La fille me contemple longuement. Je tourbillonne dans ses prunelles comme lorsque tu regardes le soleil dans l’eau d’un bassin.
— Vous êtes à la recherche de Vernon O’Bannon, n’est-ce pas ?
C’est la big révélation, comme on dit en France.
— Ne seriez-vous point miss O’Bannon ? rétorqué-je.
— En effet.
Eh ben voilà, on s’est bonni le principal… Que pourrions-nous maquiller d’autre ?
Un sourire lui vient. Un sourire triste.
Je voudrais le manger. Du moins, le goûter. Le serveur en spencer tracy rouge, à parements noirs et boutons d’or apporte le thé et le champagne. Je lui attrique une pièce septogonale (d’inspiration anglaise, tu penses, car faut en traîner une couche pour frapper des pièces ayant sept côtés ; c’est bien pour dire de faire chier, quoi !) et il se retire en bénissant mon nom de louanges immortelles.
L’instinct de conversation me fait déboucher la quille de roteux. J’emplis deux coupes, en présente une à Mlle O’Bannon, et lui porte un toast à l’aide de la seconde.
Ma visiteuse n’a plus envie de partir. Il semblerait au contraire qu’elle trouve un certain agrément à ma compagnie.
On s’écluse une gorgée de rouille. Le matin, ça décape. Je sens le frais breuvage friser sur ma langue comme une touffe de petits poils de cul.
— Votre visite dans la chambre, attaqué-je, elle était préméditée ou bien est-ce ce qu’on appelle le fruit du hasard ? Parce que si c’est le fruit du hasard, m’est avis qu’il est drôlement mûr, non ?
Elle hausse les épaules.
— Comment aurais-je pu prévoir votre venue d’abord, et ensuite qu’on vous affecterait l’appartement que je venais de quitter ?
Alors disons que le Bon Dieu fait bien les choses…
— C’est Thomson qui vous a chargé de rechercher papa ?
— Exact. Vous le connaissez ?
— Il m’a suivie pendant plus d’une semaine.
— Vous recherchez réellement votre père ?
— Naturellement, pourquoi ?
— Vous pourriez vouloir promener ceux qui sont à ses trousses.
Elle hoche pensivement la tête.
— Non. Je voudrais bien avoir de ses nouvelles.
Je me sers un nouveau gorgeon. La demoiselle O’Bannon fait un faux mouvement et sa culotte ensorceleuse choit sur le tapis. Spontanément, je me baisse pour la ramasser ; mais je me dis que dans le fond, il faut savoir manquer de galanterie parfois pour être tout à fait gentleman et je lui laisse ce soin. Nos visages se trouvent à moins de six centimètres l’un de l’autre, ce qui ne constitue pas un fossé infranchissable entre deux êtres jeunes et ardents.
— Si vous me racontiez un peu ? dis-je une fois qu’elle a récupéré son bien.
Je ne parviens pas à arracher mes yeux de ce slip coquinet ; comme dirait Woody Allen : je voudrais être lui.
Elle répond à ma question par une autre, ainsi qu’il est d’usage chez les gonzesses.
— Si vous retrouvez mon père, que ferez-vous ?
— Je donnerai un coup de fil à Ted Thomson pour lui communiquer l’adresse de M. O’Bannon, mon petit, puisque je suis payé pour ça.
— Et si je vous donnais, moi, le double de ce que vous a proposé Thomson, accepteriez-vous de travailler pour moi ?
Je lui souris.
— Si je vous répondais que oui, miss O’Bannon, vous ne pourriez pas avoir confiance en moi, car cela prouverait que je serais un infâme margoulin sans dignité.
Elle opine.
— Puis-je vous demander votre prénom ? risqué-je.
— Cathy.
— Cathy, reprends-je, personnellement je n’ai rien à l’encontre de votre daddy ; si mon flair légendaire me faisait le retrouver et que vous fussiez en ma compagnie, rien ne vous empêcherait de le prévenir pendant que j’alerterais Ted Thomson.
Dis, l’artiste, tu suis la trajectoire du mec ? Ça, c’est de l’acrobatie sans visibilité, non ? Tu la vois se pointer, la grosse bébête à l’Antonio ? Elle montre déjà le bout de l’oreille, non ? Des trucs commak, c’est comme si t’avais déjà la braguette ouverte !
Cathy O’Bannon me dévisage très gravement, en fille de tête.
— Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir, dit-elle.
Lui faire un dessin ? Ça risquerait de tourner au graffiti de pissotière…
— A ceci, Cathy : pour l’instant nous avons vous et moi un objectif commun qui est de retrouver monsieur votre père. Mettons nos billes ensemble pour y parvenir. Et si nous y parvenons, chacun agira à sa guise, sans tenir compte de l’autre. Croyez-moi, ça se défend.
Cathy, je vais te dire : c’est pas le genre de môme à prendre des décisions à la sauvette. Elle a du chou avec la façon de s’en servir.
Pour l’instant, elle vide sa coupe de champ’. Elle sent bon la fille qui sent bon. C’est une odeur que tu ne peux pas savoir combien elle est grisante, toi qui es pédé comme un phoque.
— Vous pensez qu’il a cherché refuge en Irlande, puisque vous y séjournez, n’est-ce pas, ma jolie ?
Elle ne moufte pas. J’enchaîne, pas feignant de la menteuse, moi, San-A :
— Votre instinct de femme, votre amour filial, votre intelligence, tout vous avertit que Mister O’Bannon se trouve dans son île natale. Et moi qui ne le connais pas, avec mon pif de flic, je parviens à la même conclusion. Alors c’est qu’il y est. On ne le trouve pas parce qu’il n’a pas débarqué ici avec son attaché-case à la main et un Kodak sur l’épaule. Sa planque devait être prête de longue date. Votre father, Cathy, n’est pas un enfant de chœur, il savait parfaitement qu’un jour il pouvait avoir besoin de se déguiser en courant d’air, alors il avait tout préparé, et ce qu’il a préparé doit être génial.
Elle acquiesce. Ce que je lui dis paraît la flatter. Elle est fière de son vieux, malgré que ce soit un vieux truand au pedigree plus rouge que la tranchée des Baïonnettes.
— J’aimerais savoir plusieurs choses, mignonne, dis-je en caressant avec le dos de mon index la bride du soutien-gorge roulé dans sa main. Par exemple pourquoi vous le cherchez si obstinément, tout en sachant qu’on vous surveille et que, si donc vous lui remettiez la main dessus, ses jours seraient comptés.
Cathy me mate comme si elle portait des lunettes et qu’elle regarde par-dessus.
J’adore son expression réfléchie. C’est une silencieuse. T’as rencontré beaucoup de femmes silencieuses, toi, vieille frappe ? Y en a pas lulure, espère ! Alors, quand t’en tiens une, la lâche pas !
— Vous ne voulez pas me répondre, petite fille ?
— Je préfère pas, répond-elle.
— Vous vous méfiez de moi ?
— Oui, et de moi !
— Ainsi donc, mon projet d’alliance ne vous botte pas ?
— Je ne sais pas.
Je me plante devant elle dans la pose sophistiquée de l’Apollon du Belvédère.
— Visionnez un peu l’homme, Cathy, et dites-moi très franchement s’il inspire confiance ou pas ?
Elle sourit.
— Vous êtes très sympathique, reconnaît-elle.
— Mais ?
— Mais mon père m’a toujours dit qu’il convenait de se méfier avant tout des gens sympathiques.
Là-dessus, elle pose sa coupe et se lève.
— Au revoir, murmure-t-elle, il faut que je parte.
— Vous êtes pressée ?
— Mon mari m’attend.
Pour lors, si t’as jamais vu un Santonio en capilotade, grouille-toi d’arriver. Et oublille pas ton polaroïd car il vaut le coup de flash, le commissaire.
Son mari ! Moi qui lui filais du « miss » gros comme ta connerie !
Adieu, mes rêves polissons. Adieu, mignon slip. Tu sais que ça me calmerait les sangs de lui talocher le museau à cette pécore ! Pour l’apprendre à s’être mariée sans prévenir. Et ces manières de te laisser grimper le bourrichon, nom de Dieu de salope !
Elle disparaît.
Je caresse ma boutanche posée contre la théière.
Voilà qu’elle est tiède.
En revanche, le thé refroidit…