CHAPITRE XXI Un endroit où fourrer mon nez !

L’histoire que me raconte Cathy O’Bannon est tellement incroyable que je prends le parti le plus sage : celui de la croire.

Quand des gens passablement évolués te donnent pour vérité des abracadabrances, c’est que ces abracadabrances se sont bel et bien produites, car sinon ils auraient inventé quelque chose de plus crédible, non ? Bien sûr, reste l’éternel problème du second degré : est-ce qu’on ne te promène pas dans un barlu doré pour que, justement, tu te livres à la déduction ci-dessus pratiquée et que t’arrives à croire l’incroyable PARCE QU’IL EST INCROYABLE ? J’ai eu des cas. Mais ils étaient rares. Malgré z’eux je m’obstine à croire, car je sais que les gens les plus malheureux, ce sont les incrédules.

Ainsi donc, Cathy me narre les faits suivants. Ayant été kidnappée chez le Dr Martin après le massacre de la saint Valentin seconde version, auquel j’ai eu l’honneur de participer, elle a été relâchée quelques rues plus loin, sans un mot d’explication ; la seule chose que la « religieuse » lui ait murmuré avant de la laisser descendre, ç’a été : « Vous avez peut-être intérêt à ne rien dire et à laisser tomber tout ça ! » Ensuite de quoi, elle lui a fourré une liasse de livres dans le corsage et ils se sont quittés.

Comme tu le vois, mon vieux Vazu, c’est un peu duraille à gober.

— Et alors, qu’avez-vous fait, Cathy ?

— J’ai commencé par aller boire deux whiskeys pour me remettre de mes émotions.

— Je comprends ça.

— Un tel cauchemar, si intense, si rapide, si terrible, on a du mal à l’accepter. Il m’a fallu un certain temps avant de pouvoir reprendre mes esprits et choisir une attitude. J’avais grande envie de filer à la police pour tout raconter ; ce qui m’a retenue, c’est la pensée qu’en agissant de la sorte je risquais de compliquer les choses pour mon père. Et puis, vous ayant vu à l’œuvre, je me suis dit que vous alliez probablement agir de telle sorte que la situation se décanterait. Alors j’ai fait l’emplette d’une valise et d’un peu de linge de rechange et suis descendue dans une modeste pension de famille où je me suis inscrite sous un faux nom. Le plus urgent, à mon sens, c’était de me cacher et d’attendre la suite des péripéties. Hier, j’ai entendu parler à la radio des événements d’ici. Les exploits du faux évêque ! Au signalement donné, j’ai su qu’il s’agissait de vous. Alors j’ai loué une voiture et je suis arrivée d’une traite. J’ai pris une chambre sur le même palier que la vôtre après avoir discrètement questionné les aubergistes qui me prennent pour une journaliste américaine.

Elle se tait pour m’embrasser. Notre étreinte fut un éblouissement. Si soudaine ! Si impulsive ! Rarement tu connais des instants de cette qualité (en irlandais : quality). Tes sens qui décarrent sans te demander la permission. Et toi, docile, tu les suis, t’entres en partouze avec eux ! Et c’est la repuade somptueuse[7]. La kermesse culière. La goinfrade de toute ta viande. Merci, petit Jésus de m’avoir accordé ma sainte trinité portative !

— Je ne dormais pas, continue enfin la chérie. Je vous ai entendu rentrer. Puis redescendre. Je me suis risquée dans le couloir, il y avait de la lumière dans votre chambre. N’entendant plus rien, je m’y suis glissée… Que se passe-t-il, Tonio chéri ? Où en êtes-vous de vos recherches ? Avez-vous des nouvelles de papa ?

Le vieux forban ! Si j’ai de ses nouvelles ? Et comment ! Et je rêve de lui donner des miennes, à mon beau-papa putatif.

— Pas si vite, Cathy. Je souhaiterais que vous m’apportiez quelques précisions.

— De quel ordre ?

— D’ordre chronologique, plaisanté-je. Vous m’avez raconté ce que vous avez fait « après » le massacre, non ce que vous avez fait « avant ». J’aimerais savoir, pour commencer, qui était cette fille travestie en homme que vous faisiez passer pour votre mari. Une petite amie intime ? Ce qui vient de se passer entre nous me dissuaderait pourtant de vous croire lesbienne.

Cathy rosit, secoue la tête.

— Grand Dieu, qu’allez-vous penser. Bella était une femme détective que papa avait attachée à ma personne depuis plusieurs années, car il craignait pour ma sécurité. C’était une fille formidablement énergique. Lorsque j’ai décidé de partir à la recherche de mon père, c’est elle qui a eu l’idée de nous faire passer pour un couple afin de ne pas me quitter une seconde. Elle était terriblement efficace et astucieuse…

— La mitraillette dans les genêts ? C’était elle ?

— Quelle mitraillette ?

Elle n’a pas l’air au courant, la môme Cathy. Comme je ne veux pas déraper dans les enculades de mouches, je chasse ma question d’une pichenette désinvolte.

— Donc, pour nous résumer, votre père vous a dotée un jour d’une garde du corps, en l’occurrence cette Bella. Quand il a eu disparu, vous avez fait part à cette dernière de votre désir de le rechercher. Elle a accepté de vous accompagner, mais, comprenant qu’une telle expédition comportait beaucoup de risques, elle a exigé de renforcer votre sécurité en se transformant en gentil mari ?

— Exact.

— Le coup du slip oublié, au Gresham, c’était voulu ?

Cathy acquiesce.

— Bella, dit-elle, était un faux mari, mais un vrai détective. Elle ne laissait rien au hasard, s’intéressait à tout, voulait me prémunir contre tous les dangers. Redoutant que des individus s’intéressent à moi, elle s’arrangeait pour connaître discrètement les gens gravitant dans notre entourage. Personne mieux qu’elle n’avait le secret de faire parler les employés d’hôtel, les chauffeurs de taxi, les commerçants. Au Gresham, elle a mené sa petite enquête. Tout lui sembla O.K. jusqu’au moment où elle apprit votre arrivée par les gens de la réservation. Elle sut qu’on allait vous donner la suite que nous nous apprêtions à quitter, alors…

— Simple et de qualité, dis-je. Elle me connaissait donc ?

— De réputation, oui.

C’est flatteur, d’ailleurs je suis flatté jusqu’à la moelle.

Il y a un silence. J’ai une pensée émue pour mes trois compères continuant de morfondre, en bas. Le Mastar qui a horreur de poireauter ne doit pas être un compagnon très sociable.

— Il ne vous reste plus qu’à me parler du docteur Martin, ma gosse. Après quoi, nous nous tournerons vers l’avenir.

— Je les connus, sa femme et lui, aux Etats-Unis. L’an dernier, ils ont passé un mois à la maison, invités par papa. C’étaient des gens charmants, ils m’avaient fait promettre de venir les voir.

— Des amis de votre père ?

— Il m’a semblé. En tout cas, daddy et le docteur paraissaient très liés.

— Relations d’affaires ?

— Je ne saurais vous le dire, mon père n’a pas pour habitude de me mettre au courant de ses occupations.

C’est vraiment le moins qu’on puisse dire ! Cependant, je garde cette réflexion pour moi, par galanterie. Quand tu viens de te respirer une gonzesse avec un tel bonheur d’expression et que tu lui as concrétisé tes sentiments de la cave au grenier, il est malvenu de lui virguler des sarcasmes.

— Pourquoi êtes-vous descendue au Gresham et non chez eux ?

— Parce que je préférais conserver ma liberté d’action.

— Les Martin paraissaient-ils redouter quelque chose ?

— Du tout, ils se montraient très enjoués, au contraire.

— Vous leur aviez parlé de la disparition de votre paternel ?

— Naturellement.

— Et quel était leur sentiment, là-dessus ?

— Ils me prêchaient la patience, me rassuraient en m’affirmant que mes recherches ne pouvaient que contrarier les projets de papa et que je ferais mieux de rentrer aux U.S.A. pour attendre de ses nouvelles. Ils ne paraissaient pas inquiets sur son sort.

Là-dessus, elle sort les aérofreins pour m’attaquer bille en tronche, car elle en a quine d’être sur la sellette, qu’en revanche, mézigue, je lui interprète le grand concerto de mutisme de Jean-Sébastien Bouchecousue.

— Et vous, chéri ? Vous, où en êtes-vous ? Avez-vous retrouvé papa ? Qu’est-il arrivé ici, chez ces gens, ces Aïlikitt. Pourquoi étiez-vous travesti en évêque, et que…

Je lève les bras.

— Je me rends ! Pas tout à la fois, de grâce ! Oui, j’ai eu l’honneur et l’avantage de rencontrer monsieur votre père, mais dans des circonstances si particulières…

Je ne termine pas ma phrase, vu qu’un drôle de bruit se produit dans la rue de la coquette cité vacancière. Un bruit comme si tu jouais du tambour sur la carrosserie d’une bagnole. Ou plutôt, non, attends que je te fasse mieux piger : suppose un orage de grêle qui ne durerait que six secondes au plus.

— Béruuuuu ! je hurle en m’élançant.

Mon cœur dévissé va choir sur le vieux plancher de l’auberge. Non, car j’avise le Gravos, au déboulé de l’escadrin. L’air ahuri, somnoleur, les coquilles gonflées comme des zobs d’étalon assistant à la course des pouliches d’Auteuil ou de j’sais plus où, moi, les bourrins, tu sais, je les aime ni sur pieds ni sur assiette, contrairement à mon pote qui assure raffoler du « bifteck » de cheval. J’ai jamais flambé au tiercé et même les statues équestres à Jeanne d’Arc ou Poléon me filent la nausée. La plus noble conquête de l’homme ? J’t’en fais cadeau ! J’suis pas fana des ongulés. Une bestiole dont le même membre comporte un coude et un genou, je la trouve pas catholique, même qu’on s’en soye servi pour les croisades.

Mais c’est pas de canasson que je traite en ces pages mélodieuses et si bourrées de miséricorde (à nœuds).

C’était juste pour te dire mon Béru avec sa frite de prophétie réalisée in extremis, avec du bouillon gras.

— T’as entendu ? il me fait.

— Et comment. Pourquoi as-tu quitté ces deux branques ?

— Je m’inquiétais sur ce que tu branlais.

Il avise Cathy et hoche la tête.

— Je vois.

Pas surpris outre mesure, Césarin. Lui, rien ne l’épate vraiment, jamais. Il accepte le temps, les gens et les événements tels que le destin les lui propose, sans barguigner.

Nous n’avons pas été les seuls à percevoir le brouhaha extérieur. Ça se met à remue-ménager dans l’hôtel. On dévale en catastrophe l’escalier. Je sais bien ce qui nous attend. Et ça nous attend bel et bien. La chignole à sir Beston criblée de balles. Lui, la bouille excavatée, à la renverse sur son siège, derrière son pare-brise pulvérisé. W. C. dans une posture identique, sauf que son cher visage de supermachin en retraite a été épargné, kif celui au maréchal mort Ney, ce pauvre, qu’aurait jamais dû aller à la rencontre de son empereur sur la route de Grenoble, merde fallait ben être un con comme le gros Dixhuit pour pas prévoir ce qu’allait se passer, que moi, tout mouflet, j’ai pas été surpris un poil de seconde en apprenant sa volte.

Oubliant le prince de la Moskova, je me précipite sur Wallace Coy dont il est clair qu’il respire encore.

— Dobliyouci ! je l’interpelle, car c’est ainsi que tu prononces W. C. dans toutes les classes d’anglais de sixième au C.E.S. d’Annemasse. Dobliyouci, m’entendez-vous ?

— Ya, il profère dans un râle.

— Avez-vous eu le temps d’apercevoir vos agresseurs ?

— Ya.

— Combien étaient-ils ?

— Two.

— En voiture ?

No.

— A pied ?

— Ya.

— Ils étaient masqués ?

No.

— Vous pourriez les reconnaître ?

No.

— Pourquoi ?

They were negroes…

— Des Noirs ?

— Ya.

— En êtes-vous certain ?

— Ya.

— Ils n’auraient pas, par exemple, enfilé des bas noirs sur leurs têtes ?

— No.

— Ils sont repartis à pied ?

Excuse me, balbutie Wallace Coy.

Et il meurt en plein, sans faire d’histoire. Sans doute était-il un peu faisandé, mais je savais déjà qu’il avait conservé toute son énergie poulardière.

Béru qui attend à mon côté demande soudain :

— Tu trouves pas que not’ situation d’vient d’plus en plus dégueulasse ?

Je n’hésite pas à convenir de la chose. Et puis, bon, comme tu t’en doutes, le processus logique se déclenche. Des gens mal réveillés arrivent, des gens crient, des gens font du zèle, des gens parlent de police, de moi, des morts, de Dieu.

On profite du brouhaha et de la pénombre pour se tirer.

Ailleurs, n’importe où ; l’essentiel est de ne pas rester ici.

Загрузка...