CHAPITRE II

Depuis la veille, le vent soufflait du large. Août s’achevait dans la grisaille. Dès le matin dix heures, la salle se remplissait et à minuit il y avait encore du monde. Agathe prévoyait de faire venir l’accordéoniste et le batteur un soir sur deux.

La plage était déserte. Chaque matin j’allais prendre mon bain dans la plus complète solitude. L’eau n’était pas froide mais quand on en sortait c’était différent, Je me roulais dans le sable, allumais ma pipe et ne bougeais plus. Parfois, vers midi, le soleil se dégageait des nuages et une nuée de gosses sortis des villas voisines venaient patauger quelques instants dans l’écume jaune du bord.

Brigitte sombrait dans une mélancolie de plus en plus noire. Elle buvait en cachette. La semaine précédente, elle avait été incapable de se déshabiller en public. Complètement ivre, elle s’était endormie dans notre chambre. Agathe Barnier lui avait retenu son cachet. Ce fait l’avait épouvantée. Elle s’était tenue tranquille pendant quelques jours, mais l’approche de notre départ l’angoissait.

Nous n’avions aucun travail pour septembre ni pour la rentrée. Et je ne faisais rien pour en obtenir. Au début, mon amie m’avait posé des questions. Invariablement, je répondais :

— Patiente. Je te promets un hiver tranquille et sans soucis. Beaucoup d’hivers sans soucis.

Mais elle n’était pas complètement convaincue. Pour moi, l’échéance approchait. Il ne restait plus que trois jours. Nous étions le 28 août.

À midi, je quittai le sable. Il avait séché sur ma peau et je me hâtai de me rhabiller pour retrouver une chaleur douillette.

Ne sachant que faire, les clients mangeaient plus tôt. La salle était pleine et la partie abritée de la terrasse aussi. Agathe allait d’une table à l’autre, vêtue d’une jupe large bleu de nuit et d’un corsage blanc. Elle ne portait pas le deuil.

Pierre Barnier était mort le 21 juillet dans la nuit. Et c’était parce qu’il était mort que je promettais à Brigitte des hivers sans soucis. Je tremblais parfois de ma témérité.

Après le coup de feu de l’apéritif, Paul se retrouvait seul en train d’essuyer des verres. Je m’installai sur un tabouret et commandai un apéritif.

— Mon amie n’est pas descendue ?

Chaque fois qu’il était question de Brigitte entre nous, il détournait le regard. Il en avait le béguin. C’était visible. Il lui payait trop souvent à boire, peut-être avec la secrète intention d’en profiter un jour où je ne serais pas là. Je ne voulais pas faire de scandale, mais j’étais furieux qu’elle boive.

— Je ne l’ai pas vue. Vous êtes allé vous baigner ?

— Bien sûr !

C’était un petit homme gras qui avait peur de l’eau. Je le vis frissonner. J’ai reposé mon verre et l’ai fixé dans les yeux.

— Je reviens. Le temps de monter à notre chambre pour voir ce qu’elle fait.

Son regard se fit encore plus trouble tandis qu’il prenait un visage de cancre surpris.

Les chambres se trouvaient au-dessus de l’établissement et, de notre fenêtre, on voyait la mer. Brigitte était allongée sur le lit, à moitié dévêtue. Elle paraissait endormie, mais je l’avais quittée parfaitement réveillée le matin.

Sans faire attention à elle, j’ai cherché un peu partout, et c’est dans le sac à linge sale que j’ai trouvé la bouteille d’apéritif. Il en manquait la moitié. Le goulot était poisseux. Je la pris et m’approchai du lavabo.

— Non… Jean-Marc… Laisse-la-moi.

Sans pitié, je la vidai et fis couler l’eau. J’en profitai pour me laver les mains.

— C’est Paul qui te l’a filée en douce ?

Tout ce qu’elle sut dire :

— Je ne l’ai pas payée… Je te jure que je ne l’ai pas payée…

Je la claquai sans brutalité.

— Idiote, il meurt d’envie de coucher avec toi. Il commence par se faire le complice de tes cuites, et puis il ira plus loin.

Le mot cuite la vexa, C’était une chic fille. Un rien pouvait l’abattre, un autre rien la galvaniser. Elle se mit sur ses jambes. Elle a marché jusqu’au lavabo puis a travaillé cinq bonnes minutes à se faire vomir. Quand ce fut fini, elle se lava avec soin, se maquilla et enfila une robe sage. C’était toujours ainsi. Elle passait de la plus basse veulerie à la plus grande dignité.

Puis elle vint s’asseoir à mes côtés, sur le lit.

— Pourquoi ? ai-je demandé.

— L’été est fini, a-t-elle murmuré, la bouche dans mon cou.

Dehors, les nuages couraient très bas, montant de la mer grise.

— Qu’est-ce que je t’ai dit ? Qu’est-ce que je te répète depuis des jours ?

— De ne pas m’en faire, récita-t-elle d’une voix confuse.

— Sois tranquille. L’hiver, nous le passerons ici.

Du coup, elle sursauta.

— Ici ? Dans cette chambre ?

— Oui. Il y a le chauffage central. Nous y serons très bien. J’aime beaucoup la cuisine de Corcel.

Brigitte me regardait comme si j’étais devenu fou subitement.

— Mais elle n’a pas besoin de nous l’hiver… Il n’y a qu’un nombre limité de clients de passage… Elle ferme deux mois.

J’allumai une cigarette et me laissai aller sur l’oreiller derrière moi.

— Eh bien nous garderons la maison. Nous ferons de longues promenades sur la plage quand le vent soufflera. Rien que pour le plaisir de rentrer ensuite au chaud. Il y a la télévision dans la salle. Nous irons de temps en temps à Sète acheter des disques pour le tourne-disques. Cela ne te plairait pas ?

Elle était encore un peu ivre et, dans ces moments-là, elle pleurait facilement. Les larmes coulèrent sur ses joues rondes, contournèrent sa bouche pulpeuse.

— Pourquoi es-tu si méchant ?

— Nous nous servirons de la fourgonnette 403. Nous visiterons un peu le pays. Il me plaît beaucoup. Montpellier, Agde, Béziers, et il paraît qu’à Sète on mange d’excellentes spécialités marines.

Brigitte tamponnait ses yeux avec son mouchoir.

— Tu n’y crois pas ? Mardi tu y croiras.

— Mardi ?

— C’est le premier septembre. Si tu te trouves encore ici, le soir, est-ce que tu finiras par admettre que je ne t’ai pas menti ?

Brigitte se leva pour boire un verre d’eau. Ce fut les lèvres humides et désirables qu’elle revint vers moi.

— C’est elle qui t’a proposé de rester ?

Je me suis mis à rire. Pas très longtemps à cause de mon désarroi.

— Elle, mais elle n’en sait rien ! Elle l’apprendra toujours assez tôt. Tu crois que ça va lui faire un grand plaisir ?

— Je ne comprends pas.

— Patiente trois jours.

Je suis allé donner un coup de brosse à mes cheveux. Je les ai très bruns et je les coupe très courts. Je suis d’une taille au-dessus de la moyenne et Brigitte dit que je suis un beau garçon.

— Il est temps de nous fixer quelque part. Nous en avons assez l’un et l’autre de cette vie de nomade. Et puis, je ne retrouverai jamais une occasion pareille…

Mais elle n’a pas osé me demander de quelle occasion il s’agissait.

— Viens, allons déjeuner.

Seul, j’ai fait un détour par le bar. Paul m’a regardé venir avec inquiétude. J’ai posé sur le comptoir la bouteille vide.

— C’est bien la dernière fois que je vous la rends aussi poliment. La prochaine fois, je vous la casse sur le crâne.

Mon ton tranquille a dû l’impressionner. Il a vite remisé la bouteille et je n’ai pas insisté. Par la suite, nos relations sont restées normales.

Le lendemain, le 29, une lettre est arrivée pour nous deux. Elle portait mon nom, Jean-Marc Sauvel, et celui de mon amie Brigitte Faure. Elle venait de Toulouse, et c’était l’imprésario qui nous avait déjà indiqué cette place qui nous écrivait. Il nous proposait du travail pour le mois d’octobre. Une place de pianiste dans une boîte toulousaine, et un engagement pour Brigitte dans une troupe de danseuses dans la même ville. Les cachets étaient intéressants. Pourquoi n’ai-je pas accepté ?

Tout de suite, j’ai imaginé une petite boîte de nuit fumeuse où il faudrait jouer jusqu’à trois heures du matin. J’ai aussi pensé aux mesquineries que les musiciens se font dans cette sorte d’établissement, aux petites compromissions habituelles, aux petits trafics. J’ai vu Brigitte dansant en compagnie de filles grasses et sales, j’ai senti la transpiration de leurs corps.

J’avais envie d’air pur. Je pensais à l’hiver au bord de la mer. Aux belles journées où la plage silencieuse ne serait que pour nous deux. J’ai vécu quelques secondes dans la douillette intimité d’une veillée.

Brigitte venait de me prendre la lettre des mains. Elle la lisait avec application.

— C’est bon, ça ! a-t-elle murmuré. Cinq mille par soir de danse et quatre jours assurés. Toi six jours. Un engagement de trois mois renouvelable. Il faut écrire tout de suite.

Nous étions sortis pour lire notre lettre en toute tranquillité.

— Non !

Ses yeux écarquillés la faisaient ressembler à une poupée.

— Jean-Marc… Tu es fou ?

J’y tenais, à mon hiver au bord de la mer. J’ai aspiré un bon coup de l’air du large et je l’ai senti qui me faisait picoter les poumons. C’était délicieux.

— Non et non ! Nous passerons l’hiver ici.

Pour la première fois, Brigitte s’est révoltée.

— Moi j’accepte. Je vais écrire à Santy.

C’était le nom de l’imprésario.

— Tout de suite même… Je donnerai ma lettre au facteur quand il repassera.

Je l’ai laissée aller. À cent mètres de moi, un pin se secouait dans le vent chargé d’écume, et c’était de tout son parfum qu’il se débarrassait. Et je pensais que l’hiver, les pins restent verts et continuent de parfumer le vent. Comment voulez-vous que j’aie songé un instant à m’enfermer dans une boîte miteuse, à me transformer en mécanique à musique ? Alors qu’il y aurait des jours ensoleillés où la mer se ferait unie à l’infini, scintillante comme dans le plein été.

Je n’avais aucune inquiétude et j’allumai une cigarette. Le facteur revenait vers l’hôtel et je l’appelai.

— Je crois que ma femme a quelque chose à vous remettre. Si on allait l’attendre au bar ?

Nous avons bu un apéritif. Puis Brigitte est arrivée, les mains vides.

— Tu as ta lettre ?

Farouche, elle a secoué la tête.

— Excusez-la, ai-je dit au facteur.

Il riait. Nous avons bu une autre tournée. Brigitte trépignait. Quand nous avons été seuls, elle s’est déchaînée.

— C’est de la folie ! Cet hiver, nous allons nous retrouver dans notre chambre du dix-huitième, à Paris, sans un sou.

La prenant par le bras, je l’ai entraînée au dehors. Nous avions le temps d’aller jusqu’à la mer, et c’est ce que nous avons fait.

Le sable était tiède.

— Il serait bien difficile pour nous de passer l’hiver dans notre chambre du dix-huitième.

Elle me regardait en coin.

— J’ai écrit que nous ne la louions plus.

— Quoi ?

J’avais même écrit fin juillet, pour notre congé, soit un mois avant comme le voulait le règlement. J’avais ainsi économisé vingt-cinq mille francs.

— Au mois de juillet ? Tu savais déjà…

— Que nous resterions ? Bien sûr. Il y a exactement trente-neuf jours que j’en suis persuadé.

Machinalement, elle a compté.

— Depuis le vingt-deux juillet ?

— Tu as dû faire une erreur. Depuis le vingt-et-un.

J’allumai une cigarette, le temps qu’elle réfléchisse.

— Le vingt-et-un ? Que s’est-il passé ?

— Cherche bien… Tu ne trouves pas ? Barnier est mort ce jour-là.

Brigitte est devenue pâle. Elle appréhendait tout ce qui traitait de la mort.

— C’est une coïncidence ? Ou bien il y a un rapport entre la mort de cet homme et tes étranges décisions ?

J’ai opiné de la tête.

— Il y a un rapport.

— Lequel ?

— Ne te tracasse pas. Si, le premier septembre au soir, tu ne couches pas dans le lit de la chambre huit, tu auras le droit de me demander toutes les explications.

— Je n’aime pas ces mystères.

Elle s’est levée, me laissant seul avec une ennemie qu’elle ignorait. La mer. Elle aurait été stupéfaite, outrée, si elle avait deviné pourquoi je voulais rester là. Et pourtant c’était vrai. Je me souviens d’être resté pendant une heure à regarder les vagues rouler sur le sable, s’étirer ensuite avec volupté.

Pourtant, jusqu’au soir du trente-et-un août, elle parvint à se maîtriser. Elle évita de boire et de manifester son angoisse. Je la devinais survoltée, d’une anxiété déprimante.

Agathe Barnier s’approcha de moi alors que je venais de réinstaller au piano, tout à fait au début de l’après-midi.

— C’est demain que nous nous séparons ? m’a-t-elle demandé avec un sourire aimable.

Je n’ai pas répondu et me suis contenté de sourire.

— Nous réglerons nos comptes tout à l’heure. Venez jusqu’à mon bureau à cinq heures.

J’inclinai la tête. Brigitte qui lisait dans un coin se leva et vint me rejoindre.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Que c’était ce soir que nous réglions nos comptes.

Je jouais doucement. Brigitte a joint les mains dans un geste que je jugeais mélodramatique.

— C’est de la folie !… Tu sais, je crois qu’il sera temps de répondre à Santy que nous acceptons.

Je continuais de sourire.

— En lui expliquant que sa lettre ne nous est pas parvenue tout de suite.

— Inutile !

Cette fois, elle a compris vite. Son visage a exprimé une rage animale avant de se transformer en masque douloureux.

— Tu as fait ça ?

— Oui.

— Quand ?

— Le soir-même où nous avons reçu sa lettre. La mienne est partie grâce à l’obligeance d’une des serveuses qui rentrait au village.

— Jean-Marc ?

Je l’ai regardée. Deux larmes brillaient dans ses yeux et elle m’a fait énormément de peine. Il y avait des moments où je découvrais combien elle m’était chère.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne voulais aucune porte de sortie. Quand le loup ou le sanglier est acculé, il fait front et se défend. C’est ce que je voulais.

— Déjà la chambre ?

— La chambre, puis le travail. Santy comprendra qu’il est inutile d’insister ou de nous proposer autre chose.

— Tu l’auras vexé.

— J’ai été sec. C’est tout.

Soudain, elle s’est éloignée vers le bar. Pour me faire de la peine, elle a commandé un alcool. Un cognac ou un armagnac. J’ai simplement entendu le « gnac » rageur. Elle l’a bu d’un trait, en a exigé un autre. Dans la ceinture de sa robe, elle a pris un billet de mille et l’a posé sur le comptoir.

À cinq heures, je tapais à la porte du bureau d’Agathe Barnier.

Elle faisait semblant de compulser des papiers et m’a fait asseoir en me demandant quelques secondes. Je n’étais pas dupe. De mon fauteuil très bas, je voyais ses jambes, fort belles, sous la table de travail.

— Bien. Alors, monsieur Sauvel, votre contrat se termine ce soir. Vous partez demain ?

J’ai hoché la tête, ce qui ne voulait rien dire. Elle a continué.

— Trente-et-un jours à huit mille francs, cela fait deux cent quarante-huit mille francs.

Son sourire se figea.

— Mais je ne vous donnerai que deux cent quarante mille. Un soir, votre femme n’a pu faire son numéro de déshabillage et de plus elle est trop fréquemment au bar. Paul a des faiblesses pour elle. Je suis obligée d’avoir l’œil partout.

Cette mesquinerie me facilitait bien la besogne.

— Je vous fais un chèque bancaire, postal, ou je vous donne cette somme ?

— Je préfère l’argent.

Elle a ouvert un tiroir et en a sorti une liasse. Je l’ai comptée avec soin, tout y était.

— Vous avez un autre engagement ? a-t-elle demandé avec une certaine miellosité.

C’est alors que je l’ai regardée bien en face en souriant.

— Non.

— Vous en espérez un ?

— Pas du tout. J’en ai refusé encore un vendredi.

Ses sourcils se froncèrent.

— Vous prenez des vacances ?

— Oui, c’est quelque chose comme ça.

— Midi ? Montagne ?

— Ici !

Elle allait embraser une cigarette mais oublia de le faire et la flamme la brûla.

— Chez vous.

Agathe sourit.

— Vous voulez prendre pension ? Vous connaissez le tarif pour septembre ? Dix-huit cents. Je vous ferai un prix si vous restez le mois.

Moi aussi j’ai allumé une cigarette mais sans trembler.

— Gratis ! ai-je lâché.

— Comment ?

J’ai pris l’air agacé.

— Nous restons gratis. Et pour plus d’un mois. Peut-être pour des années.

Elle aussi me prit pour un fou. J’ajoutai très vite :

— Parce que je pourrais bien vous dénoncer. Je n’en ai pas envie. Vous non plus ? Je le comprends fort bien. Avoir assassiné son mari aussi habilement et se voir découverte ? Quelle déception !

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