Sous mes doigts moites, le charleston style 1925 prenait des accents de marche funèbre. Les touches du piano étaient poisseuses, et je soupçonnais Paul, le barman, d’être venu ânonner « Au clair de la lune » pendant que je n’étais pas là.
Deux couples achevaient de déjeuner sur la terrasse. Un petit homme en veston-cravate buvait une menthe à l’eau à l’intérieur. Depuis une heure, il lisait le journal et en était aux petites annonces. Rien n’était plus mortel qu’un mardi dans cet établissement de second ordre où Brigitte et moi avions trouvé un engagement pour deux mois.
C’était à Toulouse qu’un imprésario que connaissait Brigitte nous avait donné le tuyau. La première fois que nous entendions parler de Marseillan-plage.
— C’est entre Sète et Agde, sur la côte, nous avait indiqué notre bienfaiteur. Si vous faites affaire, envoyez-moi cinq mille francs.
Ce que j’avais fait depuis quinze jours. Nous nous étions présentés le premier juillet sans beaucoup d’espoir. Mais par chance, les deux emplois n’étaient pas occupés. Le travail était simple mais fatigant. Je devais jouer de deux heures à sept heures, et de huit heures à onze heures. Le dimanche, j’allais jusqu’à une heure du matin mais j’avais avec moi un accordéoniste-clarinettiste et un batteur.
Brigitte chantait en soirée. De plus, le samedi et le dimanche, elle faisait une démonstration de strip-tease. Toujours après minuit. Les consommations étaient alors automatiquement renouvelées et le prix doublé.
Nous étions nourris, logés, et recevions huit mille francs par jour. Brigitte et moi songions aux jours difficiles de l’hiver et nous économisions le plus possible.
Je jouais machinalement en regardant du côté des dunes. L’établissement était construit trop loin de la mer pour qu’on puisse l’apercevoir, et je ne pouvais m’en consoler. Je humais à pleines narines le vent marin qui, chaque après-midi, arrivait jusqu’à l’hôtel-restaurant après avoir drainé des odeurs de pins et de tamarins.
Agathe Bernier est sortie de la cuisine où elle avait dû composer le menu du lendemain avec le chef. Paul, le barman, s’est mis à essuyer les verres avec ardeur. J’ai continué d’effilocher maussadement « La fille de Londres ».
Elle s’est approchée de la petite estrade, s’est encadrée entre le palmier en pot et le micro. Je lui ai jeté un coup d’œil en coin, presque indifférent, mais mon cœur battait plus vite.
— Vous dormez, Jean-Marc, dit-elle de sa voix mordante.
Ses grands yeux noirs exprimaient une ironie méchante. Elle referma sa bouche et sur ses lèvres rouges subsista un pli moqueur.
J’ai haussé les épaules.
— Vous croyez que je vais me décarcasser pour ça ?
Je lui désignai le petit bonhomme à la menthe qui était en train de s’égarer dans la page sportive.
Mais elle ne m’écoutait pas, restait pensive et c’était assez extraordinaire. Cette grande fille au corps souple n’était pas faite pour la rêverie. Ses cheveux noirs, coupés court, la robe turquoise à bretelles accroissaient cette impression. C’était une femme d’affaires, active et dure quand il le fallait.
Brusquement, sous mes doigts, naquit un air nostalgique. Elle se secoua et me fixa :
— Ah non, il ne manquait plus que ça ! Qu’est-ce que c’est ?
— Le « Rêve d’Amour » de Liszt.
C’est peut-être ma réponse qui donna un peu plus de chaleur à ses yeux. Son nez court et droit palpita. Elle était très sensuelle et s’en défendait parfois mal. On lui prêtait bon nombre d’amants. Il n’y avait pas de quoi les lui reprocher quand on avait vu son mari, Pierre Barnier. L’homme était tout simplement en train de crever d’une bonne cirrhose.
— Vous n’avez pas toujours été pianiste dans des établissements de second ordre ?
Jouant d’une main je sortis mon paquet de cigarettes. Elle prit un cendrier sur une table et le posa sur le piano. À cause des brûlures dont l’instrument était constellé.
— Que voulez-vous dire ?
Je clignai d’un œil à cause de la fumée.
— Vous avez fait des études ?
— Conservatoire de Paris. Et puis ?
Elle ne s’émut pas de mon insolence.
— Brigitte me disait que l’hiver, c’était dur pour vous.
C’était son obsession. Elle la traînait à partir du mois d’août. Parce que deux ans auparavant, nous étions restés quinze jours en ne mangeant que du pain et du sucre. Nous vivions avec deux cents francs par jour.
— C’est moins facile que l’été, ai-je reconnu.
La garce a eu alors une parole qui a peut-être tout déclenché. Elle a fermé les yeux comme une chatte, et j’ai eu l’impression qu’elle s’étirait de plaisir.
— Pour nous, c’est le contraire. Nous vivons agréablement avec ce que nous avons gagné pendant l’été. L’an dernier, j’ai passé un mois à Cannes. Vous connaissez ? C’est une ville merveilleuse.
Pour couvrir le bruit de sa voix, j’ai appuyé sur la pédale et je me suis lancé dans une série bruyante d’airs d’Offenbach. Le bonhomme à la menthe m’a jeté un coup d’œil désapprobateur, a replié son journal. Puis il a trottiné jusqu’au bar pour payer sa consommation. À la tête de Paul, j’ai deviné que le pourboire avait été minime.
Agathe Barnier s’est éloignée. Ses hanches ondulaient imperceptiblement quand elle marchait. Mais c’était suffisant pour glaner tous les regards mâles. Paul a bu un grand verre de bière pour l’oublier. Il soutient avoir couché avec elle, mais sa prouesse se perd dans un passé douteux.
J’ai joué sans arrêt jusqu’à cinq heures. J’avais droit à un petit entracte que je passais avec le barman. À condition de ne pas abuser, je pouvais boire de la bière gratis.
La salle et la terrasse étaient complètement désertes quand j’ai quitté mon tabouret. Paul a tiré son demi en me voyant approcher. Je lui ai tendu mon paquet de cigarettes, non moins traditionnellement.
— Le vieux va mal ! dit-il.
Il s’agissait du mari de la patronne. Il avait alors cinquante ans. Quinze ans de plus que sa femme.
— C’est pour ça qu’elle fait la gueule ?
Paul s’étrangla avec son demi.
— Tu penses ! Elle attend que ça. Mais il met son temps. Et je crois que chaque fois qu’il va plus mal, le lendemain il est tout guilleret.
Une seule fois j’avais vu le mari de la jeune femme. Avec Paul, nous étions allés aider la patronne à le changer de lit. Je n’étais pas près d’oublier ce lourd visage blême où la couperose avait fait un patient travail de découpage. À ce moment-là, il était à demi inconscient et n’avait pas remarqué notre présence.
— Tu sais qu’il réclame toujours de l’alcool ? Du vin. N’importe quoi dès qu’il va mieux.
Je ricanai.
— Elle doit s’empresser de le satisfaire ?
Paul regarda autour de lui avec prudence.
— Tout lui appartiendra quand elle sera veuve. Une sacrée affaire. Ce n’est qu’un établissement de second ordre, mais faut voir ce qui rentre dans les caisses.
De sept heures à minuit, la terrasse et la salle ne désemplissaient pas.
Paul riait en-dessous.
— Et tout ça, à cause des moustiques.
C’était vrai. L’établissement était placé de telle sorte que l’on pouvait laisser tout allumé et ouvert sans que les moustiques envahissent les lieux. Ce qui n’était pas le cas pour les autres installés plus loin.
— Voilà Brigitte, disait Paul à ce moment-là.
Je n’aimais pas qu’il l’appelle par son prénom, mais il se serait bien demandé pourquoi si je le lui avais signifié.
Autant Agathe était brune, autant mon amie était blonde. Elle était de petite taille et potelée. Ses yeux étaient noisette. Dans le pays, elle avait beaucoup de succès, surtout avec ses séances de strip. Nous nous connaissions depuis cinq ans. Elle m’aimait alors avec inquiétude, se demandant toujours combien de temps ça durerait.
— Qu’est-ce que vous prenez, Brigitte ?
— Comme vous.
Paul loucha dans son décolleté. Elle avait des seins plantureux, intégralement bruns. Cela me coûtait cher l’hiver en séances de solarium artificiel. Mais elle ne pouvait se permettre dans son métier d’être mi-blanche mi-brune. C’était l’un ou l’autre. En définitive, la dernière solution était la meilleure. Nous travaillions beaucoup dans le Midi. Il lui aurait été difficile de conserver la peau laiteuse. Parfois, j’étais fatigué de son corps intégralement bronzé.
— Elle est là ?
C’était toujours de la patronne qu’il s’agissait quand nous nous exprimions ainsi.
— Non, elle doit être allée voir son mari.
Brigitte frissonna.
— Vous croyez qu’il va mourir ?
— Sûr, dit Paul allègrement en tirant un autre demi.
Mon amie lui jeta un regard mauvais.
— Ne parlez pas ainsi. Je… Je déteste que quelqu’un meure autour de moi.
Paul ricana mollement, vaguement vexé.
— Vous croyez qu’elle fermera ? demanda Brigitte avec anxiété.
Je compris qu’elle se faisait du souci pour notre paye. Trois jours de fermeture, c’était deux semaines d’hiver sans bouffer.
En homme avisé qui en a vu d’autres, le barman secoua la tête.
— Pensez-vous qu’elle va fermer ! Elle est trop intéressée. Elle prendra juste le temps d’aller à l’enterrement. D’ailleurs, ils ne sont pas du pays et je crois qu’ils n’ont qu’une famille assez vague.
Brigitte plongea sa bouche ronde dans la mousse de la bière et but avidement. Boire, manger, aimer, elle faisait tout avidement, avec l’impression que, sinon, elle pourrait perdre quelque chose. Toujours cette hantise de souffrir dans les jours à venir.
— La bière me donne faim, murmura-t-elle. Paul, je peux avoir un sandwich ?
Le barman ouvrit le guichet qui le séparait de la cuisine et demanda :
— Pâté, jambon, gruyère ?
— Pâté.
Je rejoignis ma place pendant que Brigitte s’installait sur un tabouret de bar. Sa jupe remontait au-delà de ses genoux. Une sourde irritation bouillonnait en moi et je ne savais qui en rendre responsable. Peut-être Agathe Barnier. À cause de ce qu’elle m’avait dit. L’hiver, pour elle, c’était l’époque des voyages, du confort, de la vie facile. Je songeais à celui que nous avions passé dans une chambre glaciale de la banlieue parisienne. Un kilo de sucre nous faisait deux jours. Il n’y avait que le refuge du lit pour avoir chaud et, faute d’être lavés souvent, les draps sentaient le rance.
Une toute jeune fille entrait avec son cavalier et me regardait les yeux ronds. Je jouais avec une sorte de frénésie, extériorisant ma hargne. Je repris un rythme plus langoureux et ils allèrent s’installer au bar, me masquant Brigitte et Paul.
À six heures, comme dans un ballet bien au point, les trois serveuses apparurent, sortant de la cuisine, et commencèrent d’installer les tables de la terrasse et celles de l’intérieur. L’une d’elles, Paulette, était assez jolie et m’adressait des regards incendiaires qui rendaient Brigitte folle.
C’était l’heure où je m’animais. Les familles revenaient de la plage et s’arrêtaient à la terrasse pour l’apéritif. Les gosses réclamaient des glaces et les femmes se retournaient pour voir Brigitte.
Je la surveillais à cette heure-là. Elle avait tendance à boire plusieurs apéritifs et Paul lui en offrait en cachette. Sans vergogne, il lui faisait la cour et, quand elle se déshabillait après minuit, il la dévorait des yeux.
Le couple du bar s’approcha de la petite estrade et la fille me demanda « Only you », l’attitude provocante. Brigitte s’en rendit compte et sauta de son tabouret, découvrant ses cuisses.
J’ai joué tandis que la gamine rêvassait, appuyée au pot du palmier. Son flirt boudait sur la terrasse en fumant des cigarettes, tandis que Brigitte feuilletait furieusement mes partitions derrière le piano.
Une fois l’air terminé, j’ai marqué un temps d’arrêt. La gamine a souri.
— Je vous dois quelque chose ?
Brigitte a tourné la tête pour lâcher :
— Pour les enfants, c’est gratuit !
Vexée, la petite est partie, la croupe houleuse sous le short à carreaux.
— Elles m’énervent, ces mômes ! rageait Brigitte. C’est toutes des petites putains !
Le piano est une arme splendide. Vous jouez plus fort et vous couvrez immédiatement la voix de votre adversaire. Brigitte s’en retourna au bar. Pour notre réconciliation, je lui fis entendre « la Comparsita ». Elle soutenait que cet air avait présidé à notre rencontre, mais je ne m’en souvenais pas. Elle continua de bouder et je ne m’en souciai plus.
Agathe Barnier revint, un pli entre les sourcils et la bouche dure.
— Le vieux va mieux ! pensai-je.
Elle s’en prit à Paul, puis toisa Brigitte. Celle-ci sortit ostensiblement un billet de mille et paya sa consommation. Mentalement je la traitai d’imbécile. Un billet de mille entamé, c’était fichu. Brigitte a toujours eu peur de ce genre de femme. Elle capitule aisément.
Puis elle vint à moi.
— Mais jouez donc… On n’entend rien de la terrasse.
— Si la sonorisation était meilleure ! fis-je en haussant les épaules.
Pourtant, elle restait là, les yeux vagues, comme si elle ne me voyait pas. J’effleurai les touches et murmurai :
— Ça ne va pas ?
En même temps, je pensais que consoler une femme pareille, l’avoir entre ses bras, triste ou en pleurs, devait être un exploit peu commun.
— Si… L’air est étouffant aujourd’hui, m’a-t-elle simplement répondu.
Pour la première fois, elle avait une réponse assez humaine.
Simplement pour lui faire plaisir et parce qu’il y avait du monde à l’apéritif, j’ai joué jusqu’à sept heures et demie.
Brigitte avait commencé de manger dans la cuisine. Le chef se nommait Corcel. Il était chic avec nous et nous servait plantureusement.
— Qu’est-ce qui te prend de faire des heures supplémentaires ? me demanda Brigitte la bouche pleine.
Je m’assis en face d’elle au bout de la table sur laquelle Corcel travaillait.
— J’étais en forme.
— Tu es idiot.
Elle avait bu un petit coup de trop. J’enlevai de devant elle la bouteille de pelure d’oignon et la mis de mon côté. Elle me regarda avec des yeux désespérés d’où ne tardèrent pas à couler les larmes.
Corcel me cligna de l’œil sans raison.
Agathe entra, une fiche à la main. C’était elle qui faisait le maître d’hôtel.
— Deux soles meunière ! lança-t-elle.
— Merde, dit Corcel, il n’en reste qu’une ! J’ai bien une limande, mais ils vont gueuler.
— Je vais voir, dit Agathe.
Sa voix était lasse. Au passage, elle s’arrêta derrière Brigitte et me regarda.
— Pourquoi avez-vous joué une demi-heure de plus ? Vous croyez que je vais vous la payer ?
Je bus mon verre de rosé tranquillement.
— Pour le plaisir. Vous ne faites rien pour le plaisir, vous ?
Brigitte effaçait sa tête entre ses épaules. Agathe Barnier me sourit sans aucune restriction. Elle sortit de la cuisine. Corcel se tapait sur les cuisses et la femme qui l’aidait en gloussait au-dessus de la friteuse.
— Tu vas fort ! murmura Brigitte.
— Et elle, tu crois qu’elle nous ménage ?
J’avais le temps de fumer une cigarette. J’en glissai une entre les lèvres du chef et sortis au dehors par la petite porte. Il y avait là une courette où s’entassaient des cageots pleins et vides. Un grand trou contenait les ordures. On le bouchait de temps en temps pour en creuser un autre à côté. Je poussai le portillon de bois et me retrouvai dans le sable.
La villa des Barnier se dressait de l’autre côté de la rue. C’était d’ailleurs plutôt une route qu’une rue. Le tracé en était fait, mais il manquait le macadam. La petite plage était en pleine extension.
Cette villa était de construction assez récente. C’était un rez-de-chaussée surélevé. Je croyais me souvenir qu’elle se composait de cinq pièces.
Toujours fumant ma cigarette, je m’en approchai. Le mari d’Agathe était surveillé par une garde-malade. C’était le jour de son congé que Paul et moi nous étions allés le changer de lit.
Je m’assis sur une grosse pierre et fumai encore une cigarette. Il était plus de huit heures, mais je m’en moquais. Je pensais à Barnier en train de crever doucettement avec tout son argent.
La garde-malade apparut en haut du perron. Elle quittait son travail à huit heures. Le car la prenait au passage sur la route et elle rentrait au village.
Je la regardai s’éloigner. Puis je me levai, m’approchai de la villa. J’en fis lentement le tour et repérai la fenêtre de la chambre de Barnier.
Je montai l’escalier. La porte n’était pas fermée et je n’eus qu’à la pousser. Barnier était couché au fond à droite.
Il dormait.
C’était un étrange sommeil plein de bruits, de respiration haletante, de frémissement. C’était plus une lutte qu’un repos. Comme si l’homme se débattait contre cette similitude qu’il y avait entre le sommeil et la mort.
Je me penchai et fronçai le nez. Une odeur aigre de transpiration montait du lourd visage cireux. Et j’ai souvent respiré cette odeur dans les hôpitaux.
Redressé, j’ai regardé autour de moi. C’était meublé avec beaucoup de goût. Barnier allait crever au milieu du luxe mais le résultat ne varierait pas pour autant.
Et c’est alors que l’idée me vint.