CHAPITRE VIII

D’un seul coup nous nous sommes retrouvés tous les trois. Corcel venait de partir. Connaissant mon pouvoir sur Agathe, je lui ai flanqué la trouille. Je me suis payé cette petite revanche.

Tout le monde avait su que c’était moi qui avais fait renvoyer Paulette et que l’affaire n’avait pas traîné. Je ne pouvais plus voir le cuisinier depuis qu’il avait été raconter à Agathe que je les suivais, Brigitte et elle.

Au moment où il montait dans sa deux chevaux, je lui ai souri bizarrement.

— Vous revenez au printemps ?

— Bien sûr, m’a-t-il répondu. Où voulez-vous que j’aille ?

— Oh ! je demandais ça comme autre chose ! Mais j’ai un de mes cousins qui est chef cuisinier et qui cherche une place pour la saison prochaine.

Le pauvre bougre a eu tout le temps de se ronger au sang pendant ses deux mois de repos. Je devenais méchant. Je le reconnais aujourd’hui. Pire que méchant, hargneux comme un chien sauvage.

Ce matin-là, j’ai aidé Agathe à accrocher une large banderole sur le fronton de l’établissement. On en voyait les lettres depuis la route et ca nous évitait d’être dérangés. « Fermeture annuelle. »

Je ne reconnaissais plus la jeune femme. Elle avait perdu son arrogance, cette joie mauvaise de vivre, de commander, d’être belle, qui était sa force quelques jours auparavant. Et j’ai fini par croire qu’elle m’aimait et que c’était à l’origine de cette transformation.

Je profitai du climat nouveau pour surveiller étroitement Brigitte et l’empêcher de boire. Pendant une semaine elle m’écouta avec une certaine humilité. Elle avait voulu m’expliquer ce qui s’était passé avec Henri, mais j’avais coupé court à cette confession.

— Nous allons essayer de repartir à zéro.

Elle a cru à mon pardon. Je ne pouvais quand même pas oublier.

Un soir, je la surpris en train de piller la cave. Agathe était sortie avec la fourgonnette. Mon amie avait refusé de la suivre. J’étais allé me promener au bord de la mer mais le froid m’avait fait rentrer plus tôt.

Pour accéder à la cave il fallait passer par la cuisine. Elle s’était procuré la clé de la petite porte du côté. Quand je la retrouvai, elle avait déjà mis de côté une bouteille d’apéritif et un flacon de triple-sec.

J’ai dû faire un puissant effort pour ne pas la battre, la piétiner. Sans un mot, nous sommes remontés dans la salle et, quand Agathe est rentrée à la nuit, elle nous a trouvés plongés dans un silence morne. Je faisais une réussite sur un coin de table et Brigitte tricotait le fameux pull-over qu’elle ne devait jamais finir.

La jeune femme portait un pantalon, un gros pull et une veste en daim. Alors que la plupart des femmes paraissent déguisées dans cette tenue, elle était élégante.

Amenant avec elle une bouffée d’air frais, elle nous a regardés en souriant sans aucune ironie. Comme si elle était heureuse de nous retrouver.

— Il fait bon ici. Jean-Marc, voulez-vous me verser quelque chose de sec ? Un Cinzano avec du gin par exemple ?

Ce n’était pas un ordre. C’était plus intime, plus chaud. Et ces simples mots réveillaient ce désir qu’un jour je croyais avoir profondément enseveli au fond de moi-même.

Je lui apportai son verre.

— Et vous ?

— Merci, ça va bien.

Pour éviter toute tentation à Brigitte, je m’abstenais de boire.

— Brigitte ?

— Non.

Agathe buvait à petits coups gourmands. Et je fixais mon amie. J’ai vu l’envie, l’envie féroce de boire naître sur son visage. Et c’était épouvantable. Ses yeux, sa bouche n’étaient plus les siens. Elle était devenue d’une pâleur de morte, puis d’un seul coup ses joues se sont enflammées. Je souffrais pour elle.

Alors elle s’est levée d’un bond. Nous avons entendu son pas précipité dans l’escalier, nous avons perçu le bruit de la porte claquée à la volée.

Agathe s’est approchée de moi.

— Pauvre Jean-Marc !

Sa main s’est posée sur mon épaule et, pendant quelques secondes, je l’ai supportée. Puis j’ai eu l’impression que c’était un piège, qu’elle me forçait à rester assis. À mon tour je me suis levé et je suis monté à l’étage. Je ne m’étais pas trompé.

Brigitte buvait au goulot d’une bouteille de vin doux.

Cette fois, je me suis laissé aller à la colère. D’un coup j’ai envoyé la bouteille contre le mur. Elle s’est ensuite écrasée sur le carrelage. J’ai giflé Brigitte jusqu’à ce qu’elle tombe à genoux.

— Va chercher un balai, de quoi nettoyer.

Elle a éclaté en sanglots.

— Je n’en peux plus, je n’en peux plus !

Je me suis agenouillé auprès d’elle et j’ai attiré sa tête contre mon épaule.

— Brigitte, tu comprends qu’il faut que je t’aide ?

— Je voudrais mourir.

— Il ne s’agit pas de mourir mais de résister. Est-ce qu’il te faut vraiment boire pour être heureuse ?

La chambre empestait le vin doux. Cela ajoutait encore au sordide de la scène.

— Je veux oublier… cet homme.

Voilà, maintenant elle avait une raison et elle n’en démordrait pas.

— Quand ça me prend, c’est plus fort que tout, plus fort que toi. Je crois que je tuerais.

— Ce n’était pas ainsi quand nous sommes arrivés ici.

— J’ai bu énormément. Paul me payait tout ce que je voulais. Je l’aguichais. Un jour, je lui ai laissé entendre que je finirais par coucher avec lui.

— La fois où il t’a donné toute une bouteille d’apéritif ?

— Oui.

— Mais pourquoi ?

Obstinée, elle secouait la tête.

— Dis-moi.

Je l’ai attirée vers moi.

— Tu avais peur ?

Il m’a fallu la secouer pour lui arracher un oui sans conviction.

— Pourquoi ?

— D’elle.

Nous y étions.

— Elle m’a toujours fait peur, même quand nous sortions ensemble avant la Noël. Je buvais pour la faire rire, l’amadouer, la rendre moins inhumaine. Mais elle nous hait, Jean-Marc. Crois-moi, elle nous hait. Férocement même. Elle a essayé de me détruire. Puis ce sera ton tour.

C’était vrai. Brigitte me demanda :

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Rien.

— Tu la tiens sous une menace quelconque ? Qu’a-t-elle fait alors ?

— Ne parlons pas de ces choses-là.

— Tu ne nies pas ? J’ai deviné.

— Comment ?

Brigitte a eu un petit rire vaniteux.

— Tu m’as toujours prise pour une cloche. Pour une jolie fille incapable de comprendre. Pour une gentille ivrogne.

— Brigitte !

— Mais c’est vrai ! s’est-elle exclamée gentiment.

— Qu’as-tu deviné ?

— Qu’elle a empoisonné son mari.

J’ai regardé derrière moi. Si Agathe avait entendu ça, elle était capable de nous tuer tous les deux.

— Comment as-tu fait ?

— Une intuition simplement.

Quand elle mentait, je prenais son menton entre mes doigts et je serrais. Elle ne supportait ni la douleur ni le fait d’être les yeux dans les yeux.

— La vérité, Brigitte ! Tu ne trouves pas que tu as suffisamment menti depuis quelque temps ? Redeviens toi-même, Brigitte. Il n’y a que les gens malheureux et traqués pour agir comme tu le fais.

— Je suis malheureuse et traquée, m’a-t-elle dit gravement.

— Malheureuse d’être avec moi ?

— Non. J’ai peur de tout, d’elle.

— Comment sais-tu qu’elle a empoisonné son mari ?

— C’est Paul, le barman. C’est un type dangereux.

Je n’en avais jamais douté. Une larve capable de faire écrouler des édifices.

— Il a été surpris par la fin brutale de Barnier. Un jour que nous buvions ensemble, il m’a fait part de ses doutes.

— Il s’étonnait que nous restions ici après la fin de notre contrat ?

— Ça aussi. Il m’a posé des tas de questions. C’était la première fois qu’il lui voyait faire ça, à Mme Agathe, comme il disait.

— Mais comment a-t-il pu penser qu’elle l’avait empoisonné ?

— Il dit que ça sentait l’ail dans sa chambre. Et que l’arsenic donne cette odeur à la transpiration et à l’haleine. C’est vrai, cette histoire ?

— Oui.

— Paul me disait qu’il avait vérifié dans les dictionnaires. Et quelques heures après la mort de Barnier, il a surpris Mme Agathe en train de vaporiser un désodorisant.

J’ai haussé les épaules.

— Ça ne prouve rien.

— Mais tu ne l’en crois pas capable ?

— Si.

Je me suis mis à nettoyer le carrelage. Brigitte m’aidait en silence. Quand ce fut terminé, elle alla chercher une serpillière pour laver à grande eau.

— Agathe nous attend pour manger, me dit-elle en remontant.

— Elle ne t’a pas questionnée ?

— Non.

J’étais en train de me laver les mains quand mon amie m’a demandé :

— Jean-Marc, il reste beaucoup d’argent ?

— Oui.

— Où le caches-tu ?

Je l’ai regardée avec méfiance.

— Tu as peur que je te le prenne ?

En silence je suis allé le chercher. Il était tout simplement dans la toile double du paravent qui dissimulait le lavabo.

— Que veux-tu en faire ?

— Jean-Marc, partons d’ici. Pour toujours !

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