2.

Mes débuts littéraires survécurent au baptême du feu, et grâce à M. Basilio, fidèle à sa parole, j'eus la chance de pouvoir publier deux autres récits du même genre. Bientôt, la direction décida que ma carrière fulgurante aurait une périodicité hebdomadaire, tandis que je continuerais d'exécuter ponctuellement mon travail à la rédaction pour un salaire identique. Intoxiqué par la vanité et l'épuisement, je passais mes journées à reprendre les textes de mes camarades et à rédiger au vol des chroniques de faits divers, toutes plus épouvantables les unes que les autres, afin de pouvoir consacrer mes nuits à écrire, seul dans la salle de rédaction, un feuilleton byzantin et mélodramatique que mon imagination caressait depuis longtemps et qui, sous le titre Les Mystères de Barcelone, mélangeait sans vergogne Alexandre Dumas et Bram Stoker en passant par Eugène Sue et Paul Féval. Je ne dormais guère plus de trois heures, et je donnais l'impression de les avoir passées dans un cercueil. Vidal, n'ayant jamais connu cette faim qui n'a rien à voir avec le ventre et vous dévore de l'intérieur, était d'avis que j'étais en train de me détruire le cerveau et que, à l'allure où j'allais, j'assisterais à mon propre enterrement avant d'avoir atteint ma vingtième année. M. Basilio, que mon acharnement au travail ne scandalisait pas, avait d'autres raisons de se montrer réservé. Il ne publiait chacun de mes chapitres qu'à contrecœur, contrarié parce qu'il les trouvait d'une morbidité excessive et y voyait un déplorable gaspillage de mon talent au service de sujets et d'intrigues d'un goût douteux.

Les Mystères de Barcelone donnèrent très vite naissance à une nouvelle étoile du roman-feuilleton, une femme fatale telle que seul un garçon de dix-sept ans peut se la représenter. Chloé Permanyer était la sombre princesse de toutes les femmes vampires. Trop intelligente, et plus machiavélique encore, Chloé Permanyer, toujours corsetée dans les nouveautés vestimentaires les plus incendiaires, officiait en qualité de maîtresse et âme damnée de l'énigmatique Baltasar Morel, cerveau du monde interlope, qui vivait dans une demeure souterraine peuplée d'automates et de reliques macabres, dont l'entrée secrète se trouvait dans les galeries creusées sous les catacombes du quartier Gothique. La méthode criminelle favorite de Chloé était de séduire ses victimes par une danse hypnotique, au cours de laquelle elle se défaisait de tous ses atours, pour ensuite leur donner un baiser dont le rouge à lèvres empoisonné leur paralysait tous les muscles et les asphyxiait silencieusement, pendant qu'elle les regardait dans les yeux, non sans avoir préalablement ingurgité un antidote dissous dans du Dom Pérignon puisé aux meilleures réserves. Chloé et Baltasar avaient leur propre code de l'honneur : ils ne liquidaient que l'écume de la société et nettoyaient le monde des êtres malfaisants, de la vermine, des tartufes, des fanatiques, des escrocs dogmatiques et de tous les crétins qui faisaient de cette Terre un séjour invivable pour les autres au nom de drapeaux, de dieux, de langues, de races ou de toutes les autres canailleries derrière lesquelles ces individus dissimulaient leur jalousie et leur mesquinerie. Pour moi, ils étaient des héros hétérodoxes, comme tous les authentiques héros. Pour M. Basilio, dont les goûts littéraires s'étaient définitivement fixés sur l'âge d'or de la poésie espagnole, il s'agissait d'une absurdité aux dimensions colossales, mais, au vu du bon accueil que recevaient mes histoires et parce qu'à son corps défendant il avait de l'affection pour moi, il tolérait mes extravagances et les attribuait à un excès de fièvre pubertaire.

— Vous avez plus de savoir-faire que de bon goût, Martín. La pathologie dont vous êtes affligé porte un nom, et ce nom est le grand guignol, qui est au drame ce que la syphilis est aux organes virils. On l'attrape peut-être de façon agréable, mais ensuite tout va de mal en pis. Vous devriez lire les classiques, ou au moins Benito Pérez Galdós, notre plus grand romancier réaliste, pour relever le niveau de vos aspirations littéraires.

— Mais ça plaît aux lecteurs, plaidais-je.

— Le mérite ne vous en revient pas. Il est dû à la concurrence, si désastreuse et si pédante qu'elle serait capable de plonger un âne dans un état catatonique en moins d'un paragraphe. J'aimerais bien que vous vous décidiez à mûrir, pour tomber enfin de l'arbre du fruit défendu.

J'acquiesçais en feignant la contrition, mais je continuais à caresser secrètement ces mots défendus, grand guignol, en songeant que toute cause, même la plus frivole, a besoin d'un champion qui défende son honneur.


Je commençais à me sentir le plus fortuné des mortels, quand je découvris que plusieurs de mes camarades étaient fort marris de voir le benjamin, mascotte officielle de la rédaction, tracer ainsi son chemin dans le monde des lettres, alors que leurs propres aspirations et ambitions littéraires stagnaient depuis des années dans les limbes gris de la misère. Le fait que les lecteurs lisent ces modestes récits avec avidité et les apprécient plus que tout ce qui était sorti des rotatives au cours des vingt dernières années aggravait leur ressentiment. En quelques semaines à peine, je vis l'orgueil blessé transformer ceux que j'avais considérés jusque-là comme mon unique famille en un tribunal hostile : ils évitaient de plus en plus de me saluer, de me parler, et ne perdaient pas une occasion d'exercer leur talent contrarié à proférer derrière mon dos des réflexions ironiques et méprisantes. Ma bonne et incompréhensible fortune était mise sur le compte de Pedro Vidal, de l'ignorance et de la stupidité de nos abonnés, et de cette constante nationale largement répandue qui voulait à tout coup qu'atteindre un certain niveau de succès dans un quelconque milieu professionnel soit une preuve irréfutable d'incompétence et d'absence de mérite.


Au vu de la tournure inattendue et ignominieuse que prenaient les événements, Vidal essayait de me remonter le moral, mais j'en étais déjà à soupçonner que mes jours étaient comptés à la rédaction.

— L'envie est la religion des médiocres. Elle les réconforte, répond aux inquiétudes qui les rongent de l'intérieur et, en dernière instance, leur pourrit l'âme et leur permet de justifier leur mesquinerie et leur jalousie au point de croire que ce sont des vertus et que les portes du ciel s'ouvriront seulement pour les malheureux comme eux, qui passent dans la vie sans laisser plus de traces que leurs sordides tentatives de rabaisser les autres et si possible de détruire ceux qui, par le simple fait d'exister et d'être ce qu'ils sont, mettent en évidence leur pauvreté d'esprit, d'intelligence et de courage. Bienheureux celui que lapident les crétins, car son âme ne leur appartiendra jamais.

— Amen, approuvait M. Basilio. Si vous n'étiez pas né riche, vous auriez dû vous faire curé. Ou révolutionnaire. Après des sermons comme celui-là, même un évêque serait forcé de s'agenouiller et de faire son acte de contrition.

Je protestais :

— Riez tant que vous voudrez. Mais en attendant, celui qu'ils ne peuvent pas voir en peinture, c'est moi.

Malgré cet éventail d'animosités et de jalousies que me valaient mes efforts, la triste réalité était que, en dépit de mes prétentions d'auteur populaire, mon salaire me permettait tout juste de survivre, d'acheter les quelques livres que j'avais le temps de lire et de louer une mauvaise chambre dans une pension qui avait tout du tombeau, dans une ruelle proche de la rue Princesa, régentée par une Galicienne bigote répondant au nom de Mme Carmen. Mme Carmen exigeait la discrétion et changeait les draps une fois par mois, raison pour laquelle il était conseillé aux résidents de s'abstenir de succomber aux tentations de l'onanisme ou de se mettre au lit avec une chemise sale. Il n'était pas nécessaire de prohiber toute présence féminine dans les chambres, car aucune femme de Barcelone n'aurait accepté d'entrer dans ce trou à rats, même sous menace de mort. Là, j'ai appris que presque tout s'oublie dans la vie, à commencer par les odeurs, et que le premier but que je devais m'assigner pour l'avenir était de ne pas crever dans un endroit pareil. Aux heures de découragement, qui étaient les plus nombreuses, je songeais que la seule chose susceptible de me sortir de là avant que je sois emporté par la tuberculose était la littérature, et que si quelqu'un se sentait blessé par moi dans son amour-propre, ou plus bas, il n'avait qu'à se les gratter et que grand bien lui fasse.


Le dimanche, à l'heure de la messe à laquelle Mme Carmen se rendait pour son rendez-vous hebdomadaire avec le Très-Haut, les pensionnaires en profitaient pour se réunir dans la chambre du plus ancien d'entre nous, un pauvre homme prénommé Heliodoro, qui avait aspiré dans sa jeunesse au noble métier de torero mais avait dû se contenter de commenter les corridas en sa qualité d'employé à l'entretien des urinoirs des arènes de la Monumental, côté soleil.

— L'art de la tauromachie est mort, proclamait-il. Aujourd'hui, tout ça n'est plus qu'une affaire d'éleveurs cupides et de taureaux sans âme. Le public ne sait plus faire la distinction entre un spectacle destiné à la masse ignare et une faena exécutée dans les règles de l'art, que seuls apprécient les vrais connaisseurs.

— Ah, si on vous avait donné l'alternative, monsieur Heliodoro, vous auriez eu votre chance et vous nous chanteriez une autre chanson !

— C'est que, dans ce pays, seuls triomphent les incapables.

— Vous avez raison.

Après le prêche hebdomadaire de M. Heliodoro, venait le moment des réjouissances. Comprimés comme chair à saucisses derrière l'étroite fenêtre de la chambre, les pensionnaires pouvaient voir et entendre les râles d'une habitante de l'immeuble voisin, Marujita, surnommée la Piquillo, « la Piment », en raison de son verbe particulièrement pimenté et aussi de son anatomie rebondie comme celle d'un poivron. Marujita gagnait sa vie en faisant la plonge dans des restaurants populaires, mais les dimanches et les jours fériés elle se consacrait à un petit ami séminariste qui descendait en ville incognito de Manresa par le train et s'appliquait avec brio et de tout son cœur à la connaissance du péché. Un jour où mes compagnons de logement se pressaient ainsi contre la fenêtre à seule fin de capter une vision fugace des fesses titanesques de Marujita dans un de ces va-et-vient qui les plaquaient comme un gâteau à la crème contre la vitre de sa mansarde, la sonnette de la pension retentit. Devant le manque de volontaires pour aller ouvrir la porte et risquer ainsi de perdre un poste d'observation privilégié, je renonçai à mon envie de m'unir au chœur et me dirigeai vers la porte. En l'ouvrant, je me trouvai devant une vision insolite et imprévue dans un décor aussi misérable. Don Pedro Vidal en personne, dans toute sa splendeur et son complet de soie italienne, souriait sur le palier.

— Et la lumière fut ! s'exclama-t-il en entrant sans attendre que je l'y invite.

Vidal s'arrêta pour examiner la pièce qui faisait à la fois office de salle à manger et d'agora de ce taudis, et poussa un soupir de dégoût.

— Ce serait mieux d'aller dans ma chambre, suggérai-je.

Les cris et les acclamations de mes colocataires saluant avec jubilation les acrobaties érotiques de Marujita transperçaient les cloisons.

— Quel endroit plein de gaieté ! commenta Vidal.

— Faites-moi l'honneur de passer dans la suite présidentielle, lui proposai-je.

Après avoir jeté un rapide coup d'œil à la chambre, Vidal s'assit sur l'unique chaise que je possédais et me regarda d'un air peu amène. Je n'avais pas de mal à imaginer l'impression que mon modeste logis devait lui produire.

— Comment trouvez-vous ça ?

— Enchanteur. J'ai bien envie de m'y installer aussi.

Pedro Vidal habitait la villa Helius, un vaste hôtel particulier de style moderniste, trois étages et une tour, situé sur les pentes qui montaient par Pedralbes vers le croisement des rues Abadesa, Oldet et Panamá. La maison était un cadeau que son père lui avait fait dix ans plus tôt dans l'espoir de le voir s'assagir et fonder une famille, entreprise dans laquelle Vidal avait déjà plusieurs lustres de retard. La vie avait gratifié don Pedro Vidal de nombreux talents et, parmi ceux-ci, celui de décevoir son père au moindre de ses gestes et de ses pas. Le voir fraterniser avec des indésirables tels que moi n'améliorait rien. Un jour où j'étais allé chez mon mentor pour lui apporter divers papiers du journal, j'étais tombé sur le patriarche du clan Vidal dans un des salons de la villa Helius. Le père de don Pedro m'avait ordonné d'aller chercher de l'eau gazeuse et un chiffon propre pour nettoyer une tache sur le revers de son veston.

— Je crois que vous faites erreur, monsieur. Je ne suis pas un domestique…

Il m'avait adressé un sourire qui remettait toutes choses à leur place sans qu'il fût besoin de paroles.

— C'est toi qui fais erreur, mon garçon. Tu es un domestique, que tu le veuilles ou non. Comment t'appelles-tu ?

— David Martín, monsieur.

Le patriarche avait répété mon nom.

— Suis mon conseil, David Martín. Quitte cette maison et retourne dans le milieu auquel tu appartiens. Tu t'épargneras beaucoup de problèmes, et tu m'en épargneras aussi.

Je ne l'ai jamais avoué à don Pedro, mais, tout de suite après, je m'étais rendu à la cuisine en courant pour chercher l'eau et le chiffon, et j'avais passé un quart d'heure à nettoyer le veston du grand homme. L'ombre du clan s'étendait très loin, et même si don Pedro affectait des manières bohèmes, sa vie entière dépendait du réseau familial. La villa Helius était commodément située à cinq minutes de l'immense demeure familiale dominant la partie supérieure de l'avenue Pearson, un entassement digne d'une cathédrale de balcons à balustrades, de perrons et de mansardes, qui contemplait tout Barcelone de loin comme un enfant contemple les jouets qu'il a éparpillés au sol. Chaque jour, une expédition composée de deux domestiques et d'une cuisinière de la « grande maison », nom que l'on donnait au domicile paternel dans l'entourage des Vidal, se rendait à la villa Helius pour nettoyer, astiquer, repasser, cuisiner, afin que l'existence de mon heureux protecteur se déroule dans un cadre douillet et un perpétuel oubli des ennuyeuses vicissitudes de la vie quotidienne. Don Pedro Vidal se déplaçait à travers la ville dans une superbe Hispano-Suiza conduite par le chauffeur de la famille, Manuel Sagnier, et n'était probablement jamais monté dans un tramway. Comme un bon gosse de riche né dans un palais, Vidal ne pouvait pas comprendre le charme lugubre qui se dégageait des pensions bon marché de la Barcelone de l'époque.

— Dites-moi plutôt la vérité, don Pedro.

— Cette pièce ressemble à un cachot, proclama-t-il finalement. Je ne sais pas comment tu peux habiter ici.

— Avec mon salaire, et difficilement.

— Si besoin est, je te payerai ce qui te manque pour que tu t'installes dans un endroit qui ne sentira ni le soufre ni la pisse.

— Il n'en est pas question.

Vidal soupira.

— « Il mourut d'orgueil et dans l'asphyxie la plus totale » telle sera ton épitaphe, et je te la fournis gratis.

Durant quelques instants, Vidal déambula dans la pièce sans ouvrir la bouche, s'arrêtant pour inspecter ma minuscule armoire, regarder par la fenêtre d'un air dégoûté, passer la main sur la peinture verdâtre qui couvrait les cloisons et taper délicatement de l'index sur la petite ampoule nue qui pendait du plafond, comme s'il voulait vérifier la désastreuse qualité de l'ensemble.

— Qu'est-ce qui vous amène ici, don Pedro ? L'air de Pedralbes était trop pur ?

— Je ne viens pas de chez moi. Je viens du journal.

— Et pourquoi ?

— J'étais curieux de connaître l'endroit où tu habites, et puis j'ai du nouveau pour toi.

Il tira de sa veste une enveloppe en parchemin blanc et me la tendit.

— Elle est arrivée aujourd'hui à la rédaction, à ton nom.

L'enveloppe était scellée par un cachet de cire sur lequel s'imprimait une silhouette ailée. Un ange. À part cela, seul mon nom y était inscrit avec soin, à l'encre écarlate et dans une calligraphie raffinée.

— Qui me l'envoie ? demandai-je, intrigué.

Vidal haussa les épaules,.

— Probablement un admirateur. Ou une admiratrice. Je l'ignore. Ouvre-la.

J'en retirai précautionneusement une double feuille sur laquelle, de la même écriture, on pouvait lire ce qui suit :


Cher ami,

Je me permets de vous écrire pour vous faire part de mon admiration et vous féliciter du succès de la publication, ces derniers temps, des Mystères de Barcelone dans La Voz de la Industria. Lecteur amoureux de la bonne littérature, c'est pour moi un grand plaisir que de rencontrer une voix nouvelle débordant de talent, de jeunesse et de promesses. Aussi permettez-moi, en témoignage de ma gratitude pour les heures heureuses que m'a procurées la lecture de vos récits, de vous inviter à une petite surprise qui, j'en suis sûr, sera de votre goût, aujourd'hui, à minuit, à l'Ensueño du Raval. On vous y attendra.

Affectueusement.

A. C.

Vidal, qui avait lu par-dessus mon épaule, haussa les sourcils, intrigué.

— Intéressant, murmura-t-il.

— Intéressant, pourquoi ? Quel genre d'endroit est l'Ensueño ?

Vidal prit une cigarette dans son étui en platine. Je l'avertis :

— Mme Carmen ne tolère pas qu'on fume dans la pension.

— Pourquoi donc ? La fumée perturbe l'odeur de cloaque ?

Il alluma sa cigarette et la savoura doublement, comme on prend plaisir à tout ce qui est interdit.

— As-tu déjà connu des femmes, David ?

— Bien sûr. Des tas.

— Au sens biblique.

— À la messe ?

— Non. Au lit.

— Ah…

— Alors ?

En réalité, je n'avais pas grand-chose à raconter qui puisse impressionner un homme comme Vidal. Mes bonnes fortunes et mes amours d'adolescence avaient été caractérisées par leur modestie et un remarquable manque d'originalité. Rien, dans mon bref catalogue d'attouchements, de caresses et de baisers volés sous un porche ou dans la pénombre d'une salle de cinématographe, ne pouvait prétendre mériter la considération du maître consacré dans les arts et les sciences de jeux d'alcôve de la cité comtale.

— Qu'est-ce que ça vient faire dans cette histoire ? protestai-je.

Vidal arbora un air professoral et se prépara à se lancer dans ses discours habituels.

— Au temps de ma jeunesse, il était normal, du moins pour les rejetons de bonne famille comme moi, de s'initier à ce genre de joutes amoureuses avec une professionnelle. Quand j'avais ton âge, mon père, habitué des établissements les plus chics de la ville, m'a conduit dans un lieu appelé l'Ensueño, qui se trouvait à quelques mètres du palais que notre cher comte Güell s'est entêté à faire construire par Gaudí près de la Rambla. Ne prétends pas que tu n'en as jamais entendu parler.

— Vous parlez du comte ou du lupanar ?

— Très drôle. L'Ensueño était un établissement élégant destiné à une clientèle triée sur le volet. Je le croyais fermé depuis longtemps, mais je suppose que ce n'est pas le cas. À la différence de la littérature, certains commerces gardent toujours leur cote.

— Je comprends. Et donc c'est une idée de vous ? Une espèce de canular ?

Vidal nia.

— D'un de ces crétins de la rédaction, alors ?

— Je décèle une certaine animosité dans tes paroles, mais je doute que quiconque, parmi ceux qui se dédient au noble métier de journaliste avec le grade de simple soldat, soit en mesure d'assumer les honoraires d'un lieu comme l'Ensueño, s'il est resté tel que je me le rappelle.

Je respirai bruyamment.

— De toute manière, je ne pense pas y aller.

Vidal haussa les sourcils.

— Tu ne vas pas me sortir maintenant que tu n'es pas un mécréant comme moi et que tu veux arriver le cœur et le reste vierges dans le lit nuptial, que tu es une âme pure n'aspirant qu'à attendre ce moment magique où l'amour véritable te fera découvrir l'extase de la fusion de la chair et de l'âme bénie par le Saint-Esprit pour peupler le monde d'enfants qui porteront ton nom et auront les yeux de leur mère, cette sainte femme modèle de vertu et de pudeur dont la main t'ouvrira les portes du ciel sous le regard bienveillant et approbateur de l'Enfant Jésus.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Je m'en réjouis, car il est possible, et même plus que possible, que ce moment n'arrive jamais, que tu ne tombes pas amoureux, que tu ne veuilles ni ne puisses donner la vie et que, comme moi, tu atteignes quarante-cinq ans pour te rendre compte que tu n'es plus un jeune homme et qu'il n'y avait pour toi ni chœur de cupidons jouant de la lyre ni tapis de roses blanches pour te guider vers l'autel, et que la seule vengeance qui te reste soit de voler à l'existence le plaisir de cette chair ferme et ardente qui s'évapore plus facilement que les bonnes intentions et qui est ce qui ressemble le plus au ciel dans cette cochonnerie de monde où tout se corrompt, à commencer par la beauté et à finir par la mémoire.

Je laissai s'instaurer une longue pause, en manière d'applaudissement silencieux. Vidal était un grand amateur d'opéras, et il avait fini par adopter le tempo et la déclamation des grands airs. Il ne manquait jamais un rendez-vous avec Puccini au Liceo, dans la loge familiale. Il était l'un des rares, si l'on ne tient pas compte des malheureux entassés au poulailler, à courir entendre la musique qu'il aimait tant et qui exerçait une telle influence sur ses discours sur le divin et sur l'humain dont parfois, comme en ce moment, il gratifiait mes oreilles.

— Alors ? questionna Vidal d'un air de défi.

— Cette dernière tirade me plaît beaucoup.

— Elle est tirée d'Assassinat au cercle du Liceo, admit Vidal. La scène finale où Miranda LaFleur tire sur le marquis cynique qui lui a brisé le cœur en la trahissant dans les bras de l'espionne du tsar Svetlana Ivanova au cours d'une nuit de passion dans la suite nuptiale de l'hôtel Colón.

— C'est bien ce qui me semblait. Vous ne pouviez pas mieux choisir. C'est votre chef-d'œuvre, don Pedro.

Vidal accueillit cet éloge avec un sourire et médita un instant sur l'opportunité d'allumer une autre cigarette.

— Ce qui n'empêche pas qu'il y ait un peu de vérité dans tout ça, conclut-il.

Il s'assit sur l'appui de la fenêtre, non sans avoir préalablement étalé un mouchoir dessus pour ne pas salir son précieux pantalon. J'aperçus l'Hispano-Suiza stationnée au coin de la rue Princesa. Manuel, le chauffeur, astiquait les chromes à l'aide d'un chiffon comme s'il s'agissait d'une sculpture de Rodin. Manuel m'avait toujours rappelé mon père, ils étaient de la même génération, c'étaient des hommes qui avaient connu trop longtemps l'adversité et en portaient la mémoire inscrite sur la figure. J'avais entendu des domestiques de la villa Helius dire que Manuel Sagnier avait passé un long moment en prison et que, à sa sortie, il avait traversé des années de vaches maigres car on ne lui proposait d'autre emploi que celui de coltiner des sacs et des caisses sur les quais, tâche qui ne convenait ni à son âge ni à son état de santé. On racontait qu'un jour Manuel avait sauvé Vidal au péril de sa propre vie en lui évitant de se faire écraser par un tramway. Pour le remercier, ce dernier, apprenant la douloureuse situation du pauvre homme, avait décidé de l'engager et de l'installer avec sa femme et sa fille dans le modeste appartement situé au-dessus du garage de la villa Helius. Il avait fait en sorte que la petite Cristina étudie avec les précepteurs qui venaient quotidiennement prodiguer leur enseignement aux rejetons de la dynastie Vidal à la maison paternelle, avenue Pearson, et s'était arrangé pour que l'épouse de Manuel exerce son métier de couturière auprès de la famille. Il pensait acquérir une des premières automobiles commercialisées à Barcelone, et si Manuel acceptait de s'instruire dans l'art de la conduite motorisée en abandonnant chariots et diables, Vidal avait besoin d'un chauffeur, car à l'époque les fils de famille ne posaient pas les mains sur des machines à combustion interne ni sur des engins produisant des émanations nauséabondes. Naturellement, Manuel avait accepté. La version officielle assurait que Manuel Sagnier et sa famille faisaient preuve d'une dévotion aveugle pour Vidal, éternel paladin des déshérités. Je ne savais si je devais prendre cette histoire au pied de la lettre ou l'attribuer à la longue kyrielle de légendes tissées autour des manifestations de la bonté aristocratique que cultivait Vidal et auxquelles on avait parfois l'impression que seule manquait l'apparition d'une bergère orpheline nimbée d'un halo lumineux.

— Tu as cette expression de vilain garnement que tu prends quand tu penses à quelque chose d'amusant, remarqua Vidal. Qu'est-ce que tu trames ?

— Rien. Je pensais à votre bonté, don Pedro.

— À ton âge et dans ta position, le cynisme ne mène à rien.

— Ça explique tout.

— Allons, salue Manuel, qui me demande toujours de tes nouvelles.

Je me mis à la fenêtre et le chauffeur, qui me traitait toujours comme un jeune homme de bonne famille et non comme l'enfant de pauvres que j'étais, me fit signe de loin. Je lui rendis son salut. Sur le siège arrière était assise sa fille Cristina, une créature à la peau blanche et aux lèvres dessinées au pinceau qui était un peu plus âgée que moi et m'avait laissé le souffle coupé dès la première fois que Vidal m'avait invité à visiter la villa Helius.

— Ne la dévore pas des yeux comme ça, sinon elle va se briser, murmura Vidal dans mon dos.

Je me retournai et me trouvai face à l'expression machiavélique qu'arborait Vidal quand il évoquait les affaires de cœur et autres viscères nobles.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Ah vraiment ? Alors, qu'as-tu décidé, pour cette nuit ?

Je relus la lettre et hésitai.

— Est-ce que vous fréquentez ce genre d'endroits, don Pedro ?

— Je n'ai pas payé pour une femme depuis l'âge de quinze ans et encore, car, techniquement, c'est mon père qui a déboursé, rétorqua Vidal, sans le moindre accent de vantardise. Mais à cheval offert…

— Je ne sais pas, don Pedro…

— Mais si, bien sûr que tu sais.

Il me donna une petite tape dans le dos et prit la direction de la porte.

— Il te reste sept heures avant que sonne minuit. Je te le précise au cas où tu voudrais piquer un petit somme et prendre des forces.

Je retournai à la fenêtre. Manuel lui ouvrit la portière et Vidal se laissa choir mollement sur la banquette arrière. Le moteur de l'Hispano-Suiza déploya sa symphonie de pistons et de bielles. À cet instant, Cristina leva la tête vers ma fenêtre. Je lui souris, mais je me rendis compte qu'elle ne se rappelait pas qui j'étais. Quelques secondes plus tard, la grosse voiture de Vidal s'éloigna pour retourner dans son monde.

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