Nous sommes partis. Que m’importait le triomphe de cette femme. Quand je l’ai quittée, je l’ai même rassurée.
— Imaginez qu’il ne s’est rien passé et que votre mari est mort naturellement.
Elle n’a marqué aucune joie. Au moment de monter dans le taxi, j’ai cru que ses lèvres murmuraient mon nom. Elle était derrière les vitres de la grande salle. Celles-ci déformaient légèrement son visage au point qu’elle semblait pleurer.
Nous avons gagné Cannes et loué un petit garni. Nous possédions suffisamment d’argent pour passer tout l’hiver bien tranquilles jusqu’aux premiers jours du printemps. Pendant deux semaines, Brigitte a été folle de joie. Nous occupions le plus clair de notre temps à nous faire bronzer sur la Croisette et à chercher des petits restaurants où nous mangions pour peu d’argent.
Vers la fin janvier, il faisait tellement chaud qu’on se serait cru au début de l’été. C’est ainsi que le cafard s’est de nouveau emparé de Brigitte.
Un beau jour, timidement, elle m’a demandé quand j’écrirais à Santy.
— Pas question ! ai-je répliqué sèchement. Il ne me répondrait pas. Il doit m’en vouloir depuis la fameuse lettre.
— Comment trouverons-nous du travail ?
— Ça serait bien terrible si nous ne dénichions pas un contrat ici même.
Elle a fait la moue :
— Pour le début de saison peut-être. Mais pas pour le plein été. Ils n’ont pas besoin de cloches comme nous. Est-ce que tu vas m’autoriser à reprendre mes séances de strip-tease, au moins ?
— Jamais de la vie !
Ce jour-là, elle est partie en claquant la porte. C’était la première fois que je la laissais sortir seule, mais j’étais de trop mauvaise humeur pour lui courir après. Résultat, une cuite carabinée, un scandale dans la maison où nous louions notre pièce-cuisine.
Le cycle infernal recommença. Je devais la surveiller de nuit et de jour. Je dis bien de nuit car, une fois, je me retrouvai seul dans le lit. Il était minuit et nous nous étions couchés de bonne heure.
Je me suis habillé et j’ai fait tous les bars de la ville. Je ne l’ai pas trouvée et je suis rentré deux heures plus tard pour buter contre elle, couchée en chien de fusil sur le paillasson.
Elle changeait, devenait mauvaise, n’avait plus de remords une fois à jeun. Au contraire, sa migraine la rendait exigeante et méchante. C’était constamment que j’aurais dû lever la main sur elle. Je ne le faisais pas et elle en profitait. Elle me volait. Notre argent filait à une allure record.
À cette époque-là, j’ai activement cherché un emploi que je n’ai pas trouvé. On me donna l’adresse de plusieurs imprésarios, mais dans cette région ils n’avaient que le choix et n’étaient pas à court d’artistes.
Brigitte aurait trouvé facilement du travail avec son déshabillage, mais je m’y opposais férocement. Surtout parce que je ne trouvais pas de place pour moi.
Je ne pouvais même plus lui confier de l’argent pour faire les commissions. Depuis quelques jours, nous ne mangions plus au restaurant à midi et elle faisait une cuisine simple sans aucun goût. Deux fois, elle me fit le coup et j’allai la récupérer au bar du coin où elle avait déjà bu quatre ou cinq apéritifs. Elle trouvait toujours une fille à qui payer une tournée. Quand j’arrivais, elle arrêtait net ses confidences, poussait un soupir qui faisait rire les clients sous cape et s’approchait de moi.
— Ça va, je te suis !
Il me fallait un certain stoïcisme pour ne pas paraître gêné. Les gens devaient me prendre pour une brute. Certains même pour un souteneur.
C’était moi qui faisais les commissions, mais pendant ce temps elle filait dépenser les quelques sous qu’elle pouvait glaner à droite et à gauche.
Puis un soir qu’elle était ivre-morte, je découvris trente mille francs dans son sac. Je me demandai où elle avait pu trouver cette somme-là. Mon premier réflexe fut de penser qu’elle avait racolé des hommes dans la rue. Pourtant elle n’avait pas eu le temps matériel de gagner autant d’argent.
Au cours d’une séance ignoble, j’entrepris de la dessaouler. J’étais certain d’une chose. Elle ne pouvait m’avoir volé cet argent. Il m’en restait si peu que je m’en serais tout de suite aperçu.
Quand elle fut en état de me répondre, je lui posai des questions.
— Où as-tu pris cet argent ?
— Je… sais pas.
Ce fut long. Pendant un quart d’heure elle me soutint avoir pris un billet de loterie et gagné cinquante mille francs.
— Quelle tranche ?
— Je ne sais plus. Tu crois que je me suis demandé de quelle tranche il s’agissait ?
— Le numéro ? Celui des unités au moins.
— Huit.
Dans le journal, aucun numéro se terminant par un huit n’avait gagné cinquante mille francs.
— J’ai trouvé un portefeuille dans la rue, finit-elle par inventer. Il y avait quarante-sept mille francs et de la monnaie. J’ai pris l’argent et j’ai jeté le reste dans un égout.
— C’est faux !
Elle s’était mise à pleurer.
— J’ai sommeil, laisse-moi dormir. Je t’expliquerai tout demain, mais pas maintenant.
— Tu ne dormiras pas tant que je ne saurai pas.
— Laisse-moi ou je crie.
Une fois encore je l’ai giflée. Chaque fois le dégoût se faisait un peu plus épais, comme une salive de malade. J’avais envie de partir loin, de la laisser aller complètement.
— Alors ?
— Bon, c’est Agathe.
— Comment ?
— Je lui ai écrit et elle m’a envoyé cinquante mille francs en poste restante.
La poste n’était pas très loin de notre garni.
— C’est vrai. Téléphone-lui si tu veux.
— Qu’est-ce que tu lui disais dans cette lettre ?
Elle a éclaté d’un rire mauvais.
— D’envoyer cinquante mille balles en faisant vite. Tu crois que je lui ai fait des discours ? Même pas mes salutations distinguées.
— Tu l’as menacée ?
Son œil s’est fait ironique :
— Je connaissais la leçon.
— Tu as fait ça ?
— Dis donc, ce n’est pas toi qui vas me le reprocher ?
— C’est fini cette histoire. Nous ne devons plus y penser.
— Des clous ! Elle m’a assez fait peur tout le temps où j’ai été chez elle, chacun son tour. Et puis, c’est bien facile. Une petite lettre et ça y est.
— Tu sais ce que tu es ?
— Une sale garce ! Et toi ? Un maître chanteur !
Je n’avais plus assez de volonté.
— Brigitte ?
— Laisse-moi dormir.
— La prochaine fois, je te tue.
C’était ridicule. Elle s’est tournée de l’autre côté et s’est endormie ou a fait semblant. J’étais furieux. J’avais renié ce passé-là et elle m’y replongeait de force. Son vice prenait des proportions monstrueuses. Non seulement elle se détruisait mentalement et physiquement, mais encore elle m’entraînait avec elle, comme dans un tourbillon où nous aurions été jetés enchaînés.
Le lendemain on la retrouvait à deux heures du matin ivre-morte sur un banc. On l’emmena au poste de police mais il fallut la conduire d’urgence à l’hôpital. Elle avait contracté une pneumonie.
Je fus réveillé en pleine nuit par les agents. L’inspecteur de garde commença de me poser des questions sévères.
— Vous n’êtes pas mariés ?
— Non…
— Pourquoi ne la surveillez-vous pas mieux ? Elle est connue dans un certain nombre de bars.
J’en avais tellement lourd sur le cœur que je me suis laissé aller à faire des confidences à cet inconnu, à ce policier. Il m’écouta avec attention et, quand il reprit la parole, il était devenu amical.
— Essayez de lui faire suivre une cure de désintoxication.
Je connaissais Brigitte. Elle aurait pensé qu’on l’enfermait chez les fous.
— Elle est chanteuse ?
— Elle faisait aussi du strip-tease. Je ne veux plus et c’est en partie pour ça qu’elle boit.
Soudain je me suis demandé si, dans le délire de la fièvre, elle n’irait pas jusqu’à parler de Barnier. Du coup, je ne me suis pas senti aussi à l’aise en face de cet inspecteur à l’air aimable.
— Rentrez vous coucher. Pourquoi vous obstinez-vous avec elle ? Elle vous attirera des tas d’histoires désagréables.
J’ai haussé les épaules et j’ai pris la cigarette qu’il m’offrait.
— Je ne peux pas la laisser tomber. Sinon, vous la retrouverez tous les soirs dans cet état-là.
Il m’a accompagné jusque dans la rue.
— Peut-être que ça lui servira de leçon.
— Merci.
Je ne fermai pas l’œil de la nuit. J’étais désemparé et je pensais à la Brigitte d’avant. J’ai même pleuré comme un gosse amoureux.
Pendant trois jours elle resta sous la tente à oxygène. Puis je pus la voir. Elle partageait sa chambre avec deux autres femmes qui la regardaient avec une sorte de suspicion.
Elle avait maigri et était très pâle mais elle n’avait plus de fièvre.
Nous sommes restés deux heures la main dans la main sans nous dire grand-chose. J’étais affreusement triste en partant. Mais la Brigitte d’autrefois n’existait plus. J’étais incapable de lui redonner forme. Il y avait eu cette fille qui buvait et celle qui gisait sans forces dans ce lit d’hôpital.
Bien que je n’aie pas cherché à le rencontrer, le médecin vint à moi un jour où je sortais de la chambre de Brigitte.
— Vous êtes son mari ? Je crois qu’elle pourra partir la semaine prochaine mais elle devra faire attention.
Il était jeune, mon âge certainement.
— La prochaine fois, ça se traduira par une crise de delirium tremens. Elle est saturée d’alcool.
J’étais las. Je n’éprouvais pas le besoin de tout lui raconter comme à l’inspecteur de police.
— Elle travaille ?
— Chanteuse, danseuse.
— Il lui faudra deux mois de convalescence au moins. Repos absolu. Évidemment, pas d’alcool.
Il ne me restait pas cinquante mille francs. Je n’avais pas payé la quinzaine de notre location et j’avais quelques petites dettes.
— Il vaudrait mieux ne pas rester à Cannes. C’est trop humide. Gagnez l’intérieur. Un coin sec, même avec du vent.
— Merci, docteur.
J’ai trouvé un engagement de cinq jours dans un petit orchestre qui allait animer une fête dans un village. Pendant presque une semaine je serais éloigné de Cannes. J’en étais à la fois inquiet et soulagé.
— Je vais te laisser de l’argent, ai-je annoncé à Brigitte. On ne sait pas ce qui peut arriver.
Je savais qu’elle ne pourrait boire à l’hôpital. D’ailleurs, elle ne paraissait pas en avoir envie.
— Mercredi, je serai là.
Pendant cinq jours, je l’ai complètement oubliée sauf deux cartes postales que j’ai envoyées. J’étais heureux. Nous formions une bonne équipe, les cinq musiciens et moi.
Nous sommes rentrés à Cannes dans la nuit de mardi à mercredi. Une fois chez moi, je me suis couché. Nous n’avions pas tellement dormi durant ces cinq jours. Je suis réveillé un peu avant midi.
C’est en ouvrant la penderie que je me suis rendu compte qu’il manquait les affaires de Brigitte et sa valise. J’ai imaginé le pire avant de me rendre à l’hôpital. La voisine que j’interrogeais me dit qu’elle avait bien entendu quelqu’un pénétrer dans ma chambre, mais elle avait pensé que c’était le propriétaire.
Bien que ce ne soit pas l’heure des visites, j’ai pris un taxi pour l’hôpital. J’avais peur d’apprendre qu’elle était morte, qu’on n’avait pas pu me prévenir et que l’enterrement avait lieu.
L’hôpital des Broussailles n’est pas très loin du cimetière et j’ai eu un pressentiment sinistre.
Le concierge, avec lequel il m’était arrivé de bavarder, me regarda d’un drôle d’air. J’hésitai puis me dirigeai vers lui.
— Votre femme a oublié quelque chose ? Cette question me stupéfia.
— Mais elle…
— Vous ne savez pas qu’elle est sortie ? Avant-hier lundi. Il arrive que les malades oublient quelque chose. Allez voir à l’économat.
J’y suis allé. Brigitte était partie au début de l’après-midi.
— Tout est réglé, m’a dit l’employée, une jolie petite femme.
J’avais versé une forte avance.
— Il n’y avait qu’un petit solde de huit mille francs.
— Je ne comprends pas. Elle ne devait sortir qu’à la fin de la semaine.
— Vous devriez voir le médecin.
Ce dernier me reconnut.
— Que voulez-vous que j’y fasse ? Elle a tellement insisté. Elle était guérie, je ne pouvais la retenir de force. J’ai été étonné que vous ne soyez pas là quand elle est partie.
— J’étais absent.
Pressentant un drame, il détourna le regard.
— Est-ce que je pourrais voir les malades qui étaient avec elle ? Peut-être savent-elles quelque chose ?
— Attendez, c’est moi qui vais les interroger.
Au bout de dix minutes, il revint en secouant la tête.
— Elles ne savent rien. Votre femme ne leur parlait presque jamais.
— Merci.
Cette fois je n’avais plus qu’à partir. J’avais renvoyé le taxi et j’ai attendu le car. Dans le centre, je suis entré dans un petit restaurant où nous venions parfois avec Brigitte. J’ai mangé, puis j’ai demandé à une serveuse si elle n’avait pas vu ma femme. C’était absurde de refaire tous ces endroits-là en demandant si elle n’y était pas venue la veille ou le jour avant. Personne ne se souvenait d’elle. À croire qu’elle avait Immédiatement quitté Cannes.
Il ne me restait qu’une vingtaine de mille francs, l’argent que j’avais gagné pendant cinq jours. Tout l’après-midi, je l’employai à chercher du travail, mais en vain. Je partis à la recherche des musiciens avec qui j’avais joué. Je finis par en retrouver un au café du Pari Mutuel.
Je lui offris à boire puis lui demandai s’il n’y avait rien en vue pour moi.
— Tu sais, nous ne formons équipe qu’exceptionnellement. Chacun de nous se débrouille à gauche et à droite. Tiens, moi par exemple, je n’ai rien à faire jusqu’à samedi. C’est dur dans le coin.
Il me promit de me faire signe si jamais il entendait parler d’une place, prit même mon adresse. Il ne devina pas que j’étais à bout de ressources.
Je rentrai chez moi. J’avais l’intention d’abandonner le petit garni. Je commençai de mettre de l’ordre pour me concilier le propriétaire. Normalement, je devais lui signifier le congé quinze jours avant. C’était un homme aimable et j’espérais qu’il se contenterait de huit jours de préavis.
C’est en nettoyant la penderie que j’ai trouvé le coupon de chèque. Son intitulé portait :
La date était vieille de dix-huit jours. La somme indiquée était de cinquante mille.
Je froissai le coupon entre mes doigts. Je savais où se trouvait Brigitte. Auprès d’Agathe. Elle avait repris à son compte ce chantage dont j’étais l’instigateur. Je m’étais juré d’oublier cette partie de mon passé.
En me détachant de Brigitte, je m’étais pris à mépriser ce mauvais rôle de maître chanteur que j’avais tenu pendant plusieurs mois.
Une colère froide s’empara de moi. Je ne pouvais la laisser exploiter Agathe. De plus, je me mettais à détester cette nouvelle Brigitte cupide, débauchée. Je lui en voulais de ne plus être faible, désarmée devant la vie. Je redoutais même cette nouvelle femme au cœur de pierre, au calme froid et calculateur qui usait de procédés de truand pour glaner quelque argent.
Le lendemain matin, je prenais le train pour Agde.