CHAPITRE XV

Paul s’est décidé à porter plainte contre Brigitte. Il s’est rendu à la gendarmerie ce matin et a dû montrer la lettre qu’elle lui a adressée. Les gendarmes lui ont certainement posé des questions sur ces phrases étranges, où elle lui demande de se faire rembourser les cent cinquante mille francs par Agathe.

Celle-ci est au courant et depuis son front est soucieux. Il faut que je lui parle, il le faut. Je n’ose pas. Cet aveu que j’ai trop longtemps retenu va nous faire du mal. Depuis mon retour, j’aurais dû le faire.

Paul est resté deux bonnes heures à la gendarmerie. Une fois sa plainte enregistrée, un mandat d’arrêt sera lancé contre mon ancienne maîtresse. Je la connais trop bien pour ne pas douter un instant de son attitude. Elle sera à la fois épouvantée et furieuse, et elle essayera de nous faire du mal. Elle nous dénoncera aux policiers venus pour l’arrêter et tout s’enchaînera. On viendra nous interroger, on fera l’autopsie du corps de Barnier. On ne relèvera aucune trace d’arsenic, mais le scandale nous poursuivra longtemps. Et Agathe saura que je l’ai trompée, que je n’ai jamais empoisonné son mari.

Dans son bureau, elle étudie des factures. Elle lève vers moi un regard douloureux.

— Paul est rentré ?

— À l’instant.

— Tu lui as parlé ?

— Pas encore.

Assis en face d’elle, j’allume une cigarette. Il faut que je parle. Je ne sortirai pas de cette pièce sans lui avoir tout révélé.

— Ils ne la retrouveront peut-être jamais. Si je savais qu’elle se trouve en pays étranger…

Je la regarde avec surprise.

— Tu as peur qu’ils l’arrêtent ?

— Oui.

C’est la première fois que je la vois manifester un pareil sentiment. Quelques mois plus tôt, dans ce même bureau, quand je lui ai fait comprendre ce que j’exigeais d’elle, je ne l’ai même pas vue tressaillir.

Cette peur, c’est pour nous qu’elle l’éprouve, pour ce couple uni que nous formons.

— Tu as raison, peut-être qu’ils ne la retrouveront jamais.

D’un seul mot, j’aurais pu lever cette menace, lui faire découvrir la limpidité de notre avenir, mais je n’ai pas osé. Il y a comme une angoisse en moi qui m’empêche de prononcer les mots que j’ai préparés.

Je quitte mon siège.

— Tu t’en vas ?

— Je vais voir Paul.

Le barman lave ses verres sans entrain, Il me semble qu’il a pleuré car ses yeux brillent. Il regrette certainement ce qu’il vient de faire.

— Que vous ont-ils dit ?

— Ils vont venir vous voir. Je n’ai pas pu les en empêcher.

Je m’en doutais un peu. La fameuse phrase écrite par Brigitte doit les intriguer. Ils ont dû penser à un chantage et ils ne se sont pas trompés.

Ils viennent au début de l’après-midi et ne sont pas aussi aimables que la dernière fois. Ils doivent flairer du louche dans cette affaire. Ils se montrent prudents, peu familiers, trop polis.

— Mais pourquoi demande-t-elle à votre barman de se faire rembourser auprès de vous ?

Nous sommes dans le bureau d’Agathe. Elle n’est pas maquillée et sa pâleur la fait paraître encore plus belle. J’ai l’impression que les deux gendarmes ne se sentent pas à l’aise, avec leurs bottes de cuir qui craquent et leur képi qui repose sur leurs genoux.

Dehors, le vent s’est levé sous un soleil lumineux. Le ciel est d’une pureté parfaite.

— Elle croyait que nous nous laisserions faire. C’est une tête de linotte qui s’imagine pouvoir nous soutirer de l’argent continuellement.

— N’est-ce pas une menace déguisée, plutôt ? fait le brigadier en prenant son homme à témoin.

— Pas du tout. De quoi pourrait-elle nous menacer ?

Dans le fond, il ne peut insister. Nous ne sommes rien pour Brigitte et elle n’est rien pour nous. Un temps, elle fut ma maîtresse et l’employée d’Agathe. C’est tout.

— Nous la retrouverons certainement. Elle a commencé avec vingt-cinq mille francs à cet imprésario de Toulouse, puis cent cinquante mille à votre barman. Elle va continuer certainement.

— Voulez-vous prendre un petit digestif ?

Agathe me lance un long regard auquel je réponds par un sourire confiant.

Ils refusent poliment, mais avec fermeté. Je n’insiste pas et je les raccompagne sur la terrasse.

— Si jamais vous apprenez quelque chose sur elle, veuillez nous en faire part.

Ils s’éloignent vers leur bicyclette. Agathe me rejoint et le vent fait flotter ses cheveux courts autour de son visage dur.

— Ils reviendront.

— Bien sûr.

J’ai dit ça d’un ton léger et sa main se crispe sur mon bras.

— Tu crois qu’ils la trouveront ?

— Je ne sais pas.

Puis elle m’entraîne dans son bureau. Elle veut téléphoner à Fred.

— Tu vas au-devant d’un refus.

— Je t’en supplie…

Je la laisse faire et au bout d’une minute elle menace, elle gémit. À l’autre bout du fil, Fred paraît intraitable. Cela m’énerve tellement que je lui prends l’appareil des doigts.

— Écoutez-moi, Fred, la police recherche Brigitte. Si vous refusez de tranquilliser Agathe, je leur indique qu’elle vous connaît parfaitement, non seulement vous, mais un souteneur du nom d’Henri.

— Agathe ne vous laissera pas faire.

— Elle ne pourra pas m’en empêcher. Alors ?

— Passez-la-moi.

Pendant plusieurs minutes, ils discutent encore, puis elle raccroche.

— Tu vois ?

— Il n’a pu me dire qu’une chose, c’est qu’elle se trouve certainement à Bordeaux.

— Il a eu peur.

J’ai une intuition et je me précipite vers la porte. Il n’y a personne dans le couloir. Je me hâte vers la cuisine. Celle-ci est vide mais la petite porte donnant sur le dehors est ouverte. Il n’y a personne autour de l’établissement.

Aussi vite que je le peux, je reviens dans la salle. Paul est derrière son bar. Il est rouge, comme s’il avait couru et, quand je me rapproche, je peux entendre sa respiration haletante. Il n’a rien d’un sportif et une petite course de cent mètres a pu le mettre dans un état pareil.

J’essaye d’accrocher son regard, mais il fuit comme d’habitude. J’ai envie de dire quelque chose mais je préfère revenir au bureau.

— Qu’y a-t-il ?

— J’ai l’impression que quelqu’un nous écoutait de l’autre côté de la porte.

— Une serveuse ?

— Paul.

Nous restons silencieux, les yeux dans les yeux.

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