25.

Cette nuit-là, je revins pour la dernière fois à la librairie Sempere & Fils. La pancarte « Fermé » était accrochée à la porte, il y avait encore de la lumière et Isabella était derrière le comptoir, plongée dans un gros livre de comptes qui, à en juger par l'expression de son visage, promettait la fin des jours heureux de la vieille librairie. En la voyant mordiller son crayon et se frotter le bout du nez, je compris que, tant qu'elle serait là, ce lieu ne disparaîtrait jamais. Sa présence le sauverait, comme elle m'avait sauvé moi-même. Je n'osai pas briser cet instant et restai à l'observer sans qu'elle s'en aperçoive, souriant intérieurement. Soudain, comme si elle avait lu dans mes pensées, elle leva la tête et me découvrit. Je la saluai de la main. Malgré elle, ses yeux se remplirent de larmes. Elle ferma le livre et sortit en courant de derrière le comptoir pour m'ouvrir. Elle me dévorait du regard comme si elle ne pouvait croire que j'étais là.

— Cet homme a dit que vous étiez en fuite… que nous ne vous reverrions jamais.

Je supposai que Grandes leur avait rendu visite.

— Je veux que vous sachiez que je n'ai pas cru un mot de ce qu'il m'a raconté. Laissez-moi prévenir…

— Je n'ai pas beaucoup de temps, Isabella.

Elle me dévisagea, désolée.

— Vous partez, n'est-ce pas ?

Je confirmai. Isabella encaissa le coup.

— Je vous ai déjà dit que je n'aimais pas les adieux.

— Moi encore moins. Aussi ne suis-je pas venu vous dire adieu. Je suis venu vous rendre deux choses qui ne m'appartiennent pas.

Je tirai de ma poche l'exemplaire des Pas dans le ciel et le lui tendis.

— Ceci n'aurait jamais dû quitter la vitrine qui abrite la collection personnelle de M. Sempere.

Isabella le prit et, en voyant la balle encore encastrée dans ses pages, me regarda en silence. Je sortis alors l'enveloppe blanche contenant les quinze mille pesetas avec lesquelles le vieux Vidal avait voulu acheter ma mort et la posai sur le comptoir.

— Et ça, c'est pour tous les livres que Sempere m'a donnés durant toutes ces années.

Isabella l'ouvrit et compta l'argent, stupéfaite.

— Je ne sais si je peux accepter…

— Considérez cela comme un cadeau de mariage anticipé.

— Et moi qui nourrissais l'espoir que vous me mèneriez un jour à l'autel, même comme simple témoin.

— Rien ne m'aurait plu davantage.

— Mais vous devez partir.

— Oui.

— Pour toujours.

— Pour un temps.

— Et si je partais avec vous ?

Je l'embrassai sur le front et la serrai dans mes bras.

— Où que j'aille, tu seras toujours avec moi, Isabella. Toujours.

— N'allez pas croire que je vous regretterai.

— Je sais.

— Est-ce que je peux au moins vous accompagner au train, ou ailleurs ?

J'hésitai trop longtemps pour me refuser ces dernières minutes en sa compagnie.

— C'est pour être sûre que vous partez pour de bon et que je serai débarrassée de vous pour toujours, ajouta-t-elle.

— Marché conclu.


Nous descendîmes lentement la Rambla, Isabella à mon bras. Arrivés rue de l'Arc del Teatre, nous traversâmes pour prendre la ruelle obscure qui serpentait à travers le Raval.

— Isabella., ce que tu vas voir cette nuit, tu ne devras le raconter à personne.

— Pas même à mon Sempere Junior ?

Je soupirai.

— Bien sûr que si. À lui, tu peux tout confier. Avec lui, nous n'avons presque aucun secret.


En ouvrant la porte, Isaac le gardien nous sourit et s'effaça.

— Il était temps que nous ayons une visite de qualité, déclara-t-il en adressant une révérence à Isabella. Je suppose, Martín, que vous préférez faire vous-même le guide ?

— Si ça ne vous dérange pas…

Isaac accepta et me tendit la main. Je la serrai.

— Bonne chance, dit-il.

Le gardien se retira dans l'ombre, me laissant seul avec Isabella. Mon ancienne secrétaire et toute nouvelle gérante de Sempere & Fils observait tout avec un mélange d'étonnement et d'appréhension.

— Dans quel genre de lieu sommes-nous ? demanda-t-elle.

Je la pris par la main et, lentement, la conduisis sur le reste du parcours vers la grande salle qui abritait l'entrée.

— Bienvenue au Cimetière des livres oubliés, Isabella.

Isabella leva la tête vers la coupole de verre et se perdit dans cette vision impossible de faisceaux de lumière blanche criblant une Babel de tunnels, passerelles et ponts tendus vers les entrailles de cette cathédrale de livres.

— Ce lieu est un mystère. Un sanctuaire. Chaque livre, chaque tome que tu vois a une âme. L'âme de celui qui l'a écrit et l'âme de ceux qui l'ont lu, ont vécu et ont rêvé avec lui. Toutes les fois qu'un livre change de main, toutes les fois que quelqu'un parcourt ses pages, son esprit grandit et devient plus fort. Ici, les livres dont personne ne se souvient, les livres qui se sont perdus dans le temps, vivent pour toujours, en attendant d'arriver dans les mains d'un nouveau lecteur, d'un nouvel esprit…


Plus tard, je laissai Isabella m'attendre à l'entrée du labyrinthe et pénétrai seul dans les tunnels, portant ce manuscrit maudit que je n'avais pas eu le courage de détruire. J'espérais que mes pas me guideraient vers l'endroit où il devait être à jamais enterré. Je passai par mille carrefours en finissant par croire que je m'étais égaré. Puis, au moment où j'avais acquis la certitude d'avoir déjà parcouru dix mille fois le même chemin, je débouchai à l'entrée de la petite salle où je m'étais trouvé face à mon propre reflet dans le miroir, où le regard de l'homme en noir était toujours présent. J'avisai un vide entre deux dos de cuir noir et, sans réfléchir davantage, j'y glissai le dossier du patron. Je m'apprêtais à repartir quand je me retournai et revins au rayon. Je pris le volume voisin du creux où j'avais relégué le manuscrit et l'ouvris. Il me suffit de lire deux phrases pour sentir de nouveau ce rire obscur dans mon dos. Je remis le livre à sa place et en saisis un autre au hasard pour le feuilleter rapidement. J'en pris un autre, puis encore un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que j'aie examiné des douzaines de ces volumes qui peuplaient la salle, et constaté que, dans tous, les mêmes images les obscurcissaient et le même conte s'y répétait comme un pas de deux dans une galerie infinie de miroirs. Lux æterna.


En sortant du labyrinthe, je trouvai Isabella qui m'attendait assise sur des marches, le livre qu'elle avait choisi à la main. Je m'assis près d'elle et elle posa la tête sur mon épaule.

— Merci de m'avoir amenée ici.

Je compris alors que je ne reverrais jamais ce lieu, que j'étais condamné à le rêver et à sculpter son souvenir dans ma mémoire en sachant que j'avais eu beaucoup de chance de pouvoir parcourir ses couloirs et frôler ses secrets. Je fermai un instant les paupières et laissai cette image se graver à jamais dans mon esprit. Puis, sans avoir le courage de le contempler encore une fois, je pris la main d'Isabella et me dirigeai vers la sortie, laissant pour toujours derrière moi le Cimetière des livres oubliés.


Isabella m'accompagna jusqu'au quai où attendait le bateau qui devait me conduire loin de cette ville et de tout ce que j'avais connu.

— Comment dites-vous que s'appelle le capitaine ? demanda-t-elle.

— Charon.

— Je ne trouve pas ça drôle.

Je la serrai une dernière fois dans mes bras et la regardai silencieusement dans les yeux. En chemin, nous nous étions mis d'accord : il n'y aurait ni paroles solennelles ni promesses à tenir. Lorsque les cloches de Santa María del Mar sonnèrent minuit, je montai à bord. Le capitaine Olmo me souhaita la bienvenue et me proposa de me conduire à ma cabine. Je lui répondis que je préférais rester sur le pont. L'équipage largua les amarres et, lentement, la coque s'écarta du quai. Je me postai à l'arrière pour contempler la ville qui s'éloignait dans un flot de lumières. Isabella resta là, immobile, son regard rivé au mien, jusqu'à ce que le quai se perde dans l'obscurité et que le grand mirage de Barcelone s'enfonce dans les eaux noires. Une à une, les lumières de la ville disparurent. Commençait le temps du souvenir.

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