CHAPITRE X

La banderole « Fermeture annuelle » s’était quelque peu défraîchie. Elle battait dans le léger vent du nord. Il faisait beau, presque chaud. Le taxi s’arrêta devant la terrasse de l’hôtel.

— C’est fermé ! dit l’homme.

— Je sais, fis-je en le payant.

— Même les fenêtres du haut.

C’était vrai.

— Qu’est-ce que je fais ? Je vous attends ?

— Non, ça ira bien.

J’avais toujours la ressource de prendre le car qui passait à cinq heures. Quand le bruit du moteur se fut fondu au lointain, j’entendis celui de la mer. Rien n’est comparable au bruit des vagues contre cette immense plage de quinze kilomètres. À Cannes on n’a pas cette impression. Ici la mer est absolue, maîtresse, splendide.

Je montai sur la terrasse, essayai d’ouvrir la porte. En vain. Mettant mes mains autour de mon visage, je regardai à l’intérieur. Tout paraissait mort, abandonné.

Lentement, je me suis dirigé vers la villa. Soudain j’ai entendu un cri.

— Jean-Marc !

Elle s’abattit sur mon épaule et se mit à sangloter. Je ne m’attendais pas à un tel accueil.

— Jean-Marc, tu es revenu !

Je me dégageai doucement. La peau de ses bras et de ses épaules était douce et tiède. Bêtement j’effaçai d’un doigt les larmes qui coulaient de ses yeux.

— Jean-Marc. Enfin…

Puis elle me prit le bras.

— Viens.

Sur la petite terrasse baignée de soleil se trouvait une chaise-longue.

— Je me faisais dorer au soleil. Je n’ai pas entendu ton taxi. J’allais rentrer quand je t’ai aperçu.

— Tu as abandonné l’hôtel ?

— C’était trop grand pour moi.

— Tu n’es pas partie comme les autres années ?

— Non… Je t’attendais.

Cet amour qu’elle m’offrait avec la plus grande impudeur et aussi la plus grande ingénuité me touchait, me gênait. Je ne savais comment l’accueillir. Ce tutoiement, au lieu de me rapprocher d’elle, m’en éloignait, me rappelait nos luttes haineuses.

— Tu étais à Cannes ? Tous les jours j’hésitais. Je voulais te rejoindre là-bas. Tu m’aurais accueillie ?

Je ne répondis pas à sa question.

— Comment sais-tu que j’étais à Cannes ?

Sa surprise n’était pas feinte.

— Mais Brigitte m’a écrit.

— À toi ? Pour quel motif ?

Elle hésita, puis dit d’une voix sourde :

— Mais sans motif.

— Agathe ! Tu oublies les cinquante mille francs.

Son sourire se crispa.

— Tu es au courant ?

— Je n’en ai pas profité.

Gravement elle répondit :

— Je te crois.

— Où est Brigitte ?

— Je ne sais pas.

J’ai doucement serré son bras et ce simple geste a fait bouillir mon sang.

— Elle est venue. Je le sais.

— Elle est repartie immédiatement.

— Tu lui as donné de l’argent ?

— Cent mille.

Elle me débarrassait de ma valise, me poussait vers un fauteuil.

— Tu as soif ? Du café ?

— Si tu veux. Pourquoi as-tu cédé ?

Elle s’agenouilla auprès du fauteuil.

— Je n’ai eu qu’un tort. Celui de confirmer ses soupçons.

Son visage n’exprimait qu’une joie vibrante. Elle avait oublié tout.

— Quels soupçons ?

— Ton barman, Paul, lui avait laissé entendre que tu avais assassiné ton mari. Elle m’a interrogé. Elle se doutait que je te tenais sous une menace quelconque. Jamais je n’avais envisagé qu’elle se servirait un jour de mes confidences.

— C’est pour cela que tu es revenu ? Pour te justifier ?

— Oui.

— Merci, Jean-Marc. Je ne l’oublierai jamais.

— Que t’a-t-elle raconté ?

— Qu’elle avait été malade. Qu’elle en avait assez de vivre avec toi. Elle m’a dit que tu la rendais malheureuse, que tu la battais.

— C’est vrai.

— Je m’en fiche !

— Elle buvait. Jusqu’au bout j’ai lutté. Maladroitement. Avec des gifles, des scènes.

— Tant mieux. Le pire, c’est si tu avais lutté avec ton amour. Tu ne l’aimes plus. Tu ne l’aurais jamais traitée de la sorte si tu avais continué de l’aimer.

Tout de suite elle devinait ce que je ressentais. Je n’en montrais aucun dépit.

— Elle est repartie ?

— Mercredi. Elle est arrivée par le car de Sète. Je l’ai raccompagnée au retour.

— Pour quelle direction a-t-elle pris son billet ?

— Je ne sais pas. Je l’ai laissée devant la gare et puis je suis rentrée. Je croyais que tu serais là. C’est à cause d’elle que tu es revenu ?

Longuement j’ai hésité. Puis j’ai répondu :

— Non, je suis las.

— Tu vas rester ?

— Je ne sais pas.

Je songeais à ma détresse quand j’avais trouvé l’hôtel fermé. Oui, j’avais eu peur qu’elle ne soit pas là et pas une seconde je n’avais pensé à Brigitte.

— Je vais chercher ton café. Ce sera vite fait.

Elle enfila une robe grise toute simple qui la rendait encore plus belle. Il me fallait résister pour ne pas la prendre dans mes bras, la renverser sur la banquette. Chaque fois qu’elle s’approchait de moi sa respiration se faisait plus haletante et ses lèvres s’entrouvraient sur ses dents courtes, sur la pulpe de sa bouche.

Lentement j’ai bu mon café. De la terrasse de la maison qui était très surélevée, on voyait la mer et l’horizon. Mais les dunes masquaient la plage et les villas construites tout le long.

— Elle continuera de t’écrire ou bien elle viendra t’importuner ici.

Agathe haussa les épaules.

— Et puis ? Elle n’est pas très exigeante.

— Elle le deviendra, Un jour, elle sera à nouveau malade et piquera une crise de delirium tremens. C’est ce que m’a prédit le médecin de l’hôpital. Dans un moment pareil, elle racontera n’importe quoi.

La jeune femme se glissa à mes pieds. J’ai plongé dans son regard. Il était fluide, translucide. Il avait perdu sa dureté de pierre précieuse.

— Ce sera encore long ? soupira-t-elle.

— Quoi donc ?

— Ta méfiance. Ne proteste pas. Je la sens en toi. Mais ça ne fait rien. Tu es revenu et c’est l’essentiel.

Son menton s’inséra entre mes deux genoux. Jamais Brigitte n’avait eu ce regard de femelle soumise. J’ai essayé d’être dur.

— Je ne coucherai pas ici.

— Tu pourras reprendre la chambre qui te plaira le plus à l’hôtel. J’ai un gros radiateur électrique.

— Je veux travailler. J’ai besoin d’argent.

— Veux-tu que je te fasse une avance sur tes cachets ? J’ouvre le premier mars et j’aurai besoin de toi. En plus du piano, tu pourras m’aider. Toute seule, je n’y arrive pas.

Brusquement irrité, je me levai et sortis sur la terrasse. Elle m’y suivit.

— Tu feras ce que tu voudras.

— Arrête le jeu.

Elle s’accouda à mes côtés. Sa hanche frôlait la mienne. C’était trop.

— Ce n’est pas possible, Agathe. J’ai empoisonné ton mari avec de l’arsenic pour ensuite te faire chanter. Tu ne peux oublier ces affreux moments que je t’ai fait passer. Tu continues la lutte sous une autre forme.

— Le serpent se fit femme ! dit-elle moqueuse. Évidemment, il m’est impossible de te convaincre. Pourquoi ne pas essayer quand même de rester ensemble ? Toi avec cette arrière-pensée, et moi avec l’impression que tu es amoureux fou de moi.

— J’en ai assez de jouer.

L’espace d’une seconde, elle posa sa tête sur mon épaule puis se redressa. Ces menues privautés qu’elle s’autorisait paraissaient la combler.

— Un soir, j’ai essayé. Tu étais fou de rage parce que Brigitte avait couché avec un autre homme que toi. Je t’ai dit que depuis le premier jour j’étais tombée amoureuse de toi. J’ai souvent eu envie d’un homme. Je t’affirme que j’ai toujours fini par l’avoir. Ce n’était pas la même chose avec toi. J’ai lutté parce que j’ai senti que c’était plus grave, que le moindre geste resterait définitif pour l’avenir.

Son rire était doux.

— Mon pauvre chéri, tu aurais pu me faire la pire des choses, m’humilier, me mettre plus bas que terre. Rien n’y aurait fait. Je t’aime. Depuis le premier juillet je t’attends. Ton chantage, c’est toi qui emploies ce mot-là, mais je l’ai accueilli avec joie. Parce que ta principale exigence c’était de rester ici, près de moi. Jamais je n’ai cherché à m’affranchir de cette tutelle. La seule chose que j’ai faite, c’est de lutter contre Brigitte.

Elle s’animait.

— J’avais remarqué son penchant à la boisson et je n’ai fait que l’encourager. Et toi, tu ne pensais qu’à lutter pour elle, qu’à la protéger. Je t’ai trouvé sublime, inaccessible. J’ai voulu te donner un motif de la tuer. Rien n’a voulu aller dans le sens de mes désirs. Nous ne pouvons annuler le passé. Mon mari est mort empoisonné.

Une même pensée nous vint en même temps.

— J’ai pensé le faire incinérer, mais si je le faisais maintenant, on s’inquiéterait dans le pays.

— Fais-le transporter ailleurs, dans son pays d’origine ?

— À quoi bon. Je ne veux pas. Je veux te laisser cette arme contre moi.

Le soleil allongeait l’ombre de la villa devant nous.

— Veux-tu que je te montre ta chambre ? L’ennui, ce sera pour l’eau chaude, mais tu pourras utiliser la salle de bains ici.

Portant ma valise, je l’ai suivie. Dans l’hôtel, nos pas résonnaient comme dans une église. En passant devant la cuisine, elle se mit à rire.

— Corcel m’a écrit pour savoir s’il reprenait vraiment le premier mars. Il paraissait inquiet. Il me parlait d’un cousin à toi qui aurait demandé la place ? Il me rappelait ses bons et loyaux services…

— Je lui avais fait peur. Pour me venger de son rôle d’espion.

Peu superstitieux, j’ai repris la chambre numéro huit. Le lit n’était pas fait et Agathe s’en occupa pendant que je rangeais mes affaires dans la penderie.

— Les gens ne jaseront pas ?

Elle haussa les épaules.

— Ils penseront quand même que nous couchons ensemble. Il paraît que tu étais mon amant en même temps que celui de Brigitte, et que la nuit nous couchions dans le même lit. C’est Paulette, la serveuse, qui a répandu ces informations dans le pays.

J’ouvris la fenêtre. Le pin se secouait toujours dans le vent et dans les derniers rayons de soleil. Je le désignai à Agathe.

— C’est un peu pour lui que je suis resté ici.

— Pourquoi es-tu revenu ?

— Je veux me reposer, oublier de dormir tout en veillant, ne pas me soucier parce qu’elle n’est pas rentrée ou parce qu’elle pourrait sortir en cachette. Ne plus sentir les relents d’alcool ingéré, ne plus voir une femme avec la gueule de bois.

— Pourtant, tu la croyais ici.

— J’avais besoin d’un prétexte.

— Tu viendras manger à la villa quand même ?

Pendant qu’elle faisait le repas du soir, je suis resté le plus longtemps possible sur la terrasse malgré l’air froid. Dans la salle, Agathe avait allumé un feu de bois et poussé tout contre une table ronde revêtue d’une longue nappe blanche. Seules les flammes éclairaient la pièce.

Quand elle revint, elle alluma deux petites lampes autour de la cheminée.

— Tous les soirs j’allumais le feu, même les nuits de grand vent. Je ne pouvais aller me coucher. Moi qui n’ai jamais été sentimentale, je t’attendais le soir comme dans les romans.

Brusquement j’avais faim. Je retrouvais le petit rosé et une chère qui n’était plus anonyme. Agathe persistait à être une autre femme. C’était de la magie. Et peu à peu je me détendais, je me laissais aller à une griserie qui puisait son origine dans le vin, mais aussi dans l’air ambiant, dans la beauté d’Agathe.

— Tu crois qu’il faut que je reprenne Paul ?

— Il vaut mieux. Sous ta dépendance, il sera bien obligé de se taire. Sinon il ferait comme Paulette.

— Que donne-t-il comme raisons à ses racontars ?

Je lui rapportai ce que m’avait dit Brigitte. Elle resta silencieuse.

— Ce sont des propos en l’air. Inutile de t’en affliger.

La soirée se prolongea auprès du feu. J’avais bourré ma pipe, geste que je n’avais pas fait depuis mon départ. Dans la cheminée, les souches de vigne craquaient en brûlant. L’heure tournait dans le silence. Nous ne parlions plus. Dans les yeux d’Agathe se reflétaient les flammes. Je lui ai posé une étrange question.

— Qui étais-tu avant ?

— Cette femme qui avait peur de la pauvreté, une autre Brigitte, plus volontaire peut-être. Barnier avait de l’argent et me donnait les moyens de m’affirmer, d’être servie.

Jusqu’au bout de cette première soirée, elle a cru que je resterais. J’ai rompu le charme en me levant et en enfilant mon loden.

— Jean-Marc, reste.

— Non. Peut-être un jour.

J’aspirais vraiment à ma chambre, à une solitude qui me permettrait de faire le point dans la quiétude retrouvée.

Elle n’a pas insisté. Elle m’a accompagné sur la terrasse et la lumière extérieure a brillé longtemps après que je sois arrivé dans ma chambre.

Le radiateur électrique avait été branché lors de notre passage, à la fin de l’après-midi. Il faisait tellement chaud que j’ai ouvert les fenêtres.

Quel plaisir de m’allonger dans ces draps frais et de sentir le parfum de ce bon vieux pin ! Le vent avait tourné avec la nuit et venait du large. Toute la mer déferlait dans ma chambre.

Pourtant, je n’arrivais pas à dormir et j’imaginais Agathe se tournant elle aussi dans son lit, en rêvant de ce qu’aurait pu être cette nuit-là.

Mais j’avais aussi une autre préoccupation, et toute la journée cette question m’avait brûlé les lèvres. À plusieurs reprises, j’avais failli la poser à Agathe.

Je voulais simplement lui demander si Brigitte était vraiment repartie.

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