Le dimanche suivant, nous n’avions encore pris aucune décision. Nous ne pouvions abandonner l’établissement en pleine saison, nous privant ainsi d’une recette intéressante. Nous avons décidé d’attendre le mois de septembre pour envisager la vente de l’hôtel et de la villa. Agathe pensait que l’ensemble pouvait nous rapporter une vingtaine de millions que nous irions investir ailleurs. Personnellement, je savais que je regretterais ce pays.
Il était cinq heures de l’après-midi et nous jouions depuis une heure quand j’ai eu l’impression que quelqu’un m’épiait.
Avec prudence, j’ai cherché dans la salle remplie de danseurs la personne qui ne cessait de me surveiller, et je l’ai enfin découverte.
Tout de suite mon cœur s’est mis à battre follement et la transpiration a envahi mon visage. J’ai dû jouer plus fort, car l’accordéoniste m’a jeté un regard surpris.
Puis j’ai plaqué mon piano pour foncer vers le petit bonhomme chauve et gros qui buvait une liqueur au bar. J’étais fou de colère. Sans aucun motif.
— Bonjour, Sauvel. Toujours à la même place ?
— Toujours fidèle au triple-sec, Santy ?
C’était son vice. Il a haussé les épaules. Il portait un complet clair avec une cravate tapageuse sur laquelle brillait une épingle énorme.
— Je vous offre quelque chose si vous voulez.
J’ai eu un petit sourire ironique. Il ignorait donc que j’étais le patron.
— D’accord. Paul, une bière.
— Bien, patron !
Santy a sursauté. Puis il a dû penser que c’était une appellation familière.
— Que faites-vous dans le coin ?
— Je cherche quelqu’un.
Les lèvres plongées dans la mousse de ma bière, j’essayais de faire bonne figure, mais Santy a trop l’habitude des hommes et des femmes, du cheptel humain, pour s’en laisser compter. Ses gros yeux vicieux me regardaient avec une lueur méchante.
— Je cherche Brigitte Faure.
— Elle n’est plus ici.
— Où est-elle alors ? C’est l’adresse qu’elle m’a donnée avant de m’emprunter vingt-cinq mille francs.
— Comment ?
Il a piqué un cigarillo dans sa poche et l’a allumé sans se presser. Toujours le même tic. Quand vous veniez lui demander du travail, c’est ainsi qu’il opérait en vous examinant de ses yeux de bouledogue.
— Oui. Je lui ai envoyé vingt-cinq mille francs à l’hôpital de Cannes. Elle m’a dit qu’elle allait se reposer à Marseillan-Plage pendant un mois, et qu’ensuite elle travaillerait à nouveau. Le mois est écoulé. J’ai envoyé une lettre qui m’a été retournée après avoir été décachetée. Très habilement peut-être, mais je suis capable de m’apercevoir d’un truc pareil. Comme j’avais une affaire à régler à Palavas, j’en ai profité pour m’arrêter dans le coin.
Son petit cigare puait. Mais je n’osais ni m’écarter ni le lui faire remarquer. Ce petit homme visqueux me fascinait. J’avais l’impression qu’il faisait sauter mon destin dans sa main potelée.
— Vingt-cinq mille, c’est peu, mais j’ai une reconnaissance de dette. Je suis un malin, Sauvel, vous le savez certainement. Je ne me laisse jamais gruger, même de vingt sous. Si Brigitte ne rend pas cet argent, je porte plainte. Pour vingt-cinq mille francs, la police ne s’agitera pas beaucoup. Mais on viendra quand même vous importuner. Ce serait embêtant.
J’ai fait semblant de prendre la chose à la rigolade.
— Vous êtes vraiment fauché à ce point ?
Agathe est arrivée. Elle s’est approchée de nous et a glissé sa main sur mon bras. Santy n’a rien perdu de tout ça. Il s’est incliné avec une politesse presque injurieuse.
— Mme Barnier, la propriétaire de l’établissement.
L’imprésario m’a regardé, puis a souri.
— Mes hommages.
— M. Santy, imprésario.
— C’est moi qui vous ai envoyé M. Sauvel.
— Je vous en remercie infiniment, a répondu Agathe avec ce ton froid que je ne lui connaissais plus depuis longtemps. Mais je crois que Jean-Marc n’aura plus jamais besoin de vos services.
— Tant pis pour moi, tant mieux pour lui.
Paul écoutait d’une oreille tout en exécutant les commandes des serveuses.
— Nous allons nous marier.
— Félicitations, sincères félicitations !
Le barman en tremblait, lui, en versant ses liquides.
— Nous parlions de Mlle Brigitte Faure.
— Elle n’est plus chez moi, a dit Agathe avec une désinvolture acide.
— C’est ce que je viens d’apprendre. C’est ennuyeux…
À ce moment-là, on est venu appeler Agathe pour une question de menu.
— Venez sur la terrasse, ai-je dit à Santy. Nous serons plus à l’aise pour discuter.
Nous avons trouvé une table isolée.
— Pour les vingt-cinq mille francs, nous pouvons toujours nous entendre, ai-je attaqué. Bien que tout soit fini entre Brigitte et moi, je peux encore prendre cette dette à ma charge.
Santy n’a pas répondu tout de suite et quand il l’a fait, ce fut pour apprécier la beauté d’Agathe.
— Une femme splendide, en effet ! Et quelle situation ! Voilà un établissement qui doit rapporter gros, bien qu’il soit situé sur une plage de seconde catégorie. Dites donc, Sauvel, vous réalisez un splendide mariage.
— Ce n’est pas le moment de discuter de ça ! ai-je fait d’un ton sec.
— Je crois que si.
Un nouveau cigarillo est venu se planter dans les lèvres humides et roses.
— Vous parliez de me rembourser les vingt-cinq mille ? Très bien, j’ai la reconnaissance de dettes sur moi. Mais pour vous, ce sera vingt fois plus.
Abasourdi, je me penchai en avant.
— Comment ?
— Vingt fois plus. Sinon, je porte plainte contre Brigitte. J’ai l’impression que vous n’avez pas envie d’être inquiété.
Je me suis levé.
— Foutez le camp, Santy !
— Pas question, vous le regretteriez trop.
Il m’a attiré par la veste.
— Asseyez-vous et écoutez-moi.
Malgré tout, J’ai obéi.
— Brigitte a disparu. Normalement, elle devait se trouver ici et elle n’y est plus. Je trouve ça bizarre car elle tenait à vous. Elle était folle de vous et vous ne vous en seriez pas débarrassé facilement pour épouser cette femme.
Comment lui expliquer la transformation de Brigitte ? Il ne m’aurait pas cru et, à l’avance, j’éprouvais la nausée à parler de cette lente déchéance que je n’avais su éviter.
— En admettant qu’elle ait quitté ce coin, son premier souci aurait été d’entrer en rapport avec moi. Je la connais bien, vous savez. Or, rien de tout ça. Donc, je présume que vous êtes pour quelque chose dans cette disparition.
À mon tour, j’ai allumé une cigarette. J’étais plus calme de voir la bagarre se déclencher.
— Et vous venez me rançonner ?
— Cinq cent mille, c’est peu. Je vous remets la reconnaissance de dettes et vous n’entendez plus jamais parler de moi.
Je n’étais pas dupe.
— Et par là-même, je signe en quelque sorte l’aveu d’avoir tué mon ancienne maîtresse, et d’en avoir caché le corps. Vous êtes fou, Santy ! Je savais fort bien que votre profession d’imprésario cachait une entreprise de chantage, mais je ne pensais pas que vous étiez capable d’aller aussi loin.
— Vous avez tort, Sauvel. Dès mon retour à Toulouse, je vais porter plainte pour ces vingt-cinq mille francs.
Mais j’avais confiance en Agathe. Elle m’avait juré que Brigitte était repartie de chez elle en vie et je la croyais.
— Fichez le camp, Santy !
— Je spécifierai qu’elle vivait en concubinage avec vous. On viendra vous poser des questions auxquelles vous ne pourrez peut-être pas répondre.
J’avais envie de le prendre par le cou, de lui faire traverser ainsi toute la terrasse. Je me suis retenu.
— Filez et n’y revenez jamais plus !
Avant de reprendre ma place à l’orchestre, j’ai cherché Agathe. Elle fumait une cigarette dans son bureau. Elle paraissait lasse.
— Que voulait-il ?
Je le lui ai expliqué.
— Alors ?
— J’ai refusé de lui donner un sou.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai la certitude que Brigitte est vivante.
Sans un mot, elle est venue me rejoindre et nous nous sommes embrassés silencieusement.
— Merci, Jean-Marc. Chaque jour tu m’apportes une preuve de plus de ta confiance.
Puis je me mis à rire.
— Quand nous marions-nous ?
— Tu n’es pas d’accord ?
— Si. Mais c’est toi qui m’as fait la surprise. D’ordinaire, c’est le fiancé qui annonce ce genre de choses.
— Nous pourrions le faire à la fin de la saison.
— Comme tu voudras.
Depuis mon piano, j’ai pu voir la tête que faisait Paul le barman. Il avait entendu parler de Brigitte et il devait se poser des tas de questions. Cet imbécile-là en était toujours amoureux, et je crois bien qu’il l’est encore. Dans le pays, il avait une réputation de timide et de refoulé sexuel. On l’accusait de faire le voyeur à l’occasion et de poursuivre les petites filles dans les coins sombres. Il y avait certainement beaucoup d’exagération, mais je comprenais parfaitement qu’un type pareil ait pu avoir le coup de foudre pour une fille comme Brigitte, experte dans l’art d’aguicher les hommes.
Il s’est évidemment empressé de répandre autour de lui la nouvelle de notre prochain mariage. Le complot a pris une autre forme. Il est devenu plus sournois, plus occulte. L’annonce de la future légalité de notre union nous apporta une sorte de soutien. Le personnel, Paul et Corcel surtout, se montra beaucoup plus obséquieux, comme s’il craignait pour sa propre existence. Peut-être se doutait-il obscurément de nos projets de vente.
Le lendemain, nous ne pensions même plus à la visite de Santy. Nous vivions à nouveau dans l’euphorie habituelle, cherchant avidement les rares moments qui nous réunissaient seuls, que ce soit à la villa ou au bord de la mer. Et de plus en plus nous parlions de notre mariage et de la vente des biens d’Agathe.
J’ai autorisé ma maîtresse à téléphoner au bar de Fred pour essayer d’avoir des nouvelles de Brigitte. Mais le patron du Majorque s’est montré aussi discret que les autres fois. On a eu l’impression qu’il avait envie de parler, mais qu’un dernier scrupule le retenait.
Et puis les gendarmes sont venus me voir.
Ils étaient, deux. Un brigadier et un gendarme. L’adjudant, qui nous connaissait bien pourtant, s’était prudemment abstenu.
Nous nous sommes tous les quatre enfermés dans le bureau d’Agathe. Paul ne tenait plus en place. De son bar, il nous a suivis d’un regard excité.
— Nous recherchons une fille, Brigitte Faure, née à Paris le 4 octobre 1933. Elle est poursuivie à la suite d’une plainte déposée à Toulouse par Jérôme Santy, imprésario. Pour non paiement d’une dette de vingt-cinq mille francs.
Le brigadier a souri.
— Ce n’est pas beaucoup, mais nous sommes obligés de faire notre travail. Ce type-là a indiqué que cette fille vivait avec vous en concubinage depuis plus de quatre ans.
— C’est exact, mais il y a deux mois environ que nous sommes séparés.
— Elle n’habite plus ici ?
— Non. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’est à l’hôpital de Cannes.
— Vous ne savez pas où elle se trouve en ce moment ?
— Absolument pas.
Le brigadier a refermé son carnet.
— Bien. On transmettra. Pour vingt-cinq mille francs, le type fait bien du bruit. Est-ce qu’il y a des personnes qui pourraient nous renseigner sur elle ?
— Je n’en vois aucune. De vagues camarade de travail, mais ce Santy serait alors plus à même de vous renseigner.
— Parfait !
Nous sommes ensuite allés boire un verre au bar. Paul posait, sur les deux représentants de l’autorité, des regards anxieux de curiosité. Quand ils sont partis, j’ai eu pitié de lui.
— Vous savez ce qu’ils sont venus faire ?
— Non.
— Ils cherchent Brigitte.
Il a avalé sa salive avec difficulté.
— Elle a fait quelque chose de répréhensible ?
— Elle doit vingt-cinq mille francs à quelqu’un.
Du coup, il a osé en demander davantage.
— Au type qui est venu l’autre dimanche ?
— Exactement. Vous en savez autant que moi.
— J’ai entendu une partie de la conversation qu’il a eue avec vous. Ils ne savent pas où elle est ?
— Non.
Soudain, il a pris une tête de chien battu.
— Écoutez, patron… Je sais où elle se trouve.
J’étais trop ahuri pour parler. D’un seul coup, il déballa tout.
— Il y a un peu plus d’un mois elle m’a écrit. Pour que j’aille la retrouver.
— Où ?
— À Béziers. Elle habitait à l’hôtel.
Il rougit violemment.
— Je suis resté trois jours avec elle.
J’ai eu un petit sourire. Brigitte n’avait pas fini de nous étonner sur ses nouvelles dispositions.
— Puis elle a disparu un matin. J’avais pris toutes mes économies. Il restait cent cinquante mille francs, elle est partie avec. Mais j’ai eu de ses nouvelles. Elle se trouve à Toulouse. Attendez.
De son portefeuille, il a sorti une lettre. Elle l’appelait Paul chéri.
— Lisez-la.
Elle lui demandait de lui pardonner pour l’argent qu’elle lui avait volé. « Demande à Agathe qu’elle te les rende en spécifiant bien que c’est moi qui l’exige. Elle ne pourra pas te les refuser. »
— Je n’ai pas osé, vous comprenez. Croyez-vous que…
La petite garce ! Si je continuais à la laisser faire, dans quelque temps, il y aurait vingt personnes à savoir qu’elle avait un moyen de pression sur nous.
Froidement, j’ai fixé Paul bien en face. Il supporte difficilement ce genre d’épreuve.
— Je crois que vous pouvez faire votre deuil de votre argent. Nous refusons de vous le rendre à sa place. Elle a trop abusé de notre indulgence à son égard. Maintenant c’est fini.
Il était devenu pâle. Je savais que son amour pour Brigitte se disputait avec son avarice.
— Qu’est-ce que je fais ?
— Portez plainte. La lettre servira de preuves.
Mais il ne l’a pas fait tout de suite. Il a attendu jusqu’au bout, dans l’espoir que Brigitte reviendrait avec lui. Je n’aurais pas dû lui donner ce conseil-là.