24.

En réalité, je ne sais pas très bien quand mon mari, Diego, l'a rencontrée. Je me rappelle seulement qu'un jour il a prononcé son nom en passant, et que, très vite, c'est devenu de plus en plus fréquent : Irene Sabino. Il m'a dit qu'elle lui avait été présentée par un homme qui s'appelait Damián Roures et organisait des séances de spiritisme dans une salle de la rue Elisabets. Diego aimait étudier les religions et avait assisté à plusieurs de ces séances en observateur. À l'époque, Irene Sabino était une des actrices les plus populaires du Paralelo. C'était une beauté, je ne puis le nier. À part cela, je ne crois pas qu'elle aurait été capable de compter plus loin que dix. On prétendait qu'elle était née au milieu des cabanes de la plage du Bogatell, que sa mère l'avait abandonnée dans le Somorrostro et qu'elle avait grandi parmi des mendiants et des individus qui venaient là pour se cacher. Elle a commencé à danser dans des cabarets et autres lieux du Raval et du Paralelo à l'âge de quatorze ans. Enfin, quand je dis danser… Je suppose qu'elle s'est prostituée avant d'apprendre à lire, si tant est qu'elle ait jamais appris… Un temps, elle a été la grande étoile de la salle La Criolla, du moins c'est ce qu'on raconte. Puis elle est passée dans d'autres salles plus relevées. Je crois que c'est à l'Apolo qu'elle a rencontré un certain Juan Corbera, que tout le monde appelait Jaco. Jaco était son agent et probablement son amant. C'est lui qui a inventé le nom d'Irene Sabino et la légende selon laquelle elle était la fille secrète d'une grande vedette de Paris et d'un prince européen. J'ignore son vrai nom. Je ne sais même pas si elle en a jamais eu un. Jaco l'a introduite dans les séances de spiritisme, sur la suggestion, je crois, de Roures, et tous deux se partageaient les bénéfices qu'ils tiraient de la vente de sa prétendue virginité à des hommes riches et désœuvrés qui participaient à ces farces pour rompre la monotonie de leur existence. On disait que sa spécialité était les couples.

« Ce que Jaco et son compère Roures ne soupçonnaient pas, c'est qu'Irene était obsédée par ces séances et croyait dur comme fer que ces simagrées permettaient d'entrer en contact avec le monde des esprits. Elle était convaincue que sa mère lui envoyait des messages depuis l'autre monde et, même quand elle a atteint la gloire, elle a continué d'y assister pour tenter de communiquer avec elle. C'est là qu'elle a connu Diego, mon mari. Je suppose que nous traversions une mauvaise passe, comme cela se produit dans tous les ménages. Cela faisait longtemps que Diego voulait abandonner le barreau et se consacrer exclusivement à l'écriture. Je reconnais qu'il n'a pas rencontré chez moi l'appui dont il avait besoin. Je croyais qu'il allait gâcher sa vie, même si, probablement, je craignais surtout de perdre tout ce que je possédais, maison, domestiques… J'ai effectivement tout perdu, et lui de surcroît. La perte d'Ismael a achevé de nous séparer. Ismael était notre fils. Diego était fou de lui. Je n'ai jamais vu un père aussi attaché à son enfant. Ismael était toute sa vie ; pas moi. Nous étions en train de nous disputer dans notre chambre à coucher, au premier étage. Je lui reprochais le temps qu'il passait à écrire, le fait que son associé Valera, las de travailler pour deux, lui avait lancé un ultimatum et envisageait de dissoudre leur cabinet pour s'établir à son compte. Diego répétait qu'il s'en moquait, qu'il était prêt à vendre sa part et à suivre sa vocation. Ce soir-là, quand nous avons pensé à Ismael, il était trop tard : nous ne l'avons trouvé ni dans sa chambre, ni dans le jardin. Je crois qu'il avait entendu notre dispute, qu'il avait eu peur et était sorti de la maison. Ce n'était pas la première fois. Quelques mois plus tôt, on l'avait trouvé sur un banc de la place de Sarrià, en larmes. Nous sommes partis à sa recherche dans la nuit tombante. Pas de traces de lui nulle part. Nous sommes allés chez les voisins, dans les hôpitaux… En revenant au petit matin, après avoir passé toute la nuit à le chercher, nous avons retrouvé son corps au fond de la piscine. Il s'était noyé la veille et nous n'avions pas entendu ses appels au secours parce que, en nous disputant, nous criions trop fort. Il avait sept ans. Diego ne me l'a jamais pardonné, pas plus qu'à lui-même. Très vite, chacun est devenu incapable de supporter la présence de l'autre. Chaque fois que nous nous regardions ou que nous nous touchions, nous voyions le corps de notre enfant mort au fond de cette piscine maudite. Un jour, en me réveillant, j'ai compris que Diego m'avait abandonnée. Il a quitté le cabinet et est allé vivre dans une demeure du quartier de la Ribera qui le fascinait depuis des années. Il disait qu'il écrivait, qu'il avait eu une commande très importante d'un éditeur de Paris, que je ne devais pas m'inquiéter pour l'argent. Je savais qu'il était avec Irene, même s'il refusait de l'admettre. C'était un homme détruit. Il était convaincu de n'avoir plus que peu de temps à vivre. Il croyait qu'il avait contracté une maladie, une espèce de parasite, qui le dévorait de l'intérieur. Il ne parlait que de la mort. Il n'écoutait personne. Ni moi, ni Valera… Seulement Irene et Roures, qui distillaient leur poison dans son cerveau avec des histoires d'esprits et lui soutiraient de l'argent en lui promettant de le mettre en contact avec Ismael. Un jour, je me suis rendue à la maison de la tour et l'ai supplié de m'ouvrir. Il ne m'a pas laissée entrer. Il m'a crié qu'il était occupé, qu'il travaillait à un ouvrage qui allait lui permettre de sauver Ismael. Je me suis rendu compte alors qu'il perdait la raison. Il croyait que s'il écrivait ce maudit livre pour l'éditeur de Paris, notre fils renaîtrait d'entre les morts. Je suis sûre qu'à eux trois, Irene, Roures et Jaco, ils ont réussi à lui voler tout l'argent qui lui restait, qui nous restait… Des mois plus tard, alors qu'il ne voyait plus personne et passait tout son temps enfermé dans cet horrible endroit, on l'a trouvé mort. Selon la police, il s'agissait d'un accident, mais je n'y ai jamais cru. Jaco avait disparu et il n'y avait pas trace d'argent. Roures affirmait ne rien savoir. Il a déclaré que, depuis des mois, il avait cessé toute relation avec Diego car celui-ci, devenu fou, l'effrayait. Il a raconté qu'au cours de ses dernières séances de spiritisme Diego terrorisait les clients avec ses histoires d'âmes damnées et qu'il ne lui avait pas permis de revenir. Diego affirmait qu'un grand lac de sang s'étendait sous la ville. Que son fils lui parlait en rêve, qu'Ismael était prisonnier d'une ombre à peau de serpent qui se faisait passer pour un autre enfant et jouait avec lui… Personne n'a été surpris quand on l'a trouvé mort. Irene a fait courir le bruit qu'il s'était ôté la vie par ma faute, que cette épouse calculatrice et froide avait permis que son fils meure et avait poussé son mari au suicide pour ne pas devoir renoncer à une vie de luxe. Elle a dit qu'elle était la seule qu'il avait véritablement aimée et qu'elle n'avait jamais accepté un centime de lui. Je crois que, sur ce point, elle ne mentait pas. À mon avis, Jaco s'est servi d'elle pour séduire Diego et tout lui voler. Ensuite, à l'heure de la vérité, Jaco l'a laissée tomber et s'est enfui sans partager un sou avec elle. C'est ce qu'a prétendu la police, ou en tout cas certains policiers. J'ai toujours eu le sentiment qu'ils voulaient éviter les vagues et que la version du suicide leur convenait très bien. Pourtant je ne crois pas que Diego se soit suicidé. Je ne l'ai pas cru alors et je ne le crois toujours pas. Pour moi, il a été assassiné par Irene et Jaco. Et pas seulement pour l'argent. Il y avait autre chose. Je me rappelle qu'un des policiers chargés de l'affaire, un homme très jeune nommé Salvador, Ricardo Salvador, en était également convaincu. Il pensait que quelque chose ne cadrait pas avec la version officielle et que quelqu'un cherchait à masquer la véritable cause de la mort de Diego. Salvador s'est battu pour éclaircir les faits, jusqu'au moment où il été écarté de l'affaire et, plus tard, expulsé de la police. Même alors, il a continué à enquêter pour son compte. Il venait parfois me voir. Nous sommes devenus bons amis… J'étais une femme seule, ruinée et désespérée. Valera voulait que je me remarie. Lui aussi m'accusait d'être responsable de ce qui était arrivé à mon mari, et il insinuait que de nombreux négociants célibataires aimeraient avoir une veuve à l'allure aristocratique et bien conservée pour réchauffer leur lit dans leurs vieux jours. Avec le temps, Salvador a cessé de me rendre visite. Je ne lui en veux pas. Ses efforts pour m'aider avaient détruit son existence. J'ai parfois l'impression que c'est bien la seule chose que j'ai réussi à faire pour les autres sur cette terre : détruire leur vie… Je n'avais jamais raconté cette histoire à personne jusqu'aujourd'hui, monsieur Martín. Si vous voulez un conseil, oubliez cette maison, oubliez-moi, oubliez mon mari et toute tette histoire. Partez très loin. Cette ville est maudite. Maudite.

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