CHAPITRE XII

Je revins dans la salle de séjour. Enroulée dans sa robe de chambre, Agathe fixait les flammes. Son visage était tranquille.

Sans me regarder, elle parla :

— Je vais regretter nos soirées auprès de ce feu. Pour la première fois, je vais maudire l’été.

Puis elle se tourna vers moi et tout de suite devina que je n’étais plus le même. Une panique affreuse s’empara d’elle et, comme pour y échapper, elle ferma les yeux.

— Jean-Marc ?…

— Où est-elle ?

Elle sursauta :

— Ne parle plus d’elle. Nous avions passé un accord tacite et tu viens de le rompre. Pourquoi faut-il que tu penses sans cesse à elle, que tu te préoccupes de cette demi-folle ?

Je lui tendis la lettre de Santy. Elle dut la lire à plusieurs reprises avant de la laisser tomber à côté d’elle. Je l’ai ramassée et l’ai glissée dans l’enveloppe.

— Tu es persuadé qu’elle n’est pas repartie ?

— Quand elle est venue ici, c’était sans doute avec l’intention d’y passer un certain temps. Le médecin de l’hôpital lui avait conseillé de prendre du repos, d’observer une convalescence prudente. Brigitte avait trop peur de la maladie et de la mort pour désobéir.

— Et je m’en suis débarrassée le jour-même ? Je l’ai tuée ? Je l’ai découpée en morceaux et l’ai enterrée quelque part, dans la cave de la villa ou dans celle de l’hôtel ?

Aurait-elle pu plaisanter ainsi si vraiment elle l’avait fait ? Je ne savais plus. Je me suis assis à côté d’elle. J’avais toujours la lettre à la main.

— Je ne l’ai pas laissée parler. Avant toute chose, je lui ai demandé combien elle voulait. Finalement, c’est elle qui a proposé le chiffre de cent mille francs.

— Ne t’a-t-elle expliqué qu’elle voulait rester ici ?

— Je ne lui en ai pas laissé le temps. Tu sais qu’elle a toujours eu peur de moi ? Même lorsque nous sortions ensemble et qu’elle pouvait se considérer comme mon amie.

— Et tu l’as raccompagnée à Sète ?

— Il n’y avait pas de car avant le soir. Je voulais me débarrasser d’elle. J’avais peur que tu arrives et que vous repartiez ensemble.

— Vous n’avez pas parlé de moi ?

Agathe glissa sa tête sur mon épaule.

— Si, elle m’a dit que vous vous étiez séparés et que tu étais resté à Cannes. J’ai essayé d’obtenir ton adresse, mais elle a refusé de me la donner.

Brusquement, je l’ai renversée sur le sol et je me suis penché sur elle.

— Jure-moi que c’est la vérité.

— Je te le jure.

Pourtant, il y avait la lettre de Santy. Je connaissais trop Brigitte pour ne pas imaginer que son premier souci aurait été de donner sa nouvelle adresse à son imprésario.

Je l’expliquai à Agathe.

— Peut-être n’a-t-elle pas complètement dépensé les cent mille francs.

Je pris le visage de la jeune femme entre mes mains. Je l’aimais follement. Je l’aime toujours.

— Ce n’est pas pour elle, Agathe, que je m’inquiétais. C’était pour toi. J’ai craint que, par ma faute, tu n’aies été conduite à commettre un crime.

— Et puis ? Je ne l’aurais jamais tuée pour me débarrasser de la menace qu’elle faisait peser sur moi. Je l’aurais tuée, oui, pour que tu restes seul. Mais quand elle m’a dit que vous vous étiez séparés et qu’elle ne voulait plus te revoir, j’étais folle de joie. Immédiatement je n’ai eu qu’une pensée, la reconduire à Sète pour qu’elle disparaisse à jamais.

C’était la vérité qu’elle clamait et je buvais à cette source avec délices.

— Elle reviendra à la charge.

— Qu’importe ! me dit-elle avec véhémence. Je lui donnerai de l’argent. Tout celui qu’elle voudra. À une condition, qu’elle reste au loin.

Pour la première fois j’ai parlé. Je venais de retrouver cette euphorie que la lettre de Santy avait dissipée pour quelques instants.

— Elle ne pourra plus nous importuner.

— Pourquoi ?

— Je peux l’en empêcher.

Agathe m’a lancé un regard inquiet.

— Que feras-tu ?

— Rien. Il suffira que je lui parle.

— Tu la menaceras ?

— En quelque sorte, oui.

— Tu disposes d’un moyen de pression quelconque sur elle ?

Devant mon mutisme, elle n’essaya pas d’en apprendre plus. Chez moi, la méfiance venait de se réveiller brusquement, comme une bête à l’agonie qui a un dernier sursaut. J’aurais voulu la tuer définitivement, mais j’éprouvais une sorte de volupté à la conserver en veilleuse, volupté qui donnait à celle de l’amour une plus grande valeur.

J’étais quand même certain que Brigitte n’était pas morte et qu’elle vivait loin de nous, continuant son étrange descente aux enfers, sa lente auto-destruction. Un jour, elle reviendrait et ce serait la fin pour elle. De ma propre bouche, elle apprendrait la vanité de ses menaces. Agathe et moi serions délivrés d’elle à jamais.

Le lendemain, Paul et Corcel arrivèrent les premiers, suivis des serveuses. La fièvre de cette journée nous emporta tous, nous lia d’une amitié factice et joyeuse.

Le jour de l’ouverture, nous eûmes quatre clients, et Agathe était folle de joie en pensant que le soir nous pourrions profiter largement du feu de souches dans la cheminée de la villa. Mais les jours suivants, le rythme habituel revint vite et les chambres s’occupèrent peu à peu.

Il y avait plus de trois semaines que j’étais là et nous n’avions pas de nouvelles de Brigitte. J’avais recollé l’enveloppe de Santy, et je l’avais retournée à l’expéditeur. Nous n’y pensions même plus. Nous vivions pleinement avec notre travail et notre amour.

Le premier dimanche où je me remis au piano en compagnie des musiciens habituels fut un succès d’affluence. La soirée était si tiède qu’on dansait sur la terrasse. Sous un prétexte ou non Agathe venait jusqu’à moi. Elle restait auprès du piano, me murmurant des folies ou observant un silence où j’avais l’impression de me lover à mon tour. Les sons de mon instrument et ceux des autres musiciens participaient à une fête à laquelle nous n’assistions pas.

Rapidement, j’ai compris que les gens, notre personnel, nous haïssaient pour cet amour trop éclatant, trop somptueux pour leur routine besogneuse.

Je surpris des réflexions. Sournoisement, on me demandait des nouvelles de Brigitte. Ou bien alors on parlait ouvertement devant nous de la jolie strip-teaseuse de l’année dernière. Il y avait un lent complot de médisances et de jalousies qui essayait de nous engluer. Nous nous en dégagions avec une énergie impitoyable qui achevait de rendre les autres méchants à notre égard.

Bêtement, on appelait Agathe la Veuve joyeuse et moi le gigolo. Les musiciens par exemple m’ignoraient. J’avais des envies féroces de les ficher à la porte, mais j’arrivais à me maîtriser.

Agathe ignorait le complot. Quand je réagissais avec vigueur, elle paraissait surprise.

— Ils ne sont pas aussi méchants que tu le crois. Un peu ironiques parce que mon mari est mort depuis moins d’un an et que Brigitte n’est plus là, mais c’est tout.

Cette confiance de femme heureuse essayant d’imposer son amour par la sérénité me troublait, m’émouvait encore. Je la trouvais fragile, sans défense, depuis que je faisais aussi étroitement partie de sa vie. Madame Agathe avait disparu, ne me laissant que ce prénom que je trouvais d’une douceur sensuelle.

— Si tu veux, nous vendrons tout et nous irons vivre ailleurs.

Mais je voulais lutter. Notre amour devait détruire sur place ses origines malsaines. Il fallait anéantir le souvenir de ce que j’avais fait.

Lentement, nous nous enfoncions dans la saison chaude, dans le travail. Nous ne pouvions passer nos soirées auprès du feu et la cheminée était vide, les briques bien nettoyées. J’avais parfois une impression de froid quand je pénétrais dans le living.

Nous ne sortions plus ensemble. Pendant qu’elle faisait les courses avec la fourgonnette, je surveillais le personnel, ou vice-versa.

Je finis par remarquer les longues absences de ma maîtresse. Notamment quand elle se rendait à Béziers. J’ai commencé par m’en inquiéter.

J’ai hésité avant d’emprunter la deux-chevaux de Corcel.

Ce jour-là, un mardi, Agathe avait quitté l’établissement depuis une demi-heure. Il était neuf heures. Sans plus attendre, je me suis rendu à la cuisine. Corcel préparait ses casseroles pour le repas.

— Mme Agathe a oublié une commission et je voudrais bien qu’elle la rapporte. C’est assez urgent. Pouvez-vous me louer votre voiture ?

Le petit air ironique du cuisinier ne m’a pas échappé. Mais j’étais décidé à ne pas m’en préoccuper.

— Toujours au même tarif, ai-je spécifié.

— Oh, patron, payez-moi l’essence simplement et ça ira bien ainsi ! répondit-il goguenard.

Une demi-heure plus tard, j’étais en vue de Béziers, et tout de suite je me suis dirigé vers le Majorque. J’ai laissé ma voiture à quelque distance.

La 403 était invisible. Pris de remords, je me suis rendu chez un grossiste où nous nous approvisionnions.

L’employé m’a reconnu.

— Mme Barnier a oublié quelque chose ?

— Oui, ai-je fait au hasard, des conserves de petits pois.

Il m’a regardé avec stupéfaction.

— Elle en a pris deux caisses.

— Donnez-m’en une de plus. Nous avons plusieurs banquets en prévision.

Ma caisse dans la voiture, je filai ailleurs. Agathe avait fait toutes ses courses. Furieux contre moi-même, je me rendis encore au Majorque. Cette fois, la fourgonnette était bien dans la petite rue. Je suis passé sans m’arrêter et suis allé garer la petite voiture sur une place.

Comme je revenais rapidement vers le bar le long du trottoir, j’ai vu Agathe qui sortait. J’ai hésité et, au moment où elle s’installait au volant de la 403, je me suis penché par la portière.

— Toi ? m’a-t-elle simplement dit.

Mais elle était triste. J’avais envie de la gifler et de lui faire du mal.

— Que faisais-tu là ?

— Veux-tu que nous allions prendre quelque chose sur les Allées ? Je meurs de soif.

— Parce que tu n’as pas consommé à l’intérieur ! ai-je ricané.

— Je t’attends au Glacier.

Quand j’arrivai, elle fumait une cigarette à la terrasse. Je me suis laissé tomber dans le fauteuil voisin avec lassitude.

— Tu m’as suivie ?

— Pourquoi vas-tu au Majorque chaque fois que tu viens à Béziers ?

Le garçon lui a permis de ne pas répondre. Nous sommes restés silencieux jusqu’à ce que nos deux apéritifs soient devant nous.

— Alors ?

— Je viens demander des nouvelles d’Henri.

— Il n’est plus à Béziers ?

— Non. Fred refuse de répondre, mais j’espère le lasser à la longue.

— Que lui veux-tu ?

Elle souriait avec tristesse. J’ai eu l’impression que brusquement nous nous trouvions en automne et que nous allions être séparés. J’ai pris sa main.

— Pardonne-moi.

— Henri a quitté la ville. Je suppose qu’il se trouve à Toulouse ou à Bordeaux.

— Et puis ?

— Elle est peut-être avec lui.

Voilà, c’est elle qu’elle cherchait.

— Tu n’es pas certain qu’elle est en vie. Tu as toujours un doute. J’essaye de le faire disparaître. Je n’aurais pas dû me montrer cachottière, mais j’hésitais à te parler de ces choses que nous avons enterrées si profondément au fond de nous-mêmes. Pourtant, je suis contente que tu sois venu.

— Tu m’en veux ?

— Mais non. Je regrette de ne pas savoir si elle est avec lui.

J’ai vidé mon verre, allumé une cigarette.

— Cette femme qui travaillait pour lui ?

— Disparue elle aussi.

— Je vais allez voir Fred. Il faudra bien qu’il parle.

— Non, La brutalité n’y ferait rien. Il faut que j’y arrive par la persuasion. Fred est un vieil ami.

— Vraiment ?

Mon ton ironique l’a vexée, pour la première fois depuis mon retour.

— Oui, un ami, malgré son métier. Quand il comprendra que c’est mon bonheur qui est en jeu, peut-être se laissera-t-il fléchir à la longue.

— Il te faudra y mettre le prix.

Tranquillement, elle m’a regardé.

— Il a été mon amant. Il sait maintenant que ce genre de paiement n’est plus possible entre nous.

— Et tu joues la carte sentimentale ?

— Peut-être je deviens idiote en étant amoureuse.

J’ai payé le garçon. Nous nous sommes levés et avons fait quelques pas dans les Allées.

— Je ne veux plus que tu reviennes.

— Oui.

Cette soumission m’étonnait encore.

— Je ne veux plus que tu revoies Fred. Je suis persuadé qu’elle est en vie.

— Un jour, elle confiera à Henri ce que tu lui as appris.

J’ai haussé les épaules.

— Et alors ?

— Tu n’as pas peur ?

— Non, je t’ai dit une fois que je pouvais L’empêcher de parler. Tranquillise-toi.

Mais elle marchait, le regard fixe. J’ai failli tout lui expliquer sur-le-champ, au milieu de cette foule qui passait à nos côtés avec nonchalance.

— Il n’est pas besoin de te tracasser. Le jour où elle en aura assez de la vie qu’Henri doit lui faire mener, elle reviendra.

— Il y aura toujours cette menace. Aujourd’hui, je regrette de pas l’avoir fait.

Je ne lui demandai pas quoi. Je comprenais parfaitement. Elle ne pouvait savoir quelle avait été sa chance, notre chance.

— Nous allons rentrer. Il faut que Corcel voie que nous sommes ensemble.

— Bien.

Ensemble nous sommes arrivés et le cuisinier faisait une drôle de tête en nous voyant transporter les achats à la réserve. Il avait dû s’imaginer que nous étions en désaccord.

L’après-midi, profitant d’une heure de répit, nous sommes allés nous baigner. La plage nous appartenait.

— Vendons et partons, me dit encore Agathe.

Cette fois, je ne répondis pas.

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