34.

Le tramway s'arrêta aux portes de la tour de Bellesguard, là où la ville venait mourir au pied de la colline. Je me dirigeai vers l'entrée du cimetière de Sant Gervasi en suivant le sentier de lumière jaune que les lanternes du tramway frayaient dans la pluie. Les murs du cimetière se dressaient à une cinquantaine de mètres, telle une forteresse de marbre au-dessus de laquelle émergeait une forêt de statues couleur de la tempête. En arrivant à l'enceinte, je trouvai une guérite où un gardien engoncé dans un manteau se chauffait les mains à un brasero. Quand je surgis de la pluie, il sursauta. Il m'examina quelques secondes avant de m'ouvrir le portail.

— Je cherche le caveau de la famille Marlasca.

— Il fera nuit dans moins d'une demi-heure. Vous feriez mieux de revenir un autre jour.

— Plus tôt vous m'aurez dit où il est, plus tôt je m'en irai.

Le gardien consulta une liste et me montra l'endroit en pointant un doigt sur le plan affiché au mur. Je m'éloignai sans le remercier.

Il ne me fut pas difficile de trouver le caveau dans la citadelle de tombes et de mausolées qui se pressaient dans l'enceinte du cimetière. Le monument était érigé sur un socle de marbre. De style moderniste, il décrivait une sorte d'arc formé par deux grands escaliers disposés en manière d'amphithéâtre qui conduisaient à une galerie soutenue par des colonnes, à l'intérieur de laquelle s'ouvrait un atrium flanqué de pierres tombales. La galerie était couronnée d'une coupole, elle-même surmontée d'une statue de marbre noirci. Son visage était masqué par un voile, mais, à mesure qu'on approchait, cette sentinelle d'outre-tombe donnait l'impression de tourner la tête pour vous suivre des yeux. Je gravis un des escaliers et, parvenu à l'entrée de la galerie, je m'arrêtai pour regarder derrière moi. Les lumières de la ville brillaient, lointaines, à travers la pluie.

Je pénétrai dans la galerie. La statue d'une femme étreignant un crucifix dans une attitude de supplication se dressait au centre. Sa face avait été défigurée par des coups, et on avait peint ses yeux et ses lèvres en noir, lui donnant un aspect carnassier. Ce n'était pas le seul signe de profanation du mausolée. Les pierres tombales portaient les traces de ce qui semblait être des marques ou des griffures réalisées avec un objet pointu, et certaines exhibaient des dessins obscènes et des mots difficilement lisibles dans la pénombre. La sépulture de Diego Marlasca était au fond. Je m'en approchai et posai la main sur la pierre. Je sortis la photo de Marlasca que m'avait confiée Salvador et l'examinai.

J'en étais là quand j'entendis des pas sur l'escalier. Je rangeai la photo et me tournai vers l'entrée de la galerie. Les pas s'étaient arrêtés, et je ne percevais plus que la pluie frappant le marbre. J'avançai lentement dans cette direction. Je vis la silhouette, de dos, contemplant la ville au loin. C'était une femme vêtue de blanc, la tête couverte d'un capuchon. Elle se retourna sans hâte et me regarda. Elle souriait. Malgré le passage des ans, je la reconnus tout de suite. Irene Sabino. Je fis un pas vers elle, quand tout à coup je compris qu'il y avait quelqu'un derrière moi. Le choc sur ma nuque me fit voir un éclair blanc. Je tombai à genoux. Une seconde plus tard, je m'écroulai sur le marbre ruisselant. Une forme noire se découpait dans la pluie. Irene s'agenouilla près de moi. Sa main se posa sur ma tête et palpa l'endroit où j'avais reçu le coup. Quand elle la retira, ses doigts étaient couverts de sang. Elle me caressa le visage. La dernière chose que je perçus avant de perdre connaissance fut Irene Sabino qui dépliait lentement un rasoir et les gouttes argentées de la pluie qui glissaient sur la lame pendant qu'elle l'abaissait sur moi.


La lumière aveuglante de la lanterne me contraignit à ouvrir les yeux. Le visage du gardien m'observait, totalement inexpressif. Je tentai de battre des paupières tandis qu'une flambée de douleur montait de ma nuque et me traversait le crâne.

— Vivant ? s'enquit le gardien, sans spécifier si l'interrogation s'adressait vraiment à moi ou si elle était purement rhétorique.

Je gémis.

— Oui. Si vous pensiez me mettre dans une fosse, c'est raté.

Le gardien m'aida à me redresser. Chaque centimètre me valait une pointe de feu dans la tête.

— Que s'est-il passé ?

— À vous de me le dire. Ça fait déjà une heure que j'aurais dû fermer, mais en ne vous voyant pas repasser je suis venu aux nouvelles et je vous ai trouvé en train de roupiller comme un pochard.

— Et la femme ?

— Quelle femme ?

— Il y en avait deux.

— Deux femmes ?

Je soupirai, en faisant signe que non.

— Pouvez-vous m'aider à me mettre debout ?

Avec l'assistance du gardien, je réussis à me relever. C'est alors que je sentis la brûlure et m'aperçus que ma chemise était ouverte. Des lignes de coupures superficielles sillonnaient mon torse.

— Eh bien, vous m'avez l'air sacrément amoché…

Je fermai mon manteau et palpai la poche intérieure. La photo de Marlasca avait disparu.

— Vous avez le téléphone, dans votre guérite ?

— Et pourquoi pas un hammam ?

— Pouvez-vous au moins m'aider à marcher jusqu'à la tour de Bellesguard pour que je puisse appeler un taxi ?

Le gardien pesta et passa les mains sous mes aisselles.

— Je vous avais bien dit de revenir un autre jour, déclara-t-il, résigné.

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