CHAPITRE XI

Dès le lendemain, j’ai cherché des traces de Brigitte. Il me fallait éviter de poser à Agathe des questions trop précises. Elle était trop fine mouche pour ne pas comprendre immédiatement le fond de ma pensée.

Toute la nuit cette idée m’avait empêché de dormir aussi profondément que je l’aurais désiré. Si Brigitte n’était pas repartie, c’est qu’Agathe l’avait tuée. Et son corps devait être caché quelque part. On lit partout qu’il est difficile de faire disparaître un corps. Encore plus pour une femme que pour un homme.

Le remords m’obsédait. Le fait était là. Si un tel drame s’était déroulé avant mon arrivée, j’avais fait de Brigitte une victime et d’Agathe une meurtrière. Je m’étais substitué au destin.

Je me suis levé tôt. Je me suis rasé, j’ai fait ma toilette à l’eau froide. Je n’ai pas toujours été habitué au confort. Pour me montrer qu’elle était réveillée et debout, Agathe avait ouvert les volets de la salle de séjour.

La villa sentait le café et j’aime cette odeur le matin en me levant. Agathe sortit de la cuisine en robe de chambre.

— Bonjour.

Elle me tendit sa joue et je l’embrassai en évitant de la serrer contre moi.

— Tu as faim ?

Quand elle s’assit, la robe de chambre s’ouvrit sur ses longues jambes. Elle était nue dessous. Mais elle se hâta de resserrer les deux pans de son vêtement.

— Bien dormi ?

— Oui. Et toi ?

— Comme toi.

Nous avons ri. Puis elle a été déçue.

— Tu t’es rasé là-bas ? Moi qui espérais t’entendre faire ta toilette dans la salle de bains. Cette maison manque de bruits familiers. Parfois, j’ai l’impression que le silence irradie jusqu’au dehors, et c’est insoutenable.

J’en profitai pour lui demander si elle avait de proches voisins.

— La villa blanche, que tu vois là-bas, est habitée par un vieux couple, et leur bonne aussi vieille qu’eux. Je crois qu’il y a plusieurs personnes au bord de la mer.

— C’est bien désert.

— J’y suis habituée.

— On pourrait crier sans que personne vienne.

C’était encore trop brutal. Pourtant, elle fit un effort pour plaisanter.

— Tu veux crier ?

Mais une sorte d’équivoque était née de mes paroles. J’ai essayé de la dissiper.

— Veux-tu que nous allions nous promener au bord de la mer ?

— Je vais m’habiller.

De grosses vagues roulaient sur le sable. La bande de plage entre la dune et la mer était plus réduite que l’été. Agathe m’expliqua que l’hiver c’était toujours la même chose. Nous avons marché vers le nord, en direction du Canal des Allemands, creusé durant l’occupation mais qui est en partie ensablé.

Nous nous sommes assis dans le creux d’une dune et peu après Agathe a posé sa tête sur mes cuisses. Je me suis penché vers elle. Ses yeux étaient fermés, mais sa respiration se pressait entre ses lèvres humides.

— Sommeil ?

— Je n’ai pas fermé l’œil de toute cette nuit. Plusieurs fois je me suis relevée pour sortir et venir te retrouver. Tu n’aurais pas pu me renvoyer.

Elle ouvrit les yeux. Je vais me répéter, mais ils avaient une fluidité étonnante. Ils étaient mouvants comme l’eau de la mer et leur couleur sombre avait des fonds marins. Aussi surprenant que cela paraisse, ils devenaient tendres.

— Jean-Marc, c’est fini. Tu resteras à la villa ce soir. Tu ne me quitteras plus.

Sa voix était caressante. Ma gorge se nouait et, en même temps, je me demandai si elle avait peur de me laisser seul la nuit entière dans rétablissement. Si Brigitte n’était pas repartie, son corps ne pouvait se trouver ailleurs.

— Embrasse-moi.

J’effleurai ses lèvres de ma bouche, mais elle souleva la tête, noua ses bras autour de mon cou et notre baiser se fit profond, interminable.

Ce fut elle encore qui se renversa dans le sable, m’entraînant sur elle.

— Ici, Jean-Marc, n’attends pas !

Il devait y avoir des gens autour de nous. Des pêcheurs ou des vignerons. Le vent nous apportait des mots rocailleux prononcés par une voix du pays. On nous a peut-être vus en train de faire l’amour. C’est même certain, mais je venais de sombrer dans un vertige irrésistible.

Nous sommes restés dans le sable, à moitié nus, jusqu’à midi, graves, silencieux, peut-être éblouis. Le soleil nous prenait comme dans une nasse de lumière et de tiédeur. Et le vent sifflait dans les tamaris, en haut de la montagne de sable.

Une barque est passée à moins de cent mètres de nous avec sa voile latine gonflée. Il y avait deux hommes à bord et ils ont regardé dans notre direction, en mettant leur main au-dessus de leurs yeux. La chair d’Agathe faisait une tache plus sombre sur le sable d’un gris léger.

L’après-midi, nous sommes allés à Agde faire des achats. Je conduisais et elle se tenait contre moi, les yeux fermés, heureuse. Je ne pouvais atteindre cette sérénité. Il y avait tant de choses qui luttaient encore en moi.

Nous roulions lentement. Il y avait des amandiers et des pêchers en fleurs. Nous étions en février et déjà la région sentait le printemps.

Évidemment, j’ai abandonné la chambre 8 de l’hôtel pour réinstaller à la villa. Je n’avais plus de prétexte pour fouiller les caves de l’établissement. Agathe ferma les portes. Elles ne s’ouvriraient que dans quinze jours.

Le lendemain, Paul le barman est venu. Il parut gêné que nous soyons seuls, Agathe et moi. Je voyais bien qu’il brûlait de me demander des nouvelles de Brigitte mais qu’il n’osait pas. Il avait dû souvent songer à elle au cours de ses deux mois de congé.

— Vous reprenez votre travail le premier mars, lui annonça Agathe.

Cela parut le soulager. Peut-être qu’il avait rencontré Corcel et que ce dernier lui avait fait part de ses craintes.

— Vous viendrez la veille. Tout est en ordre, mais il faut certainement renouveler le stock de quelques marques.

— Corcel revient aussi le même jour ?

— Bien sûr ! dit Agathe en me lançant un clin d’œil amusé.

— Bien, je vais rentrer.

Je l’accompagnai jusqu’à l’hôtel. Il avait laissé sa moto à côté.

— Mlle Brigitte est partie ? finit-il par demander.

— Oui.

— Nous la reverrons cet été ?

— Certainement pas.

Cela lui donna un coup. Il en paraissait vraiment amoureux.

— Écoutez-moi, Paul.

Surpris, il cessa de tripoter ses gants de cuir fourré.

— Oui ?

— Je vais certainement m’associer avec Mme Barnier pour la conduite de cet hôtel. Nous avons des projets. Il faut que tout marche à la perfection si nous voulons les réaliser. Vous me connaissez. Je ne suis pas le mauvais type, mais j’ai horreur des histoires et des racontars. Souvenez-vous de ce qui est arrivé à Paulette.

Il était tellement couard qu’il se mit à la critiquer avec une platitude qui m’écœura vite. Je lui coupai la parole.

— Il y a eu des bruits désagréables dans le pays au sujet de la mort de M. Barnier.

Il rougit, et j’eus l’impression que ses jambes tremblaient.

— J’espère que ça ne vient pas du personnel. M. Barnier est mort naturellement. C’est bien votre avis ?

— Certainement, monsieur Sauvel.

Il lui était arrivé de m’appeler Jean-Marc ou Sauvel tout court. Je fus satisfait de voir qu’il prenait tout de suite le ton de nos futures relations d’employé et de patron.

— Je vais demander à Mme Barnier qu’elle augmente votre fixe.

— Merci, monsieur.

Celui-là était maté. Il habitait le pays et n’avait pas d’intérêt à trouver une place ailleurs. Et celle qu’il occupait ici était trop bonne.

J’appuyai encore un peu plus.

— Pour la question des cigarettes américaines, nous verrons. Je vous recommande la prudence.

Dans la bonne saison, il en vendait plusieurs dizaines de paquets par jour. Il balbutia. Je ne l’écoutai plus et revins à la villa.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? Il a l’air tout chose.

— J’ai mis les choses au point, c’est tout.

Agathe se coula contre moi.

— Je suis heureuse que tu t’occupes de tout ça.

Je n’ai jamais vu quelqu’un aussi satisfait d’abdiquer son pouvoir.

Quelques jours s’écoulèrent d’une façon merveilleuse. Le matin, nous nous levions très tard. L’après-midi, nous faisions des courses dans les villes voisines pour remplacer le matériel défaillant, renouveler le stock des conserves, renouer avec les fournisseurs habituels.

Il nous arrivait de rentrer très tard. Nous prenions souvent La fantaisie de manger le soir dans un restaurant. Avec quelle hâte ensuite nous revenions vers la villa où notre amour, celui que nous pouvions extérioriser entre quatre murs sans nous préoccuper des gens paraissait nous attendre, tiède et de plus en plus profond.

Ma méfiance s’éparpillait comme une poignée de sable dans le vent. Parfois une question précise remontait à contre-courant, me rendait songeur pendant quelques instants.

Brigitte ? Qu’était-elle devenue ? Pouvait-elle vraiment rester aussi longtemps éloignée de moi ? N’avait-elle plus besoin d’argent ? Les cent mille francs devaient être dépensés depuis longtemps. Pourquoi ne faisait-elle pas appel à Agathe ?

J’imaginais qu’elle était allée à Toulouse, et que Santy lui avait procuré un engagement la mettant un bout de temps à l’abri du besoin. Il me fallait l’imaginer heureuse et lointaine pour mon bonheur. De ce dernier, je percevais parfois la fragilité de base. Il était construit sur une malhonnêteté, la mienne.

Agathe n’avait aucun de ces soucis. Elle vivait animalement, de jour et de nuit pour moi. Je la surprenais en train de m’examiner de son nouveau regard tendre qui la transformait. La louve s’était faite biche. C’était vraiment un regard d’amoureuse et non une nouvelle façon de m’épier, de guetter mes réactions.

Comme le début de la saison approchait, nous passions nos après-midi à l’hôtel. Nous faisions l’inventaire, notant ce qui manquait dans les chambres. C’est fou ce que les gens peuvent s’amuser à emporter quand les vacances sont terminées, boîtiers de commutateurs, boutons de porte-manteaux, ampoules.

De Sète ou d’Agde, nous ramenions tout ce qu’il fallait et je m’amusais à tout remettre en place. Agathe me suivait pas à pas et parfois, pris d’une fringale subite, nous chiffonnions les draps propres qu’elle venait de tirer sur un lit. Nous vivions follement, profitant comme d’un sursis de la tranquillité précédant l’ouverture.

— J’ai presque toutes les chambres retenues pour Pâques. Mais il y aura une période de calme avant les vacances, excepté les dimanches évidemment.

— Tu as remplacé Paulette ?

— En semaine, deux serveuses seront suffisantes. J’ai trouvé deux extras qui feront les dimanches, les fêtes, les vacances de Pâques et qui viendront tout l’été. Pour la cuisine, j’ai engagé un aide pour Corcel. Un garçon du pays qui veut se lancer dans le métier.

Le soir, nous retrouvions notre feu de souches de vignes et nous passions des heures à regarder danser les flammes dans un demi-silence.

Je dois reconnaître qu’il ne fut jamais question de Brigitte durant ces trop courtes journées heureuses. Nous avions complètement oublié mon amie, et même la raison qui était à l’origine de nos rapports.

Complètement conquis par la nouvelle Agathe, je me laissais doucement glisser dans ce confort moral qui est la garantie des unions solides. Parfois, j’avais même l’impression qu’Agathe et moi formions un couple uni depuis des années. Il n’y avait pas quinze jours que j’étais revenu auprès d’elle. L’épisode de Cannes se fondait dans un passé sans consistance.

Deux ou trois jours avant l’ouverture, je me trouvais sur la route nationale et je guettais le car. Nous attendions un colis de nappes en papier. Comme l’hôtel se trouve quand même à deux cents mètres environ de l’arrêt, je ne voulais pas obliger le chauffeur à le transporter jusqu’au bout. J’étais au volant de la 403 et je fumais une cigarette.

De l’autre côté de la route se trouve la coopérative vinicole. J’ai vu le facteur qui en sortait.

Il s’est approché de moi.

— Je vais vous donner le courrier puisque vous êtes là, ça m’évitera de m’arrêter.

Il me tendit un paquet de lettres, de factures et d’imprimés que je plaçai sur la banquette à côté de moi.

— J’ai aussi une lettre pour Mlle Brigitte Faure. Elle est ici ?

Depuis qu’il me voyait seul avec Agathe, il s’était bien rendu compte que non.

Avec un peu de mauvaise humeur, je répondis :

— Elle n’est pas là, en effet. D’où vient cette lettre ?

Il me la tendit et j’eus un choc en pleine poitrine. Elle portait en en-tête :

« Agence de spectacles Santy. Toulouse. »

Tout de suite j’ai eu envie de lire le contenu de cette lettre. Mais il me fallait jouer serré avec le facteur qui était tatillon.

— Comme elle doit venir ici, nous la lui remettrons.

Il m’a regardé avec méfiance.

— Et si elle ne vient pas ?

Je n’ai pas pu me retenir.

— Si vous deviez, comme vos collègues des villes, mettre vos lettres dans des boîtes, vous ne vous inquiéteriez pas de leur sort, n’est-ce pas ? Mlle Brigitte Faure, chez Mme Agathe Barnier, c’est ici.

Mon ton l’impressionna.

— Bon, gardez-la ! Puisque vous dites qu’elle va venir.

— Sinon, je la renverrai à son expéditeur.

Il remonta sur son vélo et s’éloigna. Je ne pouvais ouvrir franchement l’enveloppe.

Ce n’est que le soir, à la sauvette, que je réussis à la décoller. Voici ce qu’écrivait Santy :

« Chère Brigitte,

Voyez que malgré vos craintes, je ne vous garde pas rancune, (du moins à vous), de ce qui s’est passé en juillet dernier. J’ai au contraire cherché partout une bonne petite place pour vous et je crois l’avoir découverte. Il y une boîte qui se monte à Biarritz, le Coquelicot. Ils ont besoin d’une chanteuse d’orchestre et d’une strip-teaseuse. Le cachet serait assez intéressant et double. Pas loin de dix mille par soirée avec cinq jours assurés. Répondez-moi vite. Comme vous me le demandiez, je vous adresse le courrier ici. Bien à vous. J’espère que vous accepterez, bien qu’il n’y ait qu’un seul emploi de libre. »

Cette dernière phrase était soulignée, mais je me fichais bien de la rancune de Santy.

Brigitte était venue à Marseillan-Plage, mais elle n’en était pas repartie.

Comme je l’avais soupçonné.

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