir la seconde solution.
C’était une petite fermette blafarde, à la façade coupée d’un rosier grimpant. Des moutons bêlaient à perdre leur laine dans un enclos voisin. C’eût été pastoral à chier partout si une malencontreuse voie ferrée n’avait traversé la cour, ainsi qu’une route. Cette conjoncture du rail et des ponts déchaussés se croisant inopinément au ras de cette fermette donnait à celle-ci les apparences d’une maison de garde-barrière. Les bras levés d’un passage à niveau, des feux bicolores et un tableau garni de sonneries électriques renforçaient cette curieuse impression.
Nous nous approchâmes de la fenêtre pour contempler l’intérieur du logis. Nous découvrîmes trois personnages : une femme et deux hommes. La femme mangeait des choses confuses, dont la comestibilité n’est reconnue qu’en Irlande et dans certains archipels perdus au nord de l’Ecosse, le plus âgé des deux hommes dormait à même le sol sur des sacs à pommes de terre vides, le plus jeune qui était roux, crétin et adolescent, se masturbait sans joie devant un magazine dont la couverture représentait la princesse Anne d’Angleterre — déjà presque aussi belle que sa maman — sous une ombrelle aux courses d’Ascot. Un souci de la précision et du détail me pousse à dire ici que la tête qu’il trimbalait sur ses épaules était beaucoup plus petite que celle de son sexe.
Réconfortés par la vision de cette famille unie, prise dans son contexte, comme ils disent ces cons de foutredieu, nous nous permîmes d’entrer sans frapper.
La garde-fermière leva la tête. Un ruban sombre, gluant, dégoulinait de sa bouche. Elle l’avala d’une puissante aspiration. Le ruban se trémoussa, éclaboussant les abords, puis disparut dans la dame. Je prétendis que nous étions deux touristes dont l’automobile venait de tomber en panne et que nous souhaitions trouver, moyennant finances, de quoi manger et téléphoner. Pour téléphoner, il y avait ce qu’il fallait au mur. Manger représentait une autre paire de manches-gigot.
La femme était obligeante. Elle interrompit son repas pour nous le proposer. Nous lui expliquâmes, non sans les plus élémentaires ménagements, que nous n’étions pas scatophages, quoiqu’il y parût lorsqu’on regardait Béru, et que nous consommions uniquement des denrées susceptibles d’assurer la survie d’un mammifère. Pendant que je parlais, le microcéphale continuait de s’astiquer la tige avec l’énergie de l’espoir (celle du désespoir étant de la gnognote en comparaison).
Peu d’anormaux en rut résistent à la photographie de la princesse Anne, surtout lorsqu’un vent britannique gonfle ses jupes à lui en découvrir les genoux. Le fiston de la garde-barrière émit brusquement un grand cri, qui parut être de surprise, et fit voler son désir en éclats qu’ensuite il écrasa du pied, comme s’il voulait symboliquement condamner sa descendance, ce qui me parut être dans son cas la plus sage des initiatives.
Le père dormait toujours et nous constatâmes qu’il berçait contre soi une bouteille de whiskey complètement vide. Là-dessus, un train concassa l’univers, la fermette comprise, en nous déferlant au plus ras. Notre hôtesse regarda à l’extérieur, sans émotion apparente, et se félicita de ce qu’aucune voiture automobile n’eût traversé les voies à cet instant car elle avait omis de baisser les barrières. Ensuite de quoi elle s’en fut chercher des œufs, nous donna du bacon et du cake irish, et nous fîmes un repas sans mystère mais substantiel.
Le bigophone sonne, sonne et resonne, lancinant, implacable. Il est impossible qu’on ne réponde pas à une sonnerie pareille, quand bien même il n’y aurait personne. Un carillon aussi véhément, je te jure qu’un fantôme n’y résisterait pas. Effectivement, après une bonne quinzaine de stridences, le crabutoire est crabuté.
— Beston ! déclare négligemment sir Beston.
Comment il réussit à trouver, encore ensuqué, son ton de lord dans son club, cézigue, vrai, c’est un mystère !
— Ici San-Antonio, mylord.
Un court silence. Il soupire :
— Oh, vous !…
— Oui, mylord : moi.
— Vous venez encore de faire parler de vous si j’en crois la radio. Je vous signale que, par mesure de précaution, je suis allé déclarer le vol de ma Rolls-Royce à la police du comté.
Prudent dans ses imprudences, le mylord ! Il assure ses arrières.
— C’est probablement une sage mesure, conviens-je. Avez-vous de quoi écrire, mylord ?
— Pourquoi ?
— Pour noter l’adresse du lieu où nous nous trouvons afin que vous puissiez venir nous y chercher avec la voiture de W. C.
M’est avis que je lui pompe l’air. D’ailleurs il me le dit sans jambages.
— J’aimerais croire que vous plaisantez, mon cher !
— Vous aimeriez le croire, mais vous ne le pouvez, mylord : je suis on ne peut plus sérieux.
— Il n’est pas question que je me manifeste davantage dans vos déroutantes activités, riposte-t-il.
Et il raccroche.
— Chez Plume ? demande Bérurier qui en est à sa cinquième bibine et qui se sent du vague à l’âme au point de conserver sa main au chaud entre les cuisses de la femme-barrière.
— Il a tort, assuré-je.
Je recompose en trombe. T’as jamais vu composer un numéro de biniou en trombe, toi ? L’index en folie ! A croire que t’en possèdes une demi-douzaine et que tous ont la danse de Saint-Gui ?
J’espère qu’il répondra. S’il me boude, notre position deviendra coton. J’ai eu tort de pas entrer dans le gras du sujet bille-en-tronche. Les préambules, y a rien de plus chiatique.
Mon péché mignon, mécolle, c’est le dialogue. Faut toujours que j’essaie de placer un gazouillis à tendance spirituelle. Je crois que ça fait bien, mais en réalité j’use la situation.
Il répond, sachant que c’est moi, prêt à me lancer une tirade cinglante, prêt à raccrocher de nouveau.
Alors, bibi, express :
— C’est rapport au petit garçon de Manchester, mylord !
Et enlevé c’est pesé !
Je sais qu’il ne raccrochera pas. Que j’ai tout mon temps désormais. La balle est dans mon camp. Je tiens enfin le marteau par le manche.
Son silence est mélodieux comme le bruit de deux doigts dans une chaglate.
Alors, de mémoire, je récite le début du document engourdi dans la canne à pêche de Wallace Coy :
— Je soussigné, Edward, John, Arthur Beston, déclare m’être, dans la nuit du 16 au 17 avril 1969, rendu coupable du crime suivant…
« Dois-je m’interrompre, mylord, ou bien poursuivre ? »
— Vous avez mis la main dessus ? murmure-t-il.
— Comme vous le constatez, mon bon. Je m’attendais à quelque chose de ce genre, mais je ne pensais que ce fût aussi sordide ni surtout aussi grave. Fichtre, le cher Coy avait vraiment envie d’une retraite douillette pour écraser l’assassinat d’un petit garçon. Je ne croyais pas possible qu’un haut fonctionnaire de la police britannique puisse en arriver là. Un gamin de dix ans, sodomisé et étranglé dans un studio de Manchester… Certes vous avez eu une crise de folie érotique, mais tout de même… Enfin, ce n’est pas le tout, vous avez de quoi écrire, oui ou merde, mylord ?