CHAPITRE V

Agathe était dans la cuisine. Elle plaçait un morceau de viande froide dans une assiette. Je refermai la porte derrière moi.

Comme si je n’étais pas là, elle s’installa à table, commença de manger avec appétit.

— Félicitations ! fis-je. Pour un premier coup, c’est un coup de maître.

— Comment ?

Son œil noir pétillait de méchanceté joyeuse.

— Vous vous saoulez la gueule, vous faites la foire avec des hommes, c’est vraiment complet !

— Pardon ?

Elle se leva.

— Je vous fais remarquer que je ne suis pas ivre. Votre amie n’est pas sortable, c’est tout. Elle s’est mise à boire et à se montrer d’une coquetterie provocante avec les hommes que j’ai rencontrés. Ce sont des amis. Heureusement, car elle ne serait peut-être pas revenue.

Ainsi, elle l’avait fait boire, l’avait présentée à des individus certainement peu recommandables.

— C’est un avertissement ?

Sans se départir de son calme, elle s’est servi un verre de pelure d’oignon et l’a bu d’un trait. Elle supporte admirablement le vin, l’alcool. Mais j’étais certain qu’elle n’avait rien pris avec Brigitte.

— Pourquoi un avertissement ? Votre amie se plaît en ma compagnie. Je ne vois aucun inconvénient à ce qu’elle sorte avec moi, mais vous devriez lui recommander de mieux se tenir. Elle est trop exubérante.

Je ne savais que penser. Il me faudrait questionner Brigitte quand elle serait à jeun. J’avais horreur de jouer à l’inquisiteur et je savais qu’elle me répondrait de mauvaise grâce.

— Si vous ne voulez pas qu’elle me suive, c’est entièrement votre droit. Ne croyez pas que j’en ferai une maladie. Mais dites-le lui, vous.

J’ai cherché à lui faire peur.

— Méfiez-vous. Je vous ai recommandé de ne pas vous attaquer à elle. Elle est trop vulnérable et vous le savez.

Nous sommes revenus dans la salle et, dans la poche de son manteau, elle a pris ses cigarettes.

— Vous disposez d’une arme contre moi. Mais souvenez-vous qu’elle ne peut servir qu’une fois.

Elle me narguait.

— Si nous sommes obligés dé partir, ai-je ajouté, pour une raison ou pour une autre, vous le regretterez profondément.

— Pourquoi partiriez-vous ? La nourriture est bonne, le logement aussi. Votre amie peut satisfaire à peu de frais son penchant pour la boisson. Achetez-lui une cage. J’ai remarqué qu’elle avait le feu quelque part. Heureusement que j’étais avec elle ce soir. Je me demande ce qu’elle aurait fait toute seule.

Elle vérifia la fermeture de la porte.

— Bonsoir. J’ai sommeil et je vais me coucher.

Ostensiblement, elle bâilla.

— C’est vous qui l’entraînez. Brigitte a toujours été une fille sérieuse malgré son métier et sa nonchalance apparente. Si votre vengeance consiste à la débaucher, je ne me laisserai pas faire. À la prochaine incartade, nous quitterons cette maison.

Le fou-rire la prit.

— Quand je vous le disais que vous ne tiendriez pas dix ans. Voilà que vous parlez de partir.

— Vous savez le risque que cela comporte.

Du coup, elle redevint grave.

— Ne me croyez pas folle au point d’oublier ce que vous avez fait.

C’était à moi de sourire :

— Pardon, jusqu’à preuve du contraire, les circonstances indiquent que vous seule pouviez y avoir un intérêt quelconque. Personne ne vous croirait si vous affirmiez que j’ai empoisonné votre mari.

Elle jeta un coup d’œil inquiet à la porte du hall.

— Ne craignez rien, Corcel est couché depuis une heure.

— Vous n’avez plus rien à me dire ? Bonsoir.

Sa robe la moulait étroitement et ses hanches étaient belles. Je songeais avec une certaine irritation à Brigitte qui devait dormir les poings fermés.

— Si vous comptiez vraiment faire des achats, était-il utile de vous habiller de la sorte et de prévenir Brigitte d’en faire autant ?

— Je devais rencontrer des relations d’affaires. Ma robe ne vous plaît pas ? ajoutât-elle avec un regard provocant.

Pour la première fois, je trouvai un trouble dans son regard d’ordinaire d’une pureté de pierre précieuse. Nous sommes restés quelques secondes les yeux dans les yeux, puis elle s’est éloignée en se déhanchant légèrement.

Quand Brigitte se réveilla le lendemain, j’étais parfaitement calme. Je ne lui fis aucun reproche. Désemparée, elle ne cessait de m’examiner avec attention.

Au cours de l’après-midi, Agathe déclara qu’elle devait aller à Béziers.

— Venez-vous ? demanda-t-elle à mon amie.

Celle-ci hésita, se tourna vers moi. J’ai souri avec bienveillance.

— Si ça te fait plaisir. Mais je t’en prie, fais attention à toi. Deux apéritifs. Promis ?

Je pris son menton entre les doigts. Elle sourit.

— Promis, Jean-Marc.

La fourgonnette n’était pas sur la route que je me précipitais à la cuisine.

— Entendu pour la deux chevaux, Corcel ?

— Bien sûr !

Le matin même je lui avais demandé s’il consentirait à me la louer quand j’en aurais besoin. Corcel est un type très correct qui aime bien l’argent. Nous nous étions entendus pour un billet de mille chaque fois que j’en aurais besoin, et ma promesse de la lui ramener avec le plein d’essence.

Agathe ne conduisait pas vite. Je le savais et la rattrapai bientôt à l’entrée d’Agde. J’avais roulé à fond avec la petite voiture. Je n’étais pas certain qu’elles se rendaient à Béziers.

Dans cette ville, la fourgonnette se dirigea vers les Allées Paul Riquet. Agathe s’inséra dans la première place libre, et je pus m’arrêter un peu plus loin.

Pendant une heure, les deux jeunes femmes parcoururent un certain nombre de magasins, ramenant chaque fois leurs achats dans la 403.

À quatre heures, elles quittèrent le parking et la fourgonnette s’enfonça dans les ruelles de la cathédrale. Il m’était difficile de les suivre avec la deux-chevaux. Je craignais qu’elles me découvrent.

Je les laissai donc aller, mais ensuite je parcourus deux fois le dédale des ruelles avant de découvrir la 403, garée le long du trottoir devant un bar. L’endroit se nommait le Majorque. C’était le genre d’établissement chic pour rendez-vous discrets. À cause des rideaux de voile rose, il était impossible de distinguer l’intérieur.

Il faisait déjà sombre et de petites lampes intimes s’allumèrent dans le bar. Je pus rapprocher la deux-chevaux. La porte s’ouvrit et un homme sortit. Je distinguai l’intérieur de la salle et reconnus les cheveux blonds de mon amie. Elle souriait à un homme brun.

Soudain, j’eus une idée. Je sortis de ma voiture. Un vent aigrelet soufflait dans la petite rue et les gens passaient rapidement.

Je longeai le trottoir et, en arrivant devant la 403, je me baissai pour renouer le lacet de mon soulier. Rapidement, j’ai défait le capot de valve de la roue arrière gauche, et j’ai coincé une allumette dans la soupape. J’ai continué mon chemin et suis allé acheter un paquet de cigarettes.

Au retour, j’ai constaté avec satisfaction que la roue était complètement dégonflée. Je n’avais plus qu’à attendre avec patience.

Les deux femmes sont sorties du bar seules, en adressant des petits signes à ceux qui restaient à l’intérieur. Une fois au volant, Agathe a compris tout de suite que quelque chose n’allait pas. Elle s’est arrêtée un peu plus loin et elles sont descendues de voiture.

La vitre de la deux-chevaux était relevée et j’ai entendu l’exclamation de la jeune femme :

— Zut, on a crevé !

Puis elle a traversé la ruelle pour ouvrir la porte du Majorque. Ce que j’attendais. Les deux hommes qui avaient passé l’après-midi avec elles sortirent. C’étaient exactement ce que j’imaginais, deux sortes de métèques habillés avec un peu trop d’élégance, les cheveux plaqués.

Tout en riant, ils changèrent la roue crevée et je compris que l’un d’eux s’appelait Henri et l’autre Fred. Finalement, ils allèrent boire un autre verre. L’un des deux tenait Brigitte par la taille.

Il était sept heures quand la 403 a démarré. Je suis entré au Majorque. Buvant mon verre au comptoir, j’ai eu tout le temps d’examiner les deux hommes. Ils faisaient un 421 avec la même moue d’ennui sur les lèvres. L’un d’eux était plus petit que l’autre et portait une moustache.

C’est lui que le barman appela Henri à un certain moment. J’ai demandé à ce barman s’il voulait faire une partie de 421 avec moi.

— Pas le temps, s’est-il excusé avec un sourire, mais si vous voulez, j’ai deux clients qui joueront avec vous. Pas vrai, Henri, que vous ferez bien une partie avec Monsieur ?

Bien sûr qu’ils ont accepté. Ils vivaient de pigeons comme moi et de bien d’autres combines. On a commencé par jouer les apéritifs, puis de l’argent. Pas gros. Mille francs la partie. J’ai perdu cinq mille francs avec le sourire. Ils étaient aux anges.

Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour comprendre que Fred était le propriétaire du bar. Quant à Henri, je devinai sa profession au moment de partir. Une fille est entrée et lui a adressé un regard appuyé.

— Excusez-moi.

Ils ont discuté quelques minutes. La fille a bu un apéritif avant de sortir dans la nuit. Henri a rangé soigneusement l’argent qu’elle venait de lui donner. Personne ne s’en était aperçu. Mais dans mon métier, on a tellement l’habitude de ce genre de choses.

Je les ai quittés. Nous étions amis comme si nous nous connaissions depuis des mois. Ils m’ont fait promettre de revenir.

— On jouera au poker, me promit Henri. On trouvera bien un copain.

J’étais certain de ne pas les revoir. J’avais simplement voulu savoir quel genre d’hommes Agathe présentait à Brigitte. Je n’avais pas cru que ce soit aussi grave. Au train où allaient les choses, le dénommé Henri devait espérer mettre une autre femme dans son affaire.

Au volant de la deux-chevaux, j’ai refait le chemin du retour, La tête pleine d’une rage froide. Si la voiture avait été plus rapide, il serait peut-être arrivé un drame ce soir-là. Oui, j’aurais peut-être tué Brigitte ou Agathe. Mais à soixante à l’heure, on a tout le temps de se calmer.

Corcel m’avait promis le secret au sujet de la deux-chevaux et j’allai la remiser dans le garage qu’il louait dans une villa inhabitée.

Brigitte vint au-devant de moi.

— Tu étais allé te promener ?

— Oui… J’ai marché le long de la mer.

La petite garce souriait tendrement. Agathe sortit de sa cuisine. Son visage était aimable.

— Nous nous sommes bien tenues, Jean-Marc. Brigitte n’a pris que de la menthe à l’eau. Méfiez-vous, ça rend amoureux !

Deux complices. Voilà ce que j’avais fait. J’avalai la couleuvre et souris à mon tour.

— On mange ?

Le comble, c’est qu’Agathe nous offrit le Champagne. Et elle invita Corcel. Et ce fut une excellente soirée où on raconta de bonnes blagues un peu osées, et où Brigitte commença de raconter ses souvenirs. Il a fallu que je l’interrompe gentiment et l’entraîne vers notre chambre.

Là, son enthousiasme ne tomba pas immédiatement.

— Quelle chic fille, hein ? Quand je pense que nous pourrions être à Toulouse.

Stoïque, je fis chorus. Mais c’est avec dégoût que je fis l’amour avec une femme que les attouchements discrets de monsieur Henri avaient survoltée.

Le lendemain, les deux nouvelles amies restèrent à la maison. La journée se passa de façon excellente. Brigitte tricota une bonne partie du pull-over.

Deux jours plus tard, elles partaient pour Sète. À nouveau, j’empruntai la deux-chevaux de Corcel. Il faisait très beau et presque chaud.

Cette fois, elles ne firent pas d’achats mais se dirigèrent immédiatement vers un établissement à l’entrée de la ville, La Vigie. C’était un restaurant-boîte de nuit, avec plage privée en été.

J’ai vu arriver mes deux « amis » Fred et Henri dans une jolie D.S. corail et ivoire. Décidément, ils se rencontraient souvent. Henri devait beaucoup miser sur l’anatomie rondelette de mon amie. J’éprouve, en me rappelant ces faits, une sorte d’ironie mais, à cette époque-là, je piquais d’affreuses crises de rage solitaire.

Au culot, je suis entré dans le bar. J’étais certain qu’ils étaient sur la terrasse. Ils ne pouvaient me voir et j’ai bu une bière à la sauvette. Henri se penchait tendrement sur Brigitte et lui murmurait je ne sais quoi. Un tourne-disque diffusait des airs tendres. Ils buvaient des scotches à l’eau. Le barman prépara une seconde tournée devant moi.

Cette fois, je suis rentré bien avant elles.

Et le soir, la même comédie s’est déroulée devant un homme aux yeux froids et aux sourires crispés. Champagne en moins évidemment. Mais une fois au lit, j’ai fait semblant de m’endormir immédiatement malgré les soupirs de Brigitte.

Pendant une semaine, elles sont allées une fois à Béziers, une fois à Sète et une fois à Agde. Je les ai suivies chaque fois. Mais je ne suis pas retourné jouer au poker avec M. Henri.

Au bout de cette semaine-là, Agathe m’a demandé ce que j’avais. Elle me trouvait une sale tête.

— Vous êtes certain de ne pas être malade ?

Avec un humour féroce, j’ai répondu :

— Peut-être que Brigitte m’empoisonne lentement à l’arsenic.

Pour détruire sa sérénité, il fallait bien autre chose.

— Pourtant, l’air de la mer en hiver devrait vous faire le plus grand bien. Et aussi le repos.

Nous étions seuls sur la terrasse. Elle portait un gros pull-over qui moulait sa poitrine et un pantalon. Sa féminité était plus sobre que celle de Brigitte, mais avec un élément pervers.

— C’est Brigitte qui vous fatigue ? demanda-t-elle d’un ton moqueur. Mais l’ironie cachait une certaine curiosité malsaine.

— Jalouse ?

— Peut-être… Le veuvage est une bien dure épreuve.

Ce cynisme volontaire entre nous finissait par me plaire. Il nous faisait presque complices et je me demande encore si, lorsque je les voyais ensemble, elle et Brigitte, je n’étais pas envieux de leur intimité.

Ce jour-là, je compris nettement que je désirais Agathe. Je m’empressai de cacher au plus profond de moi ce sentiment. Pourtant, j’aurais voulus aller jusqu’au bout de la haine, jusqu’à sa possession charnelle.

Nous étions à la mi-décembre. Les événements devaient se précipiter.

Et j’eus la preuve que mon propre machiavélisme n’était rien à côté de celui de cette femme.

Le vingt-quatre décembre…

Загрузка...