CHAPITRE XIV

Le même jour, après avoir longuement réfléchi, je suis revenu trouver Paul.

— Redonnez-moi cette lettre de Brigitte. De nouveau méfiant, il m’a regardé en coin.

— Pour quoi faire ? Je ne me débarrasse pas d’une telle preuve.

— Je veux son adresse.

Je ne sais pas où il a puisé sa témérité, mais après quelques secondes de silence il a osé me demander :

— Me rendrez-vous les cent cinquante mille francs ?

Stupéfait, je ne réagis pas aussi violemment qu’il l’avait craint.

— Me donnez-vous cette adresse, oui ou non ?

Il a cédé. Il a certainement eu peur que je ne le fiche dehors. Puis il s’est mis à gémir.

— Comment faire pour récupérer cette somme ?

Je recopiai l’adresse sur une feuille de bloc. Je l’ai soigneusement pliée dans mon portefeuille.

— J’ai un conseil à vous donner, Paul, c’est de ne pas parler de toute cette histoire à Mme Barnier. Du moins pour l’instant. Vous m’avez compris ?

— Oui, monsieur.

Pourtant, il me fallait un prétexte pour me rendre à Toulouse, et Agathe ne fut pas dupe longtemps.

— C’est elle que tu vas retrouver ?

En Brigitte, elle ne voyait que cette femme qui avait été ma maîtresse. Sa jalousie réveillait son ancienne agressivité. Pendant quelques minutes, nous nous sommes complus dans le mal que nous nous faisions.

— Il faut que je la voie, que je lui parle.

— Tout ce temps que tu as passé ici ne compte pas pour toi. Maintenant que tu sais où elle se trouve, tu ne penses plus qu’à courir la retrouver, l’empêcher de tomber encore plus bas.

Je l’ai laissée parler. J’étais las et je prenais une sorte de satisfaction amère dans cette dispute. Je ne pouvais lui révéler toute la vérité. Du moins tant que je n’avais pas vu Brigitte.

— On n’efface pas quatre ans de vie commune en un jour. J’ai été folle de penser que vous pourriez rester séparés. Mais la petite garce est habile. Plus que je ne l’avais cru. C’est par l’intermédiaire de Paul qu’elle te fait savoir où elle se trouve.

J’avais bien été obligé de lui dire que le barman avait reçu une lettre.

— Nous ne pouvons envisager de nous marier tant que je ne l’ai pas revue une dernière fois. Ensuite, tout ira mieux.

Je suis parti dès le lendemain. L’adresse que m’avait donnée Paul se trouvait dans les quartiers de la gare Matabiau. Il y avait là des rues aux maisons basses et Brigitte devait y occuper un petit garni.

C’est en vain que je frappai à la porte qu’une petite vieille de la même maison m’avait indiquée.

— Elle n’y est peut-être pas, chevrota la dame âgée. Demandez à sa voisine.

C’est une jeune femme qui vint m’ouvrir, avec un enfant dans ses bras.

— Mlle Faure n’est plus là. Elle a quitté la maison hier.

La petite vieille s’avança avec curiosité.

— Toute seule ?

— Un monsieur est venu la chercher avec sa voiture. Il est reparti avec elle.

Elle me regardait avec perplexité.

— Elle m’a laissé de l’argent pour régler le propriétaire et je dois le prévenir qu’elle abandonne son garni.

Soudain, j’ai pensé à Henri. J’en ai fait une description rapide à la jeune femme.

— Oui, c’est bien cet homme qui est venu.

Je n’avais plus rien à faire à Toulouse. Le soir même, je repartais. Installé dans mon compartiment, je me laissais aller à une rêverie maussade.

Le nom de Béziers la traversa brusquement. Nous venions d’arriver dans cette ville et un haut-parleur nasillard nous prévenait.

Sans plus réfléchir, je suis descendu. Le préposé au contrôle me rappela quand il eut lu l’indication portée sur mon ticket.

— Vous n’êtes pas à Agde.

— Je sais, je continuerai un peu plus tard.

— Vous pouvez faire prolonger votre billet.

Mais je ne l’écoutais plus et je me dirigeai vers les taxis. Je donnai l’adresse du Majorque.

C’était toujours le même barman, mais il ne me reconnut pas. Fred, le patron, discutait à voix basse dans un coin de la salle avec un autre client.

J’avais tout le temps et je bus un apéritif. Il était sept heures du soir. Au moment venu, j’ai appelé le barman.

— Dites à Fred que je veux lui parler.

Il m’a jeté un regard surpris, a certainement essayé de reconnaître mon visage. Puis il est allé parlementer avec son patron qui lisait le journal au fond.

Fred m’a regardé, puis j’ai vu que ses yeux se rapetissaient. Lui savait qui j’étais. Il ne m’avait vu qu’une fois, mais c’était suffisant.

— Vous voulez me parler ?

Je l’ai entraîné vers une table.

— Prenez quelque chose.

Pendant un moment, nous avons regardé nos verres. Puis j’ai parlé.

— Je cherche mon amie Brigitte Faure. J’ai de bonnes raisons de croire qu’elle s’est enfuie avec votre ami Henri. Ne croyez pas que c’est pour la reprendre que je veux la rencontrer une dernière fois. J’ai une communication importante à lui faire.

Fred alluma une cigarette. Il me fixait toujours sans ouvrir ses lèvres minces. Dans la lumière des néons, son visage prenait une teinte grise.

— Vous savez fort bien que je suis avec Agathe maintenant. Nous allons nous marier à l’automne. Il y a entre Brigitte et moi une équivoque. Je ne peux pas tout vous expliquer, mais cette fille peut tout compromettre.

— Et vous voulez la menacer ?

Calmement, je m’efforçais de le convaincre.

— Il ne s’agit pas de la menacer. Il suffit d’une phrase…

— Je ne peux rien pour vous.

Je me sentais d’une patience infinie.

— Écoutez, vous êtes l’ami de ma future femme, Agathe.

— Je ne suis pas le vôtre.

— Elle vous a fait une demande semblable. Ne finirez-vous pas par comprendre le prix que nous attachons l’un et l’autre à cette dernière entrevue ?

Je paraissais l’excéder, mais je me suis cramponné. Je ne pouvais rentrer à la maison sans avoir obtenu un résultat.

— Attendez encore. Je viens de Toulouse.

Cette fois, je l’avais accroché.

— Je suis allé chez elle. Depuis hier, elle avait quitté son garni pour aller je ne sais où. Un homme est venu la chercher et vous savez bien que c’est Henri.

— Ce ne sont pas mes affaires. Rejoignez Agathe et ne vous préoccupez plus du sort de cette fille.

La solution lui appartenait, je le savais. Il pouvait me dire où ils se trouvaient et, au nom d’une amitié ou d’une complicité confuses, il refusait de le faire.

J’ai plaidé ma cause avec passion.

— Je ne vous importunerai plus.

— Donnez-moi une lettre, je la lui ferai passer.

C’était vraiment une grande faveur qu’il me faisait là. Il avouait du coup qu’il connaissait leur adresse.

— Je ne peux écrire ce que j’ai à lui dire, C’est un secret entre elle et moi et…

Son expression se faisait goguenarde.

— Vous me prenez pour un ballot ?

Plusieurs personnes, dont deux femmes exubérantes, envahirent le bar et il se leva pour aller vers elles. J’ai commandé un autre apéritif en l’attendant.

Pendant une demi-heure, il est resté avec cette bande joyeuse qui avait commandé des bouteilles de Champagne. Finalement, il est revenu vers moi.

— Écoutez, je vais réfléchir. Je téléphonerai à Agathe.

Il voulait se débarrasser de moi. J’étais las. J’avais moi aussi envie de partir, de retrouver la maison et Agathe. Je me suis levé.

— J’aimerais vous persuader que je ne cherche pas à lui nuire, ni à votre ami.

Il paraissait gêné, n’ayant pas l’habitude d’entendre des propos pareils. Je me comportais comme un idiot avec cet homme louche, mais je m’en fichais éperdument.

— Ou alors, faites une lettre.

— Non, c’est impossible.

Fred ne voulait pas que je règle les apéritifs. Mais j’ai insisté. Il n’y avait plus de train pour Agde mais un car partait une demi-heure plus tard. Je l’ai pris. J’avais demandé à Agathe de ne pas venir m’attendre, ne sachant pas l’heure à laquelle j’arriverais. Pourtant je me suis rendu au café où nous avions l’habitude d’aller. On ne l’avait pas vue. J’en ai éprouvé une grande déception. J’ai pris un taxi.

Quand je suis rentré dans la salle, Paul servait des clients au bar. Il m’a regardé venir et j’ai cru qu’il allait pleurer comme un gosse. Ses yeux s’emplissaient d’une déception enfantine.

Lâchant tout, il est venu à moi.

— Vous ne l’avez pas ramenée ?

— Je ne l’ai même pas trouvée.

Son souffle rauque se coupa en brefs sanglots qui ne voulaient pas sortir de sa gorge.

— Vous mentez, vous mentez ! chuchota-t-il.

Le plantant là, je suis allé au bureau. Elle s’y trouvait. Son visage était fatigué et ses yeux cernés.

— Jamais plus, jamais plus tu ne repartiras. Promets-le-moi.

— Je ne l’ai pas trouvée.

— Et puis ? Est-ce que ça changera quelque chose ?

Comme je la regardais avec surprise, elle détourna la tête.

— Que veux-tu dire ?

— Ne parlons plus d’elle.

— Je suis allé voir Fred au Majorque.

Le visage entre ses mains, elle me regardait.

— Il m’a proposé de lui faire suivre une lettre. Elle est partie avec Henri. Je suppose qu’elle l’avait fui et qu’il l’a retrouvée hier matin. Elle ne lui échappera plus. Il va essayer de l’envoyer en Afrique ou en Amérique du Sud.

— C’est de ce qu’elle va devenir que tu t’inquiètes ?

— Non. Puisque Fred m’a proposé ça, c’est qu’il sait où elle se trouve. Il reste peut-être une chance pour que je lui parle.

— Tu veux que je lui téléphone ?

— Oui.

C’est ce qu’elle a fait tout de suite et j’ai pris l’écouteur. Mais Fred s’est montré intraitable.

— J’ai dit à votre mari que c’était inutile d’insister.

— Mais pour moi, Fred… Vous…

Il a raccroché.

— Tu vois, il s’agit certainement d’un trafic. Il ne veut pas risquer une imprudence.

Une des serveuses est venue frapper.

— Madame, on demande des chambres.

— J’y vais.

Je suis allé au bar prendre un apéritif. J’avais un peu trop bu dans la journée. Paul avait une tête de déterré.

— Je crois que vous pouvez faire votre deuil de la fille et de votre argent, lui ai-je dit méchamment.

J’éprouvais le besoin de passer ma colère sur quelqu’un, et il tombait bien avec son air de voyou sournois.

— Pourquoi me demande-t-elle de me faire rembourser par vous, alors ? a-t-il répondu, presque menaçant.

— Elle se fait des illusions. Elle s’imaginait pouvoir nous soutirer de l’argent toute la vie, mais c’est fini.

Je n’aurais pas dû l’exciter de la sorte. Je croyais que son désir de rester en place l’emportait sur ses préoccupations amoureuses et financières. Je ne savais pas que c’était un être complexe qui ne pouvait supporter d’avoir été grugé.

Agathe étant occupée, je suis allé prendre mon repas à la cuisine puis je suis rentré à la villa. J’ai allumé un grand feu de souches dans la cheminée. Il faisait chaud pourtant, mais c’était pour la seule satisfaction de voir les flammes.

Elle est venue à onze heures.

— Paul était dans un tel état que j’ai dû l’envoyer au lit. Il a répondu presque grossièrement à un client et s’est disputé avec une serveuse. Tu crois qu’il a bu ?

— Non, c’est à cause de Brigitte. L’imbécile croyait que j’allais la lui ramener.

Agathe s’est assise à côté de moi.

— Je suis fatiguée. J’ai l’impression que j’ai vieilli aujourd’hui.

Je l’ai prise dans mes bras.

— Nous allons nous coucher.

— Restons là un moment, je suis bien.

Nous nous sommes endormis et c’est le froid qui m’a réveillé. Le feu était mort. J’ai pris Agathe dans mes bras et je l’ai déshabillée sans qu’elle se réveille.

Je n’ai pas pu me rendormir.

Cette nouvelle femme qui s’appelait Brigitte m’inquiétait. Je songeais à l’autre, mais sans aucun regret, sans aucune mélancolie. La tiédeur d’Agathe m’envahissait, m’engourdissait le corps tandis que mon esprit luttait. J’avais glissé mon bras sous son cou et elle reposait dans le creux de mon épaule. Il me semblait que rien ne pourrait jamais nous séparer.

Mais la pensée de Brigitte m’obsédait. Je regrettais qu’elle ne soit pas morte la fameuse nuit où on l’avait découverte ivre et malade. Je répugnais à l’idée qu’elle avait été ma complice, qu’elle m’avait aidé en quelque sorte à escroquer cette femme que, maintenant, je tenais dans mes bras. Je la haïssais d’avoir pris à son compte ce chantage ignoble, d’en avoir usé pour satisfaire son vice d’alcoolique.

La nuit donnait à tous ces songes éveillés un relief inquiétant. Et je ne pouvais me débarrasser d’eux.

J’ai profité d’un changement de position de ma maîtresse pour me lever. Je suis allé boire un verre d’eau dans la cuisine. J’ai découvert que la villa était morte depuis que nous avions réouvert l’hôtel. La cuisine luisait de propreté, sans odeur, sans signe de vie.

Poussé par une morbide impression, je me suis rendu dans la chambre où Barnier était mort. Je n’y étais jamais rentré depuis.

Le lit n’était pas fait. Je me suis penché vers ce matelas nu comme pour y retrouver l’odeur de la mort, cette odeur que Barnier dégageait même de son vivant.

La panique m’a pris et la chambre m’a paru terrifiante. J’ai essayé de lutter. J’ai eu l’impression de crier mais mes lèvres étaient closes.

Comme un fou, je suis revenu me terrer dans la chaleur d’Agathe, de la femme du mort. Je l’ai prise dans mes bras et elle a gémi de contentement.

Pourtant, ce n’était pas un vol que je faisais. Elle m’appartenait. Je n’avais rien fait pour la prendre à Barnier.

Rien.

Et c’était ce que j’aurais voulu crier à Brigitte si je l’avais retrouvée.

Je lui aurai expliqué que je n’avais jamais empoisonné Barnier et que tout ce que j’avais raconté, cette menace que j’avais fait peser sur Agathe n’avaient été que d’habiles mensonges, prenant base sur sa réputation et sur les racontars.

Et c’est pourquoi je souffrais comme un damné de ne pas l’avoir retrouvée.

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