18.

Après des années d'expérience dans l'écriture de romans policiers, on n'est pas sans avoir acquis un certain nombre de principes de base concernant la manière de débuter une enquête. L'un d'eux est que toute intrigue un tant soit peu solide, y compris passionnelle, naît et meurt dans une odeur d'argent et de propriété immobilière. Au sortir de la gloriette, je me rendis dans les bureaux du Registre de la propriété, rue Consejo de Ciento, et demandai à consulter les volumes où était consigné tout ce qui touchait à l'achat, la vente et la propriété de ma maison. Les tomes de la bibliothèque du Registre contiennent presque autant d'informations essentielles sur les réalités de la vie que les œuvres complètes des philosophes les plus scrupuleux, ou peut-être davantage.

Je commençai par la section où je trouverais la mention de ma location de la propriété sise au numéro 30 de la rue Flassaders. Là, je pus recueillir les indications qui me permirent de remonter dans l'histoire de la demeure, antérieurement à son acquisition par la Banque hispano-coloniale, conséquence de l'hypothèque prise sur la famille Marlasca qui, semblait-il, en avait hérité au décès de son propriétaire. Il était question d'un avocat nommé S. Valera, qui était intervenu dans la procédure en qualité de représentant de la famille. Un nouveau saut dans le passé me permit de trouver les données afférentes à l'achat du bien par don Diego Marlasca Pongiluppi en 1902 à un certain Bernabé Massot y Caballé. Je notai sur une feuille toutes les références, noms de l'avocat et des personnes concernées par les transactions aux dates correspondantes. Un employé annonça à haute voix qu'il restait quinze minutes avant la fermeture et je m'apprêtai à partir, mais auparavant je me dépêchai de consulter l'état de la propriété de la résidence d'Andreas Corelli près du parc Güell. Les quinze minutes étant écoulées et mes recherches s'avérant infructueuses, je levai les yeux du volume des registres pour rencontrer le regard cendreux du secrétaire. Efflanqué et luisant de gomina de la moustache aux cheveux, il respirait cette apathie belligérante caractéristique de tous ceux qui transforment leur fonction en une tribune pour empoisonner la vie de leurs concitoyens.

— Excusez-moi. Je n'arrive pas à trouver une propriété, lui dis-je.

— Eh bien, soit elle n'existe pas, soit vous ne savez pas chercher. En tout cas, c'est fini pour aujourd'hui.

Je répondis à cette manifestation d'amabilité et d'efficacité par mon meilleur sourire.

— Je pourrai peut-être la trouver grâce à votre aide éclairée, suggérai-je.

Il m'adressa un coup d'œil écœuré et m'arracha le volume des mains.

— Revenez demain.

Ma visite suivante fut pour le majestueux édifice du Collège des avocats, rue Mallorca, non loin de là. Je gravis l'escalier où des lustres de cristal et ce qui me parut être une statue de la Justice, dont le buste et la pose évoquaient une prima dona du Paralelo, montaient la garde. Un homoncule au faciès de rat me reçut au secrétariat avec un sourire aimable et me demanda en quoi il pouvait m'être utile.

— Je cherche un avocat.

— Vous ne pouvez mieux tomber. Ici, nous en avons à revendre. Il nous en arrive tous les jours de nouveaux. Ils se reproduisent comme des lapins.

— C'est ça, le monde moderne. Celui que je cherche s'appelle, ou s'appelait, Valera. S. Valera. Avec un V.

Le petit homme disparut dans le labyrinthe des archives en marmonnant. J'attendis, adossé au comptoir, en passant en revue ce décor où tout était conçu pour rappeler le poids écrasant de la loi. Au bout de cinq minutes, le petit homme revint avec un dossier.

— J'ai trouvé dix Valera. Dont deux précédés d'un S majuscule : Sebastián et Soponcio.

— Soponcio ?

— Vous êtes très jeune, mais, il y a des années, c'était un prénom distingué et tout à fait indiqué pour l'exercice de la profession d'avocat. Puis le charleston est arrivé et tout a été chamboulé.

— Ce Me Soponcio est toujours vivant ?

— D'après les archives et la date à laquelle il a été rayé du registre des cotisations du Collège, Soponcio Valera y Menacho a été reçu dans la gloire de Notre-Seigneur en l'an 1919. Memento mori. Sebastiàn est son fils.

— Il exerce ?

— Il est en pleine activité. Je ne pense pas me tromper en supposant que vous voudrez son adresse ?

— Si ce n'est pas trop exiger.

Le nabot me la nota sur un carré de papier et me la tendit.

— 442, avenue Diagonal. C'est à un jet de pierre d'ici, mais il est déjà deux heures et c'est le moment de la journée où les avocats de son standing vont déjeuner avec de riches veuves ou des fabricants de textiles et d'explosifs. À votre place, j'attendrais quatre heures.

Je glissai l'adresse dans la poche de ma veste.

— Je suivrai votre conseil. Merci infiniment pour votre aide…

— Nous sommes là pour ça. Allez en paix.


J'avais deux heures à tuer avant de rendre visite à Me Valera. Je pris donc un tramway qui allait rue Layetana et descendis à la hauteur de la rue Condal. La librairie Sempere & Fils était à un pas de là et je savais d'expérience que le vieux libraire, contrevenant à la règle immuable du commerce local, ne fermait pas à midi. Je le trouvai comme toujours à son comptoir, en train de ranger des livres et de s'occuper de nombreux clients qui se promenaient entre les tables et les rayons à la recherche de quelque trésor. En me voyant, il sourit et vint me saluer. Il était plus maigre et plus pâle qu'à notre dernière rencontre. Il dut lire de l'inquiétude sur mes traits, car il haussa les épaules et fit mine de ne pas y accorder d'importance.

— Chacun son tour, déclara-t-il. Tu es en pleine forme et moi, comme tu vois, je me traîne.

— Vous êtes sûr que vous allez bien ?

— Je me porte comme une fleur. C'est cette maudite angine de poitrine. Rien de sérieux. Quel bon vent t'amène, mon cher Martín ?

— Je pensais vous inviter à déjeuner.

— Je t'en remercie, mais je ne peux lâcher la barre. Mon fils est allé à Sarrià estimer une collection, et nos finances ne nous permettent pas de fermer quand les clients sont dehors.

— Ne me dites pas que vous avez des problèmes d'argent.

— Nous tenons une librairie, Martín, pas une étude de notaire. Ici, la littérature rapporte juste ce qu'il faut, et parfois même pas.

— Si vous avez besoin d'aide…

Sempere m'arrêta d'un geste.

— Si tu veux m'aider, achète-moi des livres.

— Vous savez que ma dette envers vous ne se paye pas en argent.

— Raison de plus pour t'ôter ça de la tête. Ne t'inquiète pas pour nous, Martín, personne ne nous contraindra jamais à partir d'ici, ou alors ce sera les pieds devant. Mais si tu veux, tu peux partager avec moi un succulent déjeuner de pain, raisin et fromage frais de Burgos. Avec ça et Le Comte de Monte-Cristo, on peut survivre cent ans.

Загрузка...