Les jours passent, s’étirent languissamment, au point que le passé, le présent et l’avenir se mêlent indéfinissablement. Nous vivons chaque instant comme s’il ne devait pas finir.
Mais il n’y a que trois jours que les gendarmes sont venus quand j’apprends la nouvelle.
Le brigadier me l’annonce au village où je me suis rendu pour faire des courses.
— Cette fille a été arrêtée à Bordeaux.
— Quand ?
— Hier, elle va être transférée.
Aucun doute possible. Paul écoutait à la porte du bureau quand nous avons commenté la conversation téléphonique qu’Agathe a eue avec Fred.
— Dans un hôtel peu recommandable. Mais elle n’avait pas un sou sur elle. Elle vivait certainement de la prostitution.
Je n’en doute pas. Henri savait fort bien ce qu’il faisait en l’attirant vers lui.
Une fois de retour à la plage, je regarde Paul avec un petit sourire méprisant. Il rougit et appréhende le choc. Mais je ne vais pas tout de suite vers lui. J’attends que le bar soit libre.
Quand tout le monde est à table, je m’approche du comptoir.
— Sacré veinard !
Mais il n’ose pas demander pourquoi.
— Vous me devez bien un apéritif.
Sans un mot, il me le sert.
— Vous savez que vous allez récupérer votre argent ? On l’a arrêtée hier. Au fait, je me demande si vous rentrerez facilement dans vos cent cinquante billets. Elle n’avait pas un sou sur elle quand les flics l’ont appréhendée.
Blême, il n’y a pas d’autre mot, il se sert un verre plein d’apéritif et le boit.
— Je parie que vous regrettez. Dans le fond, pourquoi ?
Je suis sincère. Brigitte est arrêtée, elle va parler, se venger en expliquant ce qu’elle croit savoir. On fera l’autopsie de Barnier. Et puis ? Nous vendrons l’établissement et nous irons vivre ailleurs. Ce sera la meilleure rupture avec mon passé.
— Vous saviez qu’elle se trouvait à Bordeaux ?
Son regard se fait suppliant. Il crève d’envie de s’enfuir dans un petit coin pour chialer tout ce qu’il sait. Son pognon ou son amour ? On ne le saura certainement jamais et puis dans le fond je m’en fous éperdument. Paul et la clique me font penser à une bande de cloportes. Je n’éprouve aucune pitié pour Brigitte qui doit trembler de peur dans une cellule.
— Vous avez écouté aux portes l’autre jour ? Et tout de suite après, vous avez téléphoné aux gendarmes ?
Il essaye de parler :
— Je… Écoutez…
— Vous n’êtes qu’un pauvre type. C’est Brigitte elle-même qui me l’a dit.
Cette fois, son visage se ferme.
— Je parie qu’elle a eu envie de rigoler en faisant l’amour avec toi.
— Je ne vous permets pas…
— Ferme-la si tu veux rester ici !
C’est ignoble de ma part, mais j’éprouve le besoin de l’écraser. Son visage s’est fermé et, en lui, sa haine doit distiller une joie mauvaise. La joie d’avoir porté plainte contre Brigitte, la joie de la savoir humiliée, abattue. Il pense peut-être même que, pour cent cinquante mille balles, ce n’est pas trop cher.
J’en ai assez. Je redeviens moi-même. Je finis mon apéritif et j’allume une cigarette. Maintenant, il faut que j’aille trouver Agathe, que je lui explique tout. Je ne sais pas ce qui se passera entre nous.
Mais je ne peux l’interrompre pour le moment. Elle va de table en table prendre les commandes. Il y a beaucoup de monde aujourd’hui car c’est samedi. Pour tout le monde elle a un gentil sourire. Les hommes louchent dans son profond décolleté quand elle se penche vers eux. Elle en a conscience mais leur permet cette privauté avec la dignité d’une reine.
Lentement, je quitte la salle et je pénètre dans le bureau. La fenêtre est ouverte et je vois mon vieux pin qui s’agite un peu sur la gauche. Je l’ai délaissé ces derniers temps et je souris de sentir son parfum. Nous serons obligés de l’abandonner un jour et c’est la seule chose que je regretterai vraiment, je crois.
Dans le bureau, il y a aussi l’odeur de ma maîtresse, de ma femme. Dans quelques semaines nous nous marierons et nous disparaîtrons après la série d’épreuves qui nous attend. J’essaye de me souvenir d’affaires semblables. Une autopsie prendra du temps, de même que la conclusion des experts.
Pendant des jours et des jours, ils nous tracasseront. Cyniquement, je pense que le scandale nous attirera du monde à moins que les clients ne craignent d’être empoisonnés. La situation sera dure.
Agathe vient d’entrer dans le bureau et se laisse aller dans son fauteuil. Elle ne sait pas, mais elle est lasse. Depuis quelque temps c’est ainsi.
Je viens auprès d’elle et je m’assieds sur l’accoudoir. Elle niche sa tête contre moi.
— Brigitte a été arrêtée.
Elle se raidit.
— Je l’ai appris ce matin.
— Mon Dieu…
Doucement je lui prends la main.
— Écoute, il ne faut pas avoir peur. Tout se passera bien. Elle peut parler. Ils ne trouveront rien dans le corps de ton mari, tu entends ? Rien.
Elle se rejette en arrière et me regarde avec des yeux fous. Doucement, je lui explique que je n’ai pas empoisonné Barnier, que c’est une lamentable comédie que j’ai montée pour la faire chanter.
— Je suis incapable de faire du mal à quelqu’un. Je suis trop lâche pour avoir eu la volonté de l’empoisonner. La première fois que je l’ai vu, j’ai cru que je pourrais le faire. Mais non. Alors j’ai fait comme si réellement j’en avais eu le courage.
Mais elle reste figée.
— Je t’en supplie, crois-moi ! Je te jure qu’ils ne trouveront pas d’arsenic dans le corps de ton mari.
Son regard s’égare de plus en plus. Et d’un seul coup je sais. Je pense à ce que m’a dit Brigitte un jour. La chambre de Barnier sentait l’ail, comme si le mort avait été vraiment empoisonné à l’arsenic.
— Agathe !
Chaque mot qu’elle prononce nous isole ans un désert de glace.
— Il n’en finissait plus de mourir… Alors, une nuit qu’il me demandait à boire…