Agathe Barnier a tendu la main vers la porte.
— Vous avez votre argent. Je vous donne une heure pour quitter mon établissement.
— Vous feriez mieux de m’écouter durant cinq minutes. Si, au bout de ce laps de temps, vous persistez à me faire quitter les lieux, les circonstances pourront en être graves pour vous.
C’est une femme de tête. Elle a réfléchi quelques secondes et je crois que la curiosité l’a finalement emporté.
— Je vous écoute.
J’ai quitté le fauteuil pour une chaise. Je n’aime pas me trouver assis plus bas que mon interlocuteur.
— Dans le pays, tout le monde sait que depuis longtemps vous trompiez votre mari et que vous attendiez sa mort avec impatience. Je fais erreur ?
Elle n’a pas essayé d’ergoter.
— Non.
— Vous êtes franche. Donc, personne ne serait étonné si vous étiez accusée de l’avoir assassiné. Vous avez mauvais caractère. Vous vous êtes attiré des inimitiés terribles, Pire, certaines personnes vous haïssent. Il y a deux mois que je suis à votre service, et j’ai eu le temps de faire ma petite enquête.
Elle alluma une cigarette au bout de l’autre qu’elle écrasa avec soin.
— C’est votre cas ?
Cette question me fut posée avec une sorte d’avidité.
— Non. Je me méfie de vous, simplement, et à partir de cet instant plus que jamais.
— Je ne vois pas comment vous pouvez me charger d’un crime que je n’ai pas commis.
Je me contentai de murmurer :
— En êtes-vous vraiment certaine ?
Cette fois, je l’inquiétais.
— Vous savez bien que mon mari est mort d’une cirrhose avec hémorragie interne ?
— Il pouvait encore vivre des mois. Peut-être des années.
— Allons donc, le docteur attendait la fin d’une journée à l’autre et s’étonnait de sa résistance.
Je triomphai.
— Voilà… Il s’étonnait de sa résistance, seulement dans la nuit du vingt-et-un juillet votre mari est mort. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ?
Elle avait beau hausser les épaules, je savais que j’avais accroché son attention, sa méfiance. Déjà elle aiguisait ses propres armes pour la riposte.
— Parce que vous l’avez empoisonné, et que si jamais on ordonnait l’autopsie, on découvrirait que son organisme était bourré d’arsenic. Vous savez que des années durant ; on peut en retrouver les traces ? Jusque dans les cheveux et même dans les cendres s’il vous prenait l’envie de le faire incinérer. Ne me dites pas que la terre contient toujours une certaine quantité de ce poison. Cela ne tient pas dans le cas de votre mari. Puisqu’il repose dans un caveau scellé.
Plus tard, je devais me rendre compte qu’elle était d’une intelligence supérieure. Elle m’en donna une preuve immédiate en comprenant ce qui avait pu se passer.
— C’est vous ?
— Évidemment.
— Comment avez-vous fait ?
— La garde-malade rentrait chaque soir à huit heures au village. Votre mari avait des nuits relativement calmes, et comme son état paraissait se prolonger indéfiniment, vous préfériez rester seule avec lui. Peut-être même avez-vous eu cette idée avant moi.
Elle ne répondit pas. Ne se défendit même pas.
— La première fois, j’ai trouvé votre mari endormi. Je suis resté dans sa chambre à le regarder sommeiller. Puis, dans une demi-inconscience, il a demandé à boire. Je lui ai versé de l’eau minérale dans un verre et je l’ai aidé. Il ne s’est même pas rendu compte que c’était un inconnu qui le soignait.
Agathe Barnier m’écoutait avec une attention soutenue, le regard fixe. J’avais l’impression de graver mon récit dans son âme. Jamais elle ne l’oublia.
— Le lendemain soir, je revins.
— Avec du poison ?
— De la bouillie cuprique contenant de fortes doses d’arsenic. Votre mari aurait bu de l’acide sulfurique tellement il avait soif. Il n’a rien senti.
— C’était à quelle date ?
— Le dix-neuf juillet.
Son léger étonnement me fit sourire.
— Le lendemain, je lui ai fait avaler une dose double. Une quantité telle que n’importe quelle expertise serait formelle. Jamais un cadavre n’a contenu tant de poison.
— De la bouillie cuprique ! fit-elle avec un air songeur.
— Avant d’être malade, votre mari s’en servait pour la treille derrière votre villa. Il y en avait encore tout un sac dans votre cave.
Je parvenais au but. Nerveusement, elle alluma une cigarette. Puis lâcha en même temps qu’un nuage de fumée :
— Si je vous dénonçais ?
— Le mobile ? Et puis, soyez certaine que jamais personne ne m’a vu pénétrer chez vous. J’ai pris toutes les précautions qui s’imposaient.
— Je ne vous crois pas.
La partie n’était pas encore jouée. Elle allait conduire l’affaire à sa manière, dure, âpre.
— En refusant de me croire, vous repoussez mes conditions ?
— Exactement.
J’ai souri et puis je me suis levé.
— Ne croyez surtout pas que je sois déçu. Nous avons fait quelques économies et je pourrai tenir le coup.
Méchante, elle cracha :
— Je vous poursuivrai. Je m’arrangerai pour que vous n’ayez aucun engagement. Notre syndicat est puissant et les nouvelles y circulent vite.
En riant cette fois j’ai simplement dit :
— Croyez-vous qu’en prison vous aurez le temps de vous occuper de nous ?
Le coup porta. Mais elle se défendit.
— Une simple dénonciation sera insuffisante.
— Oui si elle est anonyme. Mais je compte la faire de vive voix au procureur de Montpellier. J’ai tout misé là-dessus. Croyez-vous que je vais laisser passer une telle occasion ?
Elle se leva et fit le tour de son bureau.
— Sortez ou j’appelle.
Alors, j’ai haussé le ton de ma voix. On pouvait m’entendre de la cuisine.
— Mes accusations semblent vous irriter. Pourquoi ne téléphonez-vous pas aux gendarmes ? Vous pouvez me faire condamner pour diffamation.
Je la guettais et son mouvement de recul ne m’échappa nullement. Je me laissai tomber dans mon fauteuil.
— J’ai l’impression que nous allons pouvoir discuter sérieusement.
Brusquement, elle venait de décrocher. Je souriais toujours tranquillement.
— La gendarmerie, s’il vous plaît… Je ne me souviens pas du numéro.
Je vérifiai l’appareil. Aucune tricherie de sa part. Elle était vraiment en train de téléphoner.
— Allô, la gendarmerie ?
C’est mon sourire épanoui qui a gagné.
— Ici madame Barnier… J’ai oublié de vous donner une fiche de voyageur… Pas d’importance ? Vous la prendrez la prochaine fois ? Merci, monsieur.
Une hésitation, puis elle raccrocha. Entre ses seins, elle prit un mouchoir et le passa sur son front et sur ses lèvres. Ses yeux étaient mornes.
— Vous avez gagné.
Le silence qui suivit fut plus pénible que tout le reste. Elle avait posé ses mains à plat sur son bureau. C’étaient de belles mains longues et maigres, avec une seule bague ornée de diamants. L’alliance était complètement dissimulée par le riche bijou.
— Oui, vous avez gagné pour le moment, mais la lutte sera toujours ouverte.
— J’en suis persuadé.
— Vous êtes certain de tenir le coup ?
— Oui. Il y a un mois et demi que je suis prêt.
— Votre amie ?
Tout de suite elle mettait le doigt dans la plaie.
— Brigitte ignore tout.
— Ah !
Un éclair d’espoir aviva son visage.
— Mais je vous mets en garde. Ne vous en prenez jamais à elle. Ce sera la première de nos conditions. Je veux qu’elle reste en dehors de toute cette affaire. Vos griffes et vos dents, c’est sur moi que vous les userez. Est-ce bien compris ?
Trop à l’aise, elle alluma une autre cigarette. Cela faisait quand même la quatrième en un peu moins d’une demi-heure. Elle les écrasait après quelques bouffées.
— Et les autres conditions ?
— Nous restons ici… Pendant les mois d’hiver, vous pourrez vous absenter. Nous dirigerons l’affaire à votre place. L’été je reprendrai le piano. Mais vous engagerez une autre femme. Je ne veux pas que Brigitte continue à se déshabiller en public.
— Toute la vie ? demanda-t-elle goguenarde.
— C’est selon… Au maximum, jusqu’au 21 juillet 1969.
Cette date précise lui lit froncer les sourcils qu’elle avait courts et épais.
— Dans dix ans vous serez libre. C’est la date légale de la prescription criminelle. Dans dix ans, je ne pourrai plus rien contre vous.
Elle persista dans son ironie agressive.
— Et je suppose que, si je vous tue, une lettre déposée entre les mains d’un homme de loi vous permettrait de vous venger post-mortem ?
— Exactement. En plus de notre nourriture et de notre logement, vous me remettrez cinquante mille francs par mois. Avouez que je ne suis pas exigeant.
Le visage entre ses mains, elle me regardait comme si j’étais un phénomène.
— Toute votre escroquerie est bâtie sur ma réputation ? J’ai trompé mon mari et tout le monde dans le pays sait que j’attendais sa mort avec impatience. Et si j’en ai assez un jour ? Si je me suicide ? Tout est perdu pour vous.
— Je n’ai aucune crainte à ce sujet. Vous aimez la lutte. Vous allez chercher à me détruire.
— Si je vous proposais une forte somme ? Plusieurs millions par exemple ?
J’ai secoué la tête. J’y avais longuement réfléchi.
— Non. Ce n’est ni votre intérêt ni le mien. Je reviendrais certainement à la charge au bout de quelques mois. Je n’ai qu’une ambition mesurée. Je cherche à vivre tranquille pendant les mois d’hiver. Ce sont les plus pénibles pour nous. Et je veux rester ici pour vous surveiller. Je pourrai parer une partie des coups que vous allez chercher à m’assener.
Méthodiquement, elle cherchait ses arguments.
— Je peux me dénoncer ? Vous accuser d’être mon complice ? Si vous vous incrustez chez moi…
— J’y ai songé. Chaque fin de mois, vous me remettrez mon salaire. Vous me déclarerez à la Sécurité Sociale et aux Allocations familiales.
— À quel titre ?
Elle donnait l’impression de s’amuser beaucoup.
— Pianiste permanent attaché à la maison. Je jouerai le dimanche. Il y a toujours du monde, m’a dit Paul, même en hiver. Enfin je vous l’ai dit. Vous aurez la liberté de partir plusieurs semaines cet hiver. Nous prendrons la direction de la maison.
Ce qui forçait mon admiration et m’effrayait même, c’est que jamais elle ne céda à ses nerfs. Jusqu’au bout, elle resta maîtresse d’elle-même. Elle fumait un peu plus rapidement, étreignait ses doigts, mais là se limitaient les démonstrations de la rage impuissante qui l’habitait. Elle eut même une parole assez surprenante.
— Le geste que j’ai hésité à accomplir, vous l’avez fait. Il faut croire que votre volonté est plus forte que la mienne. Vous avez en quelque sorte compté plus sur ma reconnaissance forcée que sur ma peur ?
Sa lucidité était extraordinaire. D’une voix basse, elle me confia qu’elle avait songé à se débarrasser de son mari.
— Depuis des mois son état était stationnaire. Je n’aimais pas vivre en compagnie d’un mort-vivant. Je détestais cette odeur de demi-pourriture qui l’accompagnait. Je ne pouvais plus supporter sa présence.
Et encore :
— J’étais à bout. Vous m’avez prise de vitesse. C’est peut-être la preuve de votre génie. Mais que vous le vouliez ou non, nous sommes complices. Seulement, je veux que vous sachiez une chose. Jamais je ne supporterai que vous ayez quelque pouvoir sur moi. J’accepte vos conditions. Je ne peux pas faire autrement. Dans l’état actuel des choses, je serais arrêtée et condamnée. Vous m’en avez persuadée. Mais je lutterai. Jusqu’au bout.
Son rire était méprisant.
— Dix ans ? Vous êtes fou. Vous ne pourrez pas tenir dix ans.
Je paraissais désinvolte, mais mon cœur battait plus vite. Il y avait entre nous les premières fibres de cette haine que nous allions tisser ensemble.
— Ne vous avisez pas de faire incinérer les restes de votre mari. Je m’y opposerai d’abord. Ensuite, n’oubliez pas que les traces du poison subsisteraient.
Déjà ces menaces me paraissaient un tantinet ridicules. Agathe avait accepté mes conditions. Elle savait ce qu’elle ne devait pas faire, mais j’ignorais ce qu’elle ferait. Désormais, c’était moi qui étais sur la défensive.
Puis, femme d’affaires avant tout, elle me demanda si je comptais jouer du piano pendant le mois de septembre.
— Pourquoi pas ?
— Votre amie continuera-t-elle comme auparavant ?
— Elle chantera mais il n’y aura plus de séances de strip-tease.
Un sourire railleur joua sur sa grande bouche.
— C’est une vie bourgeoise que vous recherchez ? Allez-vous transformer une partie de mon établissement en nursery ? Je vous avertis que je déteste les enfants.
Mais son regard restait froid.