30.

Le soleil allait se coucher quand je quittai Ricardo Salvador sur sa terrasse en plein vent et revins à la Plaza Real baignant dans une poussière de lumière qui teintait de rouge les silhouettes des passants et des touristes. Je finis par aller me réfugier dans le seul endroit de toute la ville où je m'étais toujours senti bien reçu et protégé. Quand j'arrivai rue Santa Ana, la librairie Sempere & Fils était sur le point de fermer. Le crépuscule rampait sur la ville, et une brèche bleu et pourpre s'était ouverte dans le ciel. Je m'arrêtai devant la vitrine derrière laquelle Sempere junior finissait de raccompagner un client qui, déjà, lui disait au revoir. En m'apercevant, il me sourit et me salua avec cette timidité qui était plutôt une forme de modestie.

— Je pensais justement à toi, Martín. Tout va bien ?

— On ne peut mieux.

— Ça se lit sur ta figure. Entre donc, nous ferons un peu de café.

Il m'ouvrit la porte de la boutique et me céda le passage. À l'intérieur, je respirai cette odeur magique du papier que, inexplicablement, personne n'a encore réussi à mettre en flacon. Sempere junior me fit signe de le suivre dans l'arrière-boutique, ou il se mit en devoir de préparer la cafetière.

— Et votre père ? Comment va-t-il ? Je l'ai trouvé assez mal en point, l'autre jour.

Sempere junior acquiesça comme s'il m'était reconnaissant de ma question. Je me rendis compte qu'il n'avait probablement personne avec qui en parler.

— Il a connu des temps meilleurs, c'est vrai. Le médecin lui recommande d'être prudent, avec son angine de poitrine, mais lui insiste pour travailler encore plus qu'avant. Je dois parfois me fâcher, parce qu'il est convaincu que s'il laisse la librairie entre mes mains le commerce périclitera. Ce matin, quand je me suis levé, je lui ai dit de me faire le plaisir de rester au lit et de ne pas descendre travailler toute la journée. Eh bien, me croiras-tu ? trois minutes plus tard il était dans la salle à manger en train de lacer ses chaussures.

— C'est un homme aux idées bien arrêtées, admis-je.

— Il est têtu comme une mule, répliqua Sempere junior. Encore heureux que nous ayons désormais quelqu'un pour nous aider un peu, sinon…

J'arborai une expression de surprise et d'innocence, parfaitement adaptée aux circonstances, même si elle manquait de spontanéité.

— La jeune fille, expliqua Sempere junior. Isabella. C'est pour cela que je pensais à toi. J'espère que tu ne vois pas d'inconvénient à ce qu'elle passe quelques heures ici. En ce moment son aide est bienvenue, mais si tu es contre…

Je réprimai un sourire devant la façon dont il passait sa langue sur ses lèvres en prononçant le nom d'Isabella.

— Mais non, soutins-je, tant que ce n'est que temporaire. Isabella est une brave fille. Intelligente et travailleuse. De toute confiance. Nous nous entendons à merveille.

— Hum ! Elle raconte que tu es un despote.

— Vraiment ?

— Elle t'a même donné un surnom : Mister Hyde.

— Cher petit ange. N'y prête pas attention. Tu sais comment sont les femmes.

— Oui, je le sais, répliqua Sempere junior sur un ton impliquant qu'il savait beaucoup de choses, mais que, de celle-là, il n'avait aucune idée.

— Isabella raconte ça de moi, mais ne crois pas qu'elle t'épargne, aventurai-je.

Il changea de visage. Je donnai à mes paroles le temps de corroder lentement l'épaisseur de son armure. Il me tendit une tasse de café avec un sourire empressé et parvint à revenir sur le sujet par une réplique qui n'aurait pas tenu le coup dans une mauvaise opérette.

— Dieu sait ce qu'elle peut bien dire de moi ! laissa-t-il tomber.

J'attendis qu'il ait macéré quelques instants dans son incertitude.

— Tu aimerais le savoir ? demandai-je d'un ton détaché, en cachant mon sourire derrière la tasse.

Sempere junior haussa les épaules.

— Elle dit que tu es un homme bon et généreux, que les autres ne te comprennent pas parce que tu es un peu timide et qu'ils ne cherchent pas plus loin, alors que, je la cite textuellement, tu as un physique de jeune premier et une personnalité fascinante.

Sempere junior se mordit les lèvres et me regarda, abasourdi.

— Je ne vais pas te mentir, mon cher Sempere. En fait, je suis content que tu aies abordé ce sujet, car je voulais t'en parler depuis déjà plusieurs jours, et je ne savais comment m'y prendre.

— Me parler de quoi ?

Je baissai la voix.

— Entre toi et moi, Isabella veut travailler ici parce qu'elle t'admire et qu'elle est, j'en ai peur, secrètement amoureuse.

Sempere m'observait, au bord de l'évanouissement.

— Mais un amour pur, hein ? Attention ! Spirituel. Comme celui d'une héroïne de Dickens, tu comprends ? Rien de frivole, rien d'enfantin. Isabella a beau être jeune, elle a déjà tout d'une femme. Je suis sûr que tu t'en es aperçu…

— Maintenant que tu le dis…

— Et je ne parle pas seulement de ses charmes physiques, mais de cette bonté et de cette beauté qui sont en elle et attendent le moment de se manifester pour rendre celui qui aura la chance d'en profiter l'homme le plus heureux du monde.

Sempere ne savait plus où se mettre.

— De plus, elle a des talents cachés. Elle parle plusieurs langues. Elle joue du piano à ravir. Elle sait calculer comme Isaac Newton. Et enfin, elle cuisine divinement. Regarde-moi : j'ai grossi de plusieurs kilos depuis qu'elle travaille pour moi. Des plats que même à la Tour d'argent… Ne me raconte pas que tu ne t'en es pas rendu compte ?

— En fait, elle n'a pas mentionné qu'elle cuisinait…

— Je parle de son coup de foudre.

— Eh bien, la vérité…

— Tu la veux, la vérité ? La jeune fille, dans le fond, et malgré ses airs de petite tigresse qui n'a pas encore été domptée est douce et timide à un point qui frise la pathologie. C'est la faute des bonnes sœurs, qui les abêtissent avec toutes leurs histoires d'enfer et leurs cours de couture. Vive l'école libre.

— Pourtant, j'aurais juré qu'elle me prenait pour un quasi-idiot, assura Sempere.

— Bien sûr : voilà la preuve irréfutable. Mon cher Sempere, quand une femme traite quelqu'un d'idiot, ça signifie que ses gonades sont en révolution.

— Tu en es sûr ?

— Aussi sûr que de la solidité de la Banque d'Espagne. Fais-moi confiance, je sais de quoi je parle.

— C'est également ce que dit mon père. Et que dois-je faire ?

— Eh bien, ça dépend. La fille te plaît ?

— Si elle me plaît ? Je ne sais pas. Comment sait-on que… ?

— C'est très simple. Est-ce que tu la regardes en cachette, et te vient-il des envies de la mordre ?

— La mordre ?

— Lui mordre les fesses, par exemple.

— Martín !

— Ne fais pas l'effarouché, nous sommes entre hommes, et c'est bien connu que les hommes sont le maillon manquant entre le pirate et le cochon. Elle te plaît, oui ou non ?

— Eh bien, Isabella est une jeune fille charmante.

— Mais encore ?

— Intelligente. Sympathique. Travailleuse.

— Poursuis.

— Et bonne chrétienne, je crois. Ce n'est pas que je sois très pratiquant, mais…

— Mais voyons, Isabella est plus souvent à la messe que le goupillon. Ce sont les bonnes sœurs, je te dis.

— Mais la mordre, non, ça ne m'a jamais traversé l'esprit, je te le jure.

— Ça ne t'a jamais traversé l'esprit jusqu'à ce que je t'en parle.

— Ça me paraît un manque de respect de parler d'elle de la sorte, ou d'ailleurs de n'importe quelle femme, et tu devrais avoir honte…, protesta Sempere junior.

Mea culpa, entonnai-je en levant les mains comme si je me rendais. Mais peu importe, chacun manifeste sa ferveur à sa manière. Je suis une créature frivole et superficielle, de là mon caractère canin, mais toi, avec ton aurea gravitas, tu es un homme aux sentiments mystiques et profonds. Ce qui compte, c'est que la jeune personne t'adore et que c'est réciproque.

— À dire vrai…

— Ce qui est vrai, c'est que les choses sont ainsi et pas autrement, Sempere. Tu es un homme respectable et responsable. Si c'était de moi qu'il s'agissait, je n'irais pas par quatre chemins, mais toi, tu n'es pas le genre à jouer avec les sentiments nobles et purs d'une jeune fille en fleur. Je me trompe ?

— … je suppose que non.

— Eh bien, c'est le moment.

— Le moment de quoi ?

— Tu ne saisis pas ?

— Non.

— De lui faire la cour.

— Pardon ?

— Le moment de lui faire la cour ou, en langage scientifique, de pousser la romance. Tu comprends, Sempere, pour quelque étrange raison, des siècles de prétendue civilisation nous ont conduits à une situation telle qu'un homme ne peut pas aborder les femmes sans quelques préalables ou en leur proposant de but en blanc le mariage. D'abord, il faut faire sa cour.

— Le mariage ? Tu es devenu fou ?

— D'après moi, la meilleure solution serait – et, au fond, c'est bien ton idée, même si tu n'en as pas encore pris conscience – de te débrouiller, aujourd'hui, demain ou après-demain, enfin dès que tu seras guéri de ce tremblement de mains et que tu ne seras plus en état de gâtisme avancé, pour proposer à Isabella, à la fin de son travail, de l'inviter dans un endroit un peu chic, et que vous constatiez tous les deux, une bonne fois pour toutes, que vous êtes faits l'un pour l'autre. Aux Quatre Gats, par exemple, où, avec leur pingrerie, ils économisent l'électricité, ce qui donne une lumière tamisée, tout à fait le genre d'atmosphère qui aide, en pareil cas. Tu commandes pour la jeune fille du fromage blanc avec beaucoup de miel, ça ouvre l'appétit, et ensuite, mine de rien, tu lui fais boire quelques bonnes lampées de ce muscat qui monte obligatoirement à la tête, tu poses une main sur son genou, et tu l'étourdis avec cette éloquence que tu tiens si soigneusement cachée, gros malin que tu es.

— Mais je ne sais rien d'elle, ni de ce qui l'intéresse, ni…

— Ce qui l'intéresse, ce sont les mêmes choses que toi. Les livres, la littérature, l'odeur de ces trésors que vous gardez ici, et la perspective d'une romance et d'une aventure pareilles à celles des romans-feuilletons. Ce qui l'intéresse, c'est de chasser la solitude et de ne pas perdre son temps à comprendre que cette chienne de vie ne vaut pas un centime si nous n'avons pas quelqu'un avec qui la partager. Avec ça, tu as l'essentiel. Le reste, tu l'apprendras et tu l'apprécieras au fur et à mesure.

Sempere resta songeur, son regard allant de sa tasse de café intacte à votre serviteur, lequel continuait, tant bien que mal, d'afficher son sourire de placier en valeurs boursières.

— J'hésite entre te remercier et te dénoncer à la police, déclara-t-il finalement.

À cet instant, le pas lourd de Sempere père résonna dans la librairie. Quelques secondes plus tard, il apparaissait sur le seuil de l'arrière-boutique et nous contemplait en fronçant les sourcils.

— Alors quoi ? Personne ne s'occupe du magasin, et vous êtes là à bavasser comme si c'était jour férié. Et si un client entrait ? Ou un individu sans scrupules qui aurait envie de voler des livres ?

Sempere junior poussa un soupir lamentable.

— Ne craignez rien, monsieur Sempere, lançai-je en lui faisant un clin d'œil, les livres sont la seule chose au monde qu'on ne vole pas.

Un sourire complice éclaira son visage. Sempere junior profita de la diversion pour se libérer de mes griffes et se précipiter dans la librairie. Son père s'assit près de moi et huma la tasse de café que son fils avait laissée pleine.

— Que dit le médecin à propos de l'effet de la caféine sur le cœur ? fis-je remarquer.

— Le mien est incapable de savoir où sont les fesses, même avec un atlas d'anatomie. Que peut-il bien savoir du cœur ?

— Plus que vous, certainement, répliquai-je, en lui enlevant la tasse des mains.

— J'ai une santé de taureau, Martín.

— Une mule, oui, voilà ce que vous êtes. Faites-moi le plaisir de monter chez vous et de vous mettre au lit.

— Le lit, ça n'a d'intérêt que quand on est jeune et en bonne compagnie.

— Si vous voulez de la compagnie, je peux vous en trouver, mais je ne crois pas que la conjoncture cardiaque soit vraiment favorable.

— Martín, à mon âge, l'érotisme se réduit à savourer un flan et à lorgner le décolleté des veuves. Pour l'instant, ce qui me préoccupe, c'est la question de l'héritier. Y a-t-il des progrès ?

— Nous sommes dans la phase de préparation du terrain : je viens juste de semer. Reste à savoir si le temps sera clément et si nous aurons quelque chose à récolter. Dans deux ou trois jours, je pourrai vous donner une estimation à la hausse, dans une fourchette de soixante à soixante-dix pour cent de chances.

Sempere sourit, content.

— Tu as réalisé un coup de maître en m'envoyant Isabella comme employée. Mais tu ne la trouves pas un peu jeune pour mon fils ?

— C'est plutôt lui que je trouve un peu vert, si vous me permettez d'être sincère. Soit il prend la poudre d'escampette, soit Isabella le mange tout cru en cinq minutes. Encore heureux que ce soit une bonne pâte, car sinon…

— Comment puis-je te remercier ?

— En allant vous coucher. Si vous avez besoin d'une compagnie qui vous émoustille, prenez un roman de Benito Pérez Galdos, Fortunata et Jacinta, par exemple.

— Vous avez raison. Don Benito fait toujours son effet.

— Même dans les cas désespérés. Allons, au lit !

Sempere se leva. Il avait du mal à se déplacer et respirait difficilement, avec un souffle rauque qui vous faisait froid dans le dos. Je lui pris le bras pour l'aider, et je me rendis compte qu'il avait la peau glacée.

— N'aie pas peur, Martín. C'est mon métabolisme qui est un peu lent.

— Comme celui de Guerre et Paix, à ce que je vois.

— Un petit somme, et je serai comme neuf.

Je décidai de l'accompagner à l'étage où vivaient le père et le fils, juste au-dessus de la librairie, et de m'assurer qu'il se mettait bien sous les couvertures. Il nous fallut un quart d'heure pour monter laborieusement l'escalier. Chemin faisant, nous rencontrâmes un voisin, un aimable professeur du nom de M. Anacleto, qui donnait des cours de langue et de littérature espagnoles chez les jésuites de Case et rentrait chez lui.

— Comment se présente la vie, aujourd'hui, mon cher Sempere ?

— Escarpée, monsieur Anacleto.

Aidé du professeur, je réussis à atteindre le premier étage, Sempere pratiquement pendu à mon cou.

— Avec votre permission, je vais aller me reposer après une longue journée de combat contre cette horde de primates que j'ai pour élèves, annonça le professeur. Je vous le dis, ce pays va se désintégrer en une génération. Ils vont se déchirer entre eux comme des rats.

La mimique que m'adressa Sempere laissait entendre qu'il n'accordait pas beaucoup de crédit aux propos de M. Anacleto.

— Un brave homme, murmura-t-il, mais il se noie dans un verre d'eau.

En entrant dans l'appartement, je fus assailli par le souvenir de ce lointain matin où j'étais arrivé en sang, un exemplaire des Grandes Espérances à la main, et où Sempere m'y avait monté dans ses bras pour m'offrir une tasse de chocolat brûlant que j'avais bue en attendant le médecin, tandis qu'il me prodiguait des paroles de consolation et nettoyait le sang sur mon corps avec une serviette chaude et une délicatesse que personne ne m'avait encore jamais manifestée. À l'époque, Sempere était un homme fort, je le considérais comme un géant dans tous les sens du terme, et je crois que, sans lui, je n'aurais pas survécu à ces années de vaches maigres. Rien, ou presque, ne restait de cette force, quand je le soutins pour l'aider à se coucher et l'enfouis sous deux couvertures. Je m'assis près de lui et lui pris la main sans parler.

— Écoute, si nous devons nous mettre tous les deux à pleurer comme des madeleines, il vaut mieux que tu partes, déclara-t-il.

— Soignez-vous. Vous m'entendez ?

— Ne t'inquiète pas, je vais me dorloter.

J'acquiesçai et me dirigeai vers la porte.

— Martín ?

Je me retournai sur le seuil. Sempere me contemplait avec la même inquiétude que ce jour où j'avais perdu quelques dents et une bonne part de mon innocence. Je sortis avant qu'il me demande ce qui m'arrivait.

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