CHAPITRE IV

Septembre s’effaça rapidement. La rentrée scolaire avancée vida cette plage familiale. Il n’y eut que quelques vieux couples pour attendre octobre. Pourtant le mois fut beau et chaud. Tout le pays vendangeait autour de nous, et parfois une camionnette chargée de raisin nous laissait son odeur sucrée et enivrante.

Comme il était inutile de jouer pour les rentiers tranquilles qui ne goûtaient que le silence et le calme, nous faisions de longues promenades avec Brigitte. Après quelques jours de désarroi, mon amie s’était habituée à la situation. Cette dernière était d’ailleurs supportable. Agathe Barnier observait une froide neutralité. Je la soupçonnais d’étudier le problème que je lui avais soumis.

Brigitte avait posé de nombreuses questions. Je les avais laissées sans réponse. Elle s’était lassée. Mais son naturel angoissé reprenait parfois le dessus, et il lui arrivait de boire en cachette.

Le soir, je me mettais au piano pour une heure ou deux. Les clients ne veillaient pas très tard et les jeunes gens du pays étaient trop pris par les vendanges pour venir danser, le dimanche excepté.

Ce qui étonnait le plus Brigitte, c’est qu’elle ne soit plus obligée de travailler. Cette inactivité la troublait, la rendait rêveuse.

Octobre arriva et vint le soir où il n’y eut pas un seul client. Les serveuses étaient revenues au village et Paul devait partir à la fin de la semaine. Corcel, lui, restait jusqu’au lendemain du premier janvier. Il ne reviendrait qu’au printemps, comme le barman.

L’atmosphère commença de devenir irrespirable. Agathe Barnier ne desserrait les dents que pour d’inévitables paroles. Corcel astiquait sa cuisine à longueur de journée. Paul faisait des mots croisés ou essayait de flirter avec Brigitte.

Un couple d’Anglais vint s’installer pour une semaine et nous les accueillîmes avec soulagement. Ils étaient encore là quand Paul nous quitta.

Dans l’espoir de se rendre utile, Brigitte servait les clients. À midi la salle arrivait à être pleine de voyageurs de passage. Le soir, les deux Anglais s’habillaient pour dîner. C’était assez surprenant. Lui mettait un habit plutôt usé et elle une robe datant certainement de la reine Victoria. Ils buvaient sec et dodelinaient de la tête l’un en face de l’autre, dans un silence éprouvant. Comme deux marionnettes privées de leur maître ventriloque.

Brigitte en avait des cauchemars la nuit. Pourtant, quand le couple s’embarqua dans une incroyable voiture, elle resta sur la terrasse à leur faire adieu de la main.

Et il n’y eut plus que de rares clients à s’arrêter pour coucher. D’ordinaire, ils poussaient jusqu’à Sète ou jusqu’à Agde où ils étaient certains de trouver des chambres en cette saison.

Nous attendions avec espoir ces passages-là. Corcel lui-même s’ennuyait dans sa cuisine et ouvrait la porte, m’adressant un clin d’œil sans signification et s’en retournait briquer sa cuisinière ou son frigo. Agathe Barnier, installée à une table, faisait ses comptes. Elle aurait pu s’isoler dans son bureau, mais elle nous imposait sa présence. Brigitte essayait de lire à un autre bout de la salle. Je jouais du piano ou fumais la pipe en regardant la télévision. Je composais des airs de chanson que j’oubliais de noter. J’attendais.

J’attendais ces deux fameux mois pendant lesquels nous serions seuls, Brigitte et moi, dans l’établissement. Toutes mes pensées faisaient la ronde autour de ce rêve-là.

J’avais peur que Brigitte ne tienne pas jusqu’au bout. Le soir, elle se soulageait, me faisant des scènes larmoyantes qui se terminaient presque toujours de la même façon. Cette ambiance lourde et menaçante devenait aphrodisiaque.

À la fin du mois de septembre, Agathe Barnier m’avait remis mon salaire. Cinquante mille francs. Je n’avais pas eu besoin de le lui rappeler.

Nous ne dépensions rien. Parfois, nous achetions des journaux et des livres, mais le stock des revues et des romans oubliés par les clients était impressionnant. Je songeais qu’avec l’argent que nous avions gagné cette saison et celui que nous recevions chaque mois, nous posséderions un million au début de l’été suivant. Jamais nous n’avions eu autant d’argent. Et j’organisais de longues méditations solitaires sur ce sujet. Je thésaurisais mentalement. J’y gagnais une quiétude à goût d’ennui. Je regrettais de n’avoir demandé que cinquante mille. Elle aurait pu donner dix ou vingt mille de mieux.

La seule joie de Brigitte, c’était d’étaler nos billets sur le lit. Pendant des heures, elle comptait, recomptait, faisait des petits tas, des dessins. Puis elle songeait à tout ce qu’elle pourrait s’acheter un jour.

Soudain, le froid arriva et la chaudière à mazout fut allumée. Corcel s’en occupait, mais il m’en indiqua le fonctionnement. Le premier soir, ravie, Brigitte monta se coucher de bonne heure et je la trouvai endormie sous une couverture contre le radiateur du chauffage central. À partir de ce moment-là, elle commença de croire que nous étions fixés pour la vie dans cet endroit, et elle en oublia presque d’être impressionnée par Agathe.

Ses premières avances furent fraîchement accueillies, mais elle ne se découragea pas. Elle m’étonna même en mettant une sorte de point d’honneur à se faire de cette femme son amie.

L’autre la guettait, me guettait, puis un jour changea complètement d’attitude. Elle demanda à Brigitte de lui tricoter un pull-over et mon amie se mit à l’ouvrage dans une sorte de délire.

Leurs premiers échanges amicaux furent au sujet du modèle choisi, du nombre de mailles, des diminutions et des augmentations. J’en restai perplexe. Elles prirent l’habitude de s’installer dans un bout de la salle. Elles chuchotaient des heures comme des complices.

Agathe, l’hiver, n’occupait pas sa villa. Elle s’était installée dans la chambre 3, à l’autre bout du couloir. Corcel couchait en face de nous.

Il y eut une période de vent qui parut nous isoler dans ses sifflements et la poussière de sable qu’il soulevait. Pendant deux jours, nous ne vîmes personne. Sauf le facteur qui venait porter le courrier des huit ou dix personnes demeurant toute l’année à la plage, et le boulanger.

Agathe faisait les achats deux fois par semaine. Brigitte prit l’habitude d’aller avec elle. Invariablement, Corcel m’appelait pour boire un coup de blanc. Il n’était guère bavard et nous restions de longs moments devant nos verres. Il ne s’étonnait nullement de notre présence. Il ne vivait pleinement que pendant l’été où, quatorze heures durant, il transpirait devant ses fourneaux.

Un soir, Brigitte me déclara qu’Agathe était vraiment une chic fille.

— Nous sommes allées à Sète et elle m’a offert à goûter dans un salon de thé. Tu ne peux pas savoir comme elle est drôle.

Puis :

— D’ailleurs, pour qu’elle ait accepté de nous garder toute l’année dans ces conditions !… Au début, elle était froide. Mais maintenant on est bien copines. Je l’appelle Agathe et elle m’appelle Brigitte. Parfois, pour rire, B.B.

Rien de mieux pour conquérir mon amie. Elle avait toujours eu un certain orgueil à porter le même prénom que Brigitte Bardot et à être aussi blonde qu’elle. Elle avait cependant quelques kilos supplémentaires et personnellement je la préférais ainsi.

Perplexe, je me demandais si Agathe Barnier avait décidé de se servir d’elle pour m’abattre, ou si c’était la solitude qui la faisait agir ainsi. Je restais sur mes gardes et je faisais raconter à Brigitte les après-midis qu’elles passaient ensemble, que ce soit à Sète ou à Agde. Tant que mon amie ne me cachait rien, tout allait pour le mieux.

Une fois, elles rentrèrent tard. Il était plus de neuf heures. Corcel m’avait proposé de dîner. Nous avions mangé un morceau dans la cuisine, et lui était monté se coucher. Enfin, j’avais reconnu le moteur de la fourgonnette.

Pendant qu’Agathe allait mettre la 403 au garage, mon amie était entrée dans la salle.

Elle portait un manteau de tweed ouvert sur une robe fourreau. Je me demandais pourquoi elle s’était habillée de la sorte pour aller faire des commissions.

À sa démarche hésitante, je compris qu’elle avait bu. Elle essaya de m’éviter, mais je m’approchai d’elle.

— Jean-Marc… Je te jure…

Elle empestait l’alcool.

— D’où sortez-vous ?

— Agde… Nous avons rencontré des amis d’Agathe… Ils nous ont payé l’apéritif.

— Tu as vu l’heure ?

— Je ne sais pas… Je ne pouvais pas rentrer seule, hein ?

Je me retenais pour ne pas la gifler, et l’autre restait dans le garage, jouissant certainement de notre scène de ménage. Je comprenais parfaitement son rôle.

— Monte au lit, tu ne tiens pas debout…

— Si… Je veux dire bonsoir à Agathe.

— Monte au lit immédiatement.

Cette fois, la gifle partit. Elle me regarda, les yeux flous, se frottant machinalement la joue.

— Pourquoi ?… Jean-Marc… Je n’ai rien fait de mal, je te jure… C’étaient des copains… Ils étaient corrects…

Elle s’est laissé choir sur une chaise.

— Écoute-moi, Brigitte.

Devant le vide de son regard, je capitulai.

— Quoi ?

— Rien… Monte te coucher… Je dirai à Agathe que tu étais trop fatiguée pour pouvoir l’attendre.

Un sourire béat étira sa bouche. Je remarquai qu’elle n’avait plus de rouge à lèvres.

J’ai fouillé les poches de son manteau et j’ai trouvé son mouchoir tout taché de rouge. Brigitte me regardait avec des yeux de chien battu.

— Je te jure… Je ne voulais pas… En nous quittant… Ils ont voulu nous embrasser… Je croyais sur la joue et puis… Cet imbécile !

— Monte te coucher…

— Jean-Marc, je te jure que je n’ai pas voulu… Il m’a forcée à ce que je l’embrasse… Non, il m’a embrassée, lui… Tu me comprends, hein ?

— Tu es ivre. Va au lit.

— Jean-Marc, tu ne m’en veux pas ?

Je l’ai prise par un bras et je l’ai entraînée vers l’escalier. Elle gémissait que je lui faisais mal, que je ne voulais pas la croire.

Dans notre chambre, je l’ai poussée vers la glace du lavabo.

— Regarde-toi.

Elle a fait une drôle de grimace puis s’est mise à pleurer doucement. Je lui ai ôté son manteau de tweed. Je l’ai fait pivoter pour ouvrir la fermeture-éclair de sa robe-fourreau.

Mais ce n’était pas la peine.

Quelqu’un l’avait défaite à ma place.

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