7.

Ce fut ainsi qu'à quelques mois de ma vingtième année je reçus et acceptai une proposition consistant à écrire des romans vendus une peseta sous le pseudonyme d'Ignatius B. Samson. Le contrat stipulait que je remettrais chaque mois deux cents pages de manuscrit dactylographié traitant d'intrigues, assassinats dans la haute société, horreurs indicibles dans les bas-fonds, amours illicites entre riches bourgeois cruels et sans pitié et demoiselles aux désirs inavouables, en bref toutes sortes d'inextricables sagas familiales sur fond d'eaux troubles plus opaques que celles du port. La série, que je décidai d'intituler La Ville des maudits, paraîtrait à raison d'un volume par mois, cartonné sous une couverture illustrée aux couleurs agressives. En échange, je recevrais plus d'argent que je n'avais jamais pensé gagner par des travaux aussi respectables, et je n'aurais d'autre censure que celle qu'imposerait l'intérêt des lecteurs que je saurais conquérir. Les termes de la proposition m'obligeaient à écrire sous un pseudonyme extravagant, mais, vu les circonstances, le prix à payer me parut bien faible en échange de la possibilité de gagner ma vie avec le métier que j'avais toujours rêvé d'exercer. Je renoncerais à la vanité de voir mon nom imprimé sur mon œuvre, mais pas à moi-même ni à ce que j'étais.

Mes éditeurs étaient deux personnages pittoresques répondant aux noms de Barrido et Escobillas. Barrido, petit, trapu, arborant toujours un sourire huileux et sibyllin, était le cerveau de l'opération. Il venait de l'industrie du saucisson et, bien qu'il n'eût pas lu plus de trois livres dans sa vie, catéchisme et annuaire du téléphone compris, il faisait preuve d'une audace remarquable pour accommoder les livres de comptabilité, qu'il falsifiait à l'usage de ses actionnaires avec un art de la fiction qu'auraient bien voulu égaler les auteurs que la maison, comme me l'avait prédit Vidal, escroquait et finissait par abandonner dans le ruisseau quand les vents devenaient contraires, ce qui, tôt ou tard, ne manquait jamais d'arriver.

Le rôle d'Escobillas était complémentaire. Grand, sec et l'allure vaguement menaçante, il s'était formé dans le commerce des pompes funèbres, et sous l'abondante eau de Cologne dont il s'aspergeait filtrait un vague relent de formol qui vous donnait la chair de poule. Son travail consistait pour l'essentiel à jouer le contremaître sinistre, fouet en main et toujours prêt à accomplir la sale besogne pour laquelle Barrido, d'un tempérament plus accommodant et d'une constitution moins athlétique, présentait moins d'aptitudes. Le ménage à trois était complété par Herminia, leur secrétaire de direction qui les suivait partout comme un chien fidèle et que tout le monde surnommait la Poison, car malgré son aspect de sainte-nitouche, elle était plus redoutable qu'un serpent à sonnette en rut.

Tout en sacrifiant aux devoirs de la politesse, j'essayais de les voir le moins possible. Notre relation était strictement mercantile, et aucune des deux parties ne montrait un réel désir d'aller au-delà des clauses du contrat. Je m'étais mis en tête de profiter de cette occasion pour travailler de toutes mes forces et démontrer ainsi à Vidal et à moi-même que je me battais pour mériter son aide et sa confiance. Ayant désormais dans les mains un peu d'argent frais, je décidai de quitter la pension de Mme Carmen pour chercher d'autres horizons plus amènes. Depuis quelque temps, je guignais une demeure imposante au 30 de la rue Flassaders, à un jet de pierre du Paseo del Born, devant laquelle j'étais passé des années au cours de mes allers-retours quotidiens entre la pension et le journal. La maison, couronnée par une tour qui s'élevait au-dessus d'une façade agrémentée de sculptures en relief et de gargouilles, était perpétuellement close, le portail fermé par des chaînes et des cadenas piqués de rouille. Malgré son aspect funèbre et sa démesure, ou peut-être justement pour cette raison, l'idée de parvenir à l'habiter me faisait perdre tout sens du raisonnable. En d'autres circonstances, j'aurais compris qu'une demeure de ce genre dépassait largement mon maigre budget, mais je caressais l'espoir que les longues années d'abandon et d'oubli auxquelles elle paraissait condamnée rendraient peut-être les propriétaires plus sensibles à ma proposition.

En enquêtant dans le quartier, je pus vérifier que la propriété, inhabitée depuis très longtemps, était entre les mains d'un administrateur de biens dénommé Vicenç Clavé, dont les bureaux étaient situés rue Comercio, en face du marché. Clavé était un personnage de la vieille école, il aimait s'habiller comme les statues d'alcades et de pères de la patrie érigées aux portes du parc de la Citadelle et, au moindre moment d'inattention de votre part, il se lançait dans des envolées de rhétorique où tout passait, de la condition humaine à la condition divine.

— Alors, comme ça, vous êtes écrivain. Oh, vous savez, je pourrais vous en raconter, des histoires, dont vous feriez de bons livres !

— Je n'en doute pas. Pourquoi ne commenceriez-vous pas par celle de la maison du 30, rue Flassaders ?

Les traits de Clavé se figèrent, à l'instar d'un masque de tragédie grecque.

— La maison de la tour ?

— Celle-là même.

— Croyez-moi, jeune homme, renoncez à habiter là.

— Et pourquoi ?

Clavé baissa la voix et, chuchotant comme s'il craignait que les murs ne nous entendent, laissa tomber sa sentence sur un ton lugubre.

— Cette maison porte malheur. Je l'ai visitée quand j'y suis allé avec le notaire pour apposer les scellés, et je peux vous assurer que la partie la plus ancienne du cimetière de Montjuïc est plus gaie. Depuis, elle est restée inoccupée. Le lieu est marqué par de mauvais souvenirs. Personne n'en veut.

— Ces souvenirs ne peuvent être pires que les miens et, en tout cas, je suis sûr qu'ils aideront à faire baisser le prix.

— Parfois, le prix ne peut être payé en argent.

— Est-ce que je peux y faire un tour ?


Je visitai pour la première fois la maison de la tour un matin de mars en compagnie de l'administrateur, de son secrétaire et d'un mandataire de la banque dépositaire du titre de propriété. À ce que je compris, la demeure s'était trouvée pendant des années au cœur d'un labyrinthe de controverses juridiques avant de revenir finalement à la société de crédit qui avait donné sa caution au dernier propriétaire. Si Clavé ne mentait pas, personne n'y était entré depuis au moins vingt ans.

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