Entre la veille de Noël et le premier janvier, chaque année, Agathe organisait une série de réveillons qui avaient beaucoup de succès dans la région. Les chambres étaient retenues à l’avance et l’établissement, pendant quelques jours, fonctionnait à plein rendement avant la fermeture de janvier et février.
Pour l’occasion, elle engageait le petit ensemble de l’été renforcé d’un saxophone. J’étais d’accord pour me mettre au piano.
Le premier incident fut provoqué par Brigitte. À quelques jours de là, elle m’annonça qu’elle chanterait. Je n’y voyais aucun inconvénient.
— Je pourrais aussi faire un ou deux numéros de strip. Je sais que cela ferait plaisir à Agathe.
J’ai bondi.
— Je te le défends !
Tout de suite elle s’est rebiffée.
— De quel droit ? Agathe fait beaucoup de choses pour nous et c’est une façon de lui montrer que nous ne sommes pas des ingrats.
— En te foutant à poil ! ai-je ricané. Drôle de façon en effet.
Sèchement, elle m’a demandé.
— Tu ne veux pas ?
— Non.
— Eh bien, n’en parlons plus.
Je ne la reconnaissais pas. J’aurais dû la prendre dans mes bras, lui demander pour quoi elle avait changé. Mais mon amour-propre s’y opposa. J’aurais dû même boucler les valises, la prendre par le bras et foutre le camp. Ce n’était pas l’envie qui m’en manquait, mais j’imaginais le triomphe d’Agathe Barnier.
Le premier réveillon fut celui du vingt-quatre décembre évidemment. À partir de neuf heures du soir, la salle était pleine et l’atmosphère s’échauffa vite. À minuit, il régnait une folle ambiance. Des flots de serpentins coulaient des lumières et, tout autour de l’orchestre, formaient une tonnelle au milieu de laquelle nous nous trouvions. Nous jouions sans arrêt et la sueur coulait de nos fronts. Nous étions en chemise blanche.
De temps en temps, Brigitte venait brailler une chanson entraînante que toute la salle reprenait en hurlant. Puis elle disparaissait dans le fond, et je supposais qu’elle aidait Agathe à la cuisine. Les trois serveuses habituelles étaient mobilisées, de même que Paul le barman. De son bar, il m’adressait de brefs regards scrutateurs et ce type commençait à me taper sur les nerfs.
Toutes les heures, il nous apportait de quoi nous rafraîchir, surtout de la bière ou des jus de fruits. À minuit, il se faufila jusqu’à moi.
— Ça va ?
— Bien, fis-je sèchement.
— J’ai vu que votre amie était en pleine forme.
— Comment le savez-vous ? Elle ne fait pas de strip-tease ce soir.
Il a mis du temps pour comprendre ma lourde plaisanterie, puis s’est esclaffé.
— Oui, bien sûr, elle est trop occupée. Tout de suite, je n’ai pas fait attention à ces paroles. Je la savais avec Agathe. Il devait y avoir beaucoup de travail à la cuisine. Puisque que ça lui faisait plaisir de se rendre utile, je la laissais faire.
À partir de minuit, on commença de servir à manger. Un peu de calme s’établit, mais il ne dura guère. Les gens avaient déjà trop bu pour rester tranquilles. Une des serveuses, nous apporta des sandwiches. Cette fille m’avait toujours fait comprendre qu’elle me trouvait à son goût. Nous avons bavardé amicalement pendant un court entracte.
— Nous sommes bons pour sept heures du matin, soupirait-elle en s’appuyant contre moi, pour lire la partition posée devant mes yeux.
— Un tango. J’aimerais bien le danser avec vous.
— Chiche que je viens vous inviter tout à l’heure ?
Ses yeux brillèrent, mais ses lèvres firent la moue.
— Mme Agathe serait capable de venir nous séparer en pleine danse. Vous parlez d’un scandale, ses deux employés dansant au lieu de travailler.
— Minute, mon amie est en train de l’aider, et à l’œil encore !
— Ah oui ?
Sur ce, elle m’a regardé curieusement puis a filé. Juste à ce moment-là, ce fut la reprise. Mais je jouais distraitement et l’accordéoniste me lança un coup de sifflet discret.
— Ça ne va pas ?
— Si. Excuse-moi.
Que voulaient-ils dire tous ? Paul, puis cette fille ? C’était tout de même étrange. J’aurais voulu en avoir le cœur net, mais il m’était difficile de quitter ma place.
À plusieurs reprises, j’ai essayé d’attirer l’attention de Paulette, mais elle ne me voyait pas ou faisait semblant. Les autres musiciens se rendaient compte qu’il se passait quelque chose et paraissaient ennuyés.
Agathe était presque invisible. Elle se confinait dans la cuisine. C’était assez curieux. D’ordinaire, elle aimait aller de table en table, quêter une approbation, écouter une réclamation, sourire avec les hommes, affronter le regard des femmes.
Je n’y tins plus.
— Je reviens.
Les autres ont paru soulagés. J’ai enfilé ma veste. Il était inutile de vouloir rejoindre la cuisine par la salle. Les tables avançaient jusqu’au milieu et les serveuses avaient du mal à faire leur travail.
Je suis sorti par la terrasse et j’ai contourné l’établissement pour pénétrer par la petite porte. Il faisait dans la cuisine une chaleur atroce. Corcel travaillait torse nu devant ses fourneaux, et la grosse femme qui l’aidait n’avait qu’un tablier crasseux sur le corps. Corcel m’a jeté un regard sombre.
— Bon sang, on va crever !
— Vous n’avez pas vu mon amie ?
— Elle doit aider la patronne.
— Mais où ?
— Je n’en sais rien.
Il s’est versé un verre de blanc et l’a bu d’un trait. La grosse femme est venue s’en remplir un elle aussi.
— Allez-y, si vous en avez envie.
— Écoutez, Corcel, il faut que je voie mon amie immédiatement. Vous ne savez pas où je pourrais la trouver ?
Il a haussé les épaules et a ouvert son four où cuisaient des dindes. J’ai compris que je n’en tirerais rien. Mais son attitude m’énerva.
Dehors, la nuit était tiède. J’ai fumé une cigarette et soudain j’ai eu l’idée d’aller au garage de la villa. Les portes étaient ouvertes. La fourgonnette n’était pas là. Cela me rassura en partie. Agathe était peut-être allée faire des achats en pleine nuit. C’était assez surprenant, mais possible.
Quand Corcel m’a vu réapparaître, il n’a pas caché son mécontentement.
— C’est pas le soir à venir nous déranger, monsieur Sauvel. Ne vous fâchez pas, mais voyez le travail que nous avons…
— Une question seulement. Mme Agathe n’est-elle pas allée faire des achats ?
— C’est possible. Peut-être chercher du Champagne chez un collègue hôtelier à Sète ou à Agde.
Je ne pouvais quand même pas laisser tomber mes musiciens. Quand je suis revenu, ils n’ont rien dit, mais m’ont fait comprendre que mon absence avait été trop longue.
Paulette est venue nous porter des sandwiches à la dinde. Elle a essayé de s’esquiver mais je lui ai pris le bras.
— Où est la patronne ?
— Elle est partie en bagnole.
— Où ça ?
— Chercher du Champagne. Il en manquait. Elle a pris votre amie avec elle. Elles ne vont pas tarder.
Puis elle a filé comme si elle ne tenait pas à poursuivre la conversation. C’était de plus en plus insoutenable. Juste à ce moment-là, une serveuse arriva avec un seau de glace d’où émergeait un goulot doré Comme elle regardait dans ma direction, je lui ai fait un signe.
Quand elle a eu posé le seau sur une table, elle est venue à moi. C’était une brave fille sans malice.
— Il y a encore du Champagne à la cuisine ?
Elle s’est mise à rire.
— Vous pensez bien que oui. Plusieurs dizaines de bouteilles encore. Madame a commandé de la glace, car le frigo aurait été insuffisant, et on a mis les bouteilles dans de grandes bassines.
— Vous ne savez pas où se trouve la patronne ?
— Non. Il y a une heure qu’elle est absente. Avec Mlle Brigitte.
— Vous ne les avez pas vues partir ?
— Non. Peut-être qu’elles sont dans le bureau de Madame. Mais je n’en sais rien.
J’ai repris mon piano. Mais ma façon de jouer surprit mes camarades. L’accordéoniste se tourna vers moi.
— Écoute, si ça ne va pas, prends un moment mais ne massacre pas les airs.
— Bon, ça va !
Sa proposition m’arrangeait, mais j’ai fait semblant d’être vexé. Je me suis retrouvé au-dehors où la rumeur du réveillon formait un fond sonore déplaisant. Il faisait très doux, au point que des couples se promenaient ou s’enlaçaient contre les piliers de la terrasse.
J’échafaudais mille hypothèses. Je pensais qu’Agathe avait emmené Brigitte à Béziers, au Majorque, et que mon amie se trouvait dans les bras d’Henri. J’avais envie d’emprunter la voiture de Corcel, mais il aurait fallu que j’aille le déranger une fois encore et je n’en avais pas le courage. J’étais désespéré. J’avais peur de ne pas revoir Brigitte, j’étais furieux à l’idée qu’elle pourrait me tromper.
Sans savoir pourquoi, j’ai marché jusqu’au bord de la mer. Elle clapotait. Il n’y avait pas de vent, et jamais on ne se serait cru en pleine nuit de Noël. La température, l’ambiance braillarde du réveillon n’avaient rien à voir avec cette fête religieuse et familiale. Depuis des années, Noël était pour moi une occasion de gagner de l’argent. C’était la nuit de fatigue, de musique, et pour finir souvent une cause de saoulographie.
Deux ans plus tôt, lors du fameux hiver où nous avions crevé de faim, nous avions passé Noël au cinéma avec Brigitte. Ni l’un ni l’autre n’avions pu avoir un engagement. Après le film nous étions allés prendre un chocolat dans un bar voisin de notre chambre, tout en évitant de regarder les piles de croissants et de petits pains au lait, les choucroutes fumantes.
En rentrant dans notre chambre glacée, Brigitte avait eu un accès de cafard. Elle m’avait reproché de ne pas l’avoir accompagnée à la messe de minuit. Excédé, je l’avais quittée puis, trouvant une épicerie ouverte, j’avais acheté une bouteille de rhum. Nous l’avions bue misérablement et l’alcool avait fini par tout transfigurer.
Je suis bien resté une demi-heure au bord de la mer. On n’entendait ni la musique ni le brouhaha de la fête. Tout était tranquille. Un couple est venu s’allonger à quelques mètres de moi. J’ai eu envie d’aller voir si ce n’était pas Brigitte avec un homme.
Tout autour de l’hôtel, il y avait bien une centaine de voitures. Machinalement, je les ai examinées. Dans un coin sombre, j’ai découvert une D.S. corail à toit ivoire.
Fou de colère, j’ai foncé vers la villa d’Agathe. Le garage était toujours vide. Mais j’ai trouvé la fourgonnette cachée dans le jardin. Les garces avaient voulu me faire croire qu’elles partaient faire des courses, alors qu’elles se trouvaient quelque part dans l’établissement avec les deux maquereaux.
Tout d’abord, je me suis rendu dans notre chambre, mais elle était vide. Je suis redescendu à toute vitesse. La petite porte de la cuisine était fermée à clef. Corcel avait dû prévoir mon retour.
Je cognai à tour de bras et tapai des pieds. Finalement, il vint m’ouvrir.
— Vous êtes cinglé ou quoi ? Allez cuver ailleurs.
Je le bousculai et me dirigeai vers le corridor où donnait la porte du bureau de la patronne. Je m’attendais à la trouver fermée. Quelle ne fut pas ma surprise de l’ouvrir facilement et de trouver Agathe assise à son bureau, en train de fumer une cigarette.
— Tiens, Jean-Marc !
D’un coup sec, j’ai poussé la porte.
— Où est Brigitte ?
— Brigitte ? Je ne sais pas.
J’ai tourné le verrou et je me suis approché d’elle. Elle haussait les épaules.
— Vous ne m’avez pas chargée de veiller sur elle.
— Elle est avec Henri ?
Son expression se fit railleuse :
— Oh, vous êtes bien renseigné ! Vous connaissez Henri ?
— Je connais un souteneur de ce nom, en effet. Et je connais une entremetteuse, vous, qui a poussé mon amie vers ce sale individu.
— Que de grands mots ! Comment savez-vous qu’il est ici ?
— J’ai reconnu sa voiture. Où sont-ils ?
— Il n’y a pas un quart d’heure, ils étaient encore là.
— Vous vous foutez de moi ? Depuis plus d’une heure que vous avez disparu avec elle.
Écrasant sa cigarette, elle m’a regardé d’un air excédé.
— Nous manquions de Champagne et nous sommes allées en chercher. Pour ne pas me laisser rouler seule la nuit, elle m’a accompagnée, c’est tout.
— Vous mentez. Il y a encore des dizaines de bouteilles dans la glace. Vous aviez passé la consigne à Corcel et à Paulette, mais une autre serveuse m’a renseigné.
Elle ne niait pas.
— Vous avez trouvé ça tout seul, comme un grand ?
Elle s’est levée et s’est approchée de moi.
— Pourquoi vous en faire au sujet de cette fille ? Vous croyez qu’elle en vaut la peine ?
Sa main s’est posée sur mon bras. D’une tape, je lui ai fait lâcher prise.
— Amoureux ? Vraiment ? Comme c’est drôle !
— Vous ne l’êtes pas, vous ! ai-je lancé.
— Je ne savais pas que vous teniez autant à elle. C’est vraiment dommage. Notre complicité aurait pu aller plus loin.
Elle s’était encore rapprochée de moi, nos corps se frôlaient.
— Imbécile ! a-t-elle dit d’une voix rauque. Tu ne vas pas rester avec cette petite grue qui ne cherche que le moyen de te tromper ? Tu mérites mieux. Après ce que tu as fait, tu mérites beaucoup mieux.
— Brigitte ?
— Si tu le veux, elle va partir et nous resterons tous les deux seuls. Depuis la mort de mon mari, je n’ai pas eu envie d’un seul homme. Maintenant, je sais pourquoi. C’est toi qu’il me faut.
Elle m’a secoué par le bras.
— Tu m’écoutes, dis ?
— Où est Brigitte ? ai-je hurlé.
Ses lèvres ont exprimé un grand dégoût. Elle aussi m’écœurait en ce moment.
— Pauvre idiot ! Tu veux savoir ? Elle se trouve dans la villa, Avec Henri, oui. Depuis une bonne heure.
J’ai pivoté vers la porte.
— N’y va pas.
Elle s’est raccrochée à mon bras avec une force insoupçonnable.
— C’est un type dangereux. Il est toujours armé.
— Laisse-moi.
— Il a un pistolet sur lui. Il va te descendre. Attends.
Je ne l’avais jamais vue dans cet état. Elle ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un petit automatique 6,35.
— Prends-le… Je t’en supplie.
Je la haïssais. Mais j’ai cru qu’elle m’aimait. Ma fatuité aidant, je pris l’arme, la glissai dans ma poche.