Quinze longues années se sont écoulées depuis cette nuit qui me vit m'enfuir pour toujours de la ville des maudits. Longtemps, mon existence a été faite d'absences, sans autre nom ni personnalité que ceux d'un étranger de passage. J'ai eu cent noms et autant de métiers, aucun n'étant jamais le mien.

J'ai disparu dans des villes immenses et des bourgades si petites que personne n'y avait ni passé ni futur. Nulle part je ne me suis arrêté plus que le nécessaire. Très vite, je fuyais de nouveau, sans prévenir, laissant tout juste quelques vieux livres et des vêtements de seconde main dans des chambres lugubres où le temps était sans pitié et le souvenir brûlait. Je n'ai pas eu d'autre mémoire que l'incertitude. Les années m'ont appris à vivre dans le corps d'un inconnu qui ne savait pas s'il avait commis les crimes dont il pouvait encore sentir l'odeur sur ses mains, s'il avait perdu la raison et était condamné à errer dans le monde en flammes qu'il avait rêvé en échange d'une fortune et de la promesse de duper une mort qui lui paraissait maintenant la plus douce de toutes les récompenses. Bien des fois, je me suis demandé si la balle tirée par l'inspecteur Victor Grandes sur mon cœur avait traversé toutes les pages de ce livre, et si c'était moi qui étais mort dans cette cabine suspendue en plein ciel.

Dans mes années de pérégrinations, j'ai vu l'enfer promis dans les pages que j'avais écrites pour le patron prendre vie à mon passage. Mille fois j'ai fui mon ombre, épiant sans cesse derrière moi, espérant toujours la trouver au coin de la rue, sur le trottoir d'en face ou au pied de mon lit dans les heures interminables précédant l'aube. Je n'ai jamais permis à quiconque de me connaître assez longtemps pour me demander pourquoi je ne vieillissais jamais, pourquoi mon visage ne se creusait pas de rides, pourquoi mon reflet était le même que cette nuit où j'avais laissé Isabella sur le quai de Barcelone, pas plus vieux d'une minute.

Un temps est venu où j'ai cru avoir épuisé tous les lieux les plus reculés du monde. J'étais si las d'avoir peur, de vivre et de mourir de souvenirs, que je me suis arrêté là où finissait la terre et commençait un océan qui, comme moi, renaît au jour chaque matin semblable au précédent, et je m'y suis laissé choir.

Aujourd'hui, cela fait un an que je suis arrivé ici et que j'ai repris mon nom et mon métier. J'ai acheté cette vieille cabane sur la plage, à peine un abri que je partage avec les livres laissés par l'ancien propriétaire et une machine à écrire dont j'aime à croire qu'elle ressemble à celle sur laquelle j'ai écrit des centaines de pages dont je ne saurai jamais si quelqu'un se souvient. De ma fenêtre, je vois une petite jetée en bois qui avance dans la mer et, amarré au bout, le bateau compris dans le prix de la maison et sur lequel je vais parfois naviguer jusqu'aux récifs où se brisent les vagues, là où l'on perd la côte de vue.

Je n'avais plus jamais écrit jusqu'à mon arrivée ici. La première fois que j'ai glissé une feuille dans la machine et posé les mains sur le clavier, j'ai eu peur d'être incapable de rédiger une ligne. J'ai écrit le début de cette histoire pendant ma première nuit dans la cabane de la plage. J'ai écrit jusqu'au petit matin, comme je le faisais des années auparavant, sans savoir encore pour qui j'écrivais. Durant le jour, je marchais sur la plage ou m'asseyais sur la jetée de bois en face de la cabane – une passerelle entre le ciel et la mer –, pour lire les tas de vieux journaux que j'avais trouvés dans une armoire. Leurs pages racontaient des histoires de la guerre, du monde en flammes que j'avais rêvé pour le patron.

En lisant ces chroniques sur la guerre en Espagne, puis en Europe et dans le inonde, j'ai décidé que je n'avais désormais plus rien à perdre et que tout ce que je désirais était de savoir si Isabella allait bien et si, avec un peu de chance, elle se souvenait encore de moi. Ou peut-être voulais-je simplement savoir si elle était toujours vivante. J'ai écrit cette lettre adressée à la vieille librairie Sempere & Fils, rue Santa Ana à Barcelone, qui mettrait des semaines ou des mois à arriver, si jamais elle finissait par arriver. Sur le dos de l'enveloppe, j'ai signé Mr Rochester, sachant que si la lettre parvenait dans les mains d'Isabella, elle devinerait qui en était l'expéditeur et, si elle préférait ne pas l'ouvrir, elle pourrait m'oublier pour toujours.

Des mois durant, j'ai continué d'écrire cette histoire. J'ai revu le visage de mon père, j'ai parcouru de nouveau la rédaction de La Voz de la Industria, rêvant d'égaler un jour le grand Pedro Vidal. J'ai revécu ma première rencontre avec Cristina Sagnier et suis revenu dans la maison de la tour pour me plonger dans cette démence qui avait consumé Diego Marlasca. J'écrivais de minuit à l'aube sans me reposer, et je me sentais vivant pour la première fois depuis que j'avais fui la ville.

La lettre est arrivée un jour de juin. Le facteur avait glissé l'enveloppe sous la porte pendant mon sommeil. Elle était adressée à Mr Rochester et, au dos, on lisait simplement Librairie Sempere & Fils, Barcelone. Pendant plusieurs minutes, j'ai tourné en rond dans la cabane sans oser l'ouvrir. Finalement, je suis sorti et me suis assis au bord de la mer pour la lire. Elle contenait une feuille et une seconde enveloppe, plus petite. Cette seconde enveloppe, défraîchie, portait simplement mon nom, David, d'une écriture que je n'avais pas oubliée en dépit de toutes les années où je l'avais perdue de vue.

Sur la feuille, Sempere junior me racontait qu'Isabella et lui, après plusieurs années de fiançailles tourmentées et interrompues, s'étaient mariés le 18 janvier 1935 à l'église Santa Ana. Contre tout pronostic, le mariage avait été célébré par le curé nonagénaire qui avait prononcé l'homélie à l'enterrement de M. Sempere et qui, malgré toutes les tentatives et tous les efforts de l'évêché, ne voulait toujours pas mourir et continuait d'agir à sa guise. Un an plus tard, Isabella avait mis au monde un garçon qui portait le nom de Daniel Sempere. Les années terribles de la guerre civile avaient apporté avec elles toutes sortes d'épreuves et, peu après la fin du conflit, dans cette paix noire et maudite qui devait déverser son poison pour toujours sur la Terre et dans le ciel, Isabella avait contracté le choléra et était morte dans les bras de son mari, dans l'appartement qu'ils partageaient au-dessus de la librairie. Elle avait été enterrée à Montjuïc le jour du quatrième anniversaire de Daniel, sous une pluie qui avait duré deux jours et deux nuits, et quand l'enfant avait demandé à son père si le ciel pleurait, celui-ci était resté sans voix pour lui répondre.

L'enveloppe qui portait mon nom contenait une lettre qu'Isabella m'avait écrite aux derniers jours de sa vie et qu'elle avait fait jurer à son époux de m'expédier s'il arrivait un jour à savoir où j'étais.


Cher David,

Il me semble parfois que j'ai commencé à vous écrire cette lettre il y a des années et que je n'ai pas encore été capable de la terminer. Beaucoup de temps a passé depuis que nous nous sommes vus pour la dernière fois, bien des choses terribles et misérables aussi, et pourtant pas un jour ne s'écoule sans que je me souvienne de vous et me demande où vous êtes, si vous avez trouvé la paix, si vous écrivez, si vous êtes devenu un vieux grincheux, si vous êtes tombé amoureux ou si vous vous souvenez de nous, de la petite librairie Sempere & Fils et de la pire secrétaire que vous ayez jamais eue.

Je crains que vous ne soyez parti sans m'avoir appris à écrire et je ne sais par où commencer pour transformer en mots tout ce que je voudrais vous dire. J'aimerais que vous sachiez que j'ai été heureuse, que grâce à vous j'ai rencontré un homme que j'ai aimé et qui m'a aimée, et que nous avons eu ensemble un enfant, Daniel, auquel je parle toujours de vous et qui a donné à ma vie un sens que tous les livres du monde n'auraient pu donner, ni même un peu expliquer.

Personne n'est au courant, mais il m'arrive de retourner encore sur ce quai d'où je vous ai vu partir à jamais et de m'y asseoir un moment, seule, à attendre, comme si je croyais que vous alliez revenir. Si vous le faisiez, vous constateriez qu'en dépit de tout ce qui s'est passé la librairie reste ouverte, que le terrain où s'élevait la maison de la tour est toujours vide, que tous les mensonges que l'on a racontés sur vous sont oubliés et que, dans ces rues, bien des gens ont l'âme tellement tachée de sang qu'ils n'osent même pas se souvenir et, quand ils le font, se mentent à eux-mêmes parce qu'ils ne peuvent pas se regarder dans la glace. À la librairie, nous continuons à vendre vos livres, mais sous le manteau, car ils ont été décrétés immoraux et le pays s'est rempli de plus de gens qui veulent détruire et brûler les livres que de gens qui veulent les lire. Nous vivons des temps terribles et il m'arrive souvent de croire que ceux qui viennent seront pires encore.

Mon mari et les médecins s'imaginent qu'ils me leurrent, mais je sais qu'il me reste peu de temps. Je sais que je mourrai bientôt et que, quand vous recevrez cette lettre, je ne serai déjà plus là. C'est pour cela que je voulais vous écrire, pour que vous sachiez que je n'ai pas peur, que mon unique souci est que je vais laisser un homme bon qui m'a donné une vie heureuse et mon Daniel seuls dans un monde qui, chaque jour davantage, me semble-t-il, est comme vous le disiez et non comme je croyais qu'il pouvait être.

Je voulais vous écrire pour que vous sachiez que, malgré tout, j'ai vécu, et que je vous suis reconnaissante pour le temps que j'ai passé ici, heureuse de vous avoir connu et d'avoir été votre amie. Je voulais vous écrire parce que j'aimerais que vous vous souveniez de moi et qu'un jour, s'il vous arrive de tenir à quelqu'un comme je tiens à mon petit Daniel, vous lui parli ez de moi et que, par vos paroles, vous me fassiez vivre pour toujours.

Je vous aime.

ISABELLA

Des jours après avoir reçu cette lettre, j'ai su que je n'étais pas seul sur cette plage. J'ai senti sa présence dans la brise de l'aube, mais je n'ai pas voulu ni pu recommencer à fuir. Cela s'est passé un après-midi où je m'étais assis pour écrire face à la fenêtre en attendant que le soleil plonge derrière l'horizon. J'ai entendu les pas sur les planches de bois qui forment la jetée et je l'ai vu.

Le patron, vêtu de blanc, marchait lentement sur la jetée et tenait à la main une petite fille de sept ou huit ans. J'ai tout de suite reconnu l'image, cette vieille photographie que Cristina avait gardée précieusement toute sa vie sans savoir d'où elle venait. Le patron est allé jusqu'au bout de la jetée et s'est agenouillé près de l'enfant. Tous deux ont contemplé le soleil qui se répandait sur l'océan dans une infinie lame d'or incandescent. Je suis sorti de la cabane et me suis avancé sur la jetée. Quand je suis arrivé à l'extrémité, le patron s'est retourné et m'a souri. Il n'y avait ni menace ni ressentiment sur son visage, à peine une ombre de mélancolie.

— Je vous ai regretté, mon ami. J'ai regretté nos conversations, y compris nos petites querelles.

— Vous êtes venu régler vos comptes ?

Le patron a souri et, lentement, a fait non de la tête.

— Nous commettons tous des erreurs, Martín. Moi le premier. Je vous ai volé ce qui vous était le plus cher au monde. Je ne l'ai pas fait pour vous blesser. Je l'ai fait par peur. Par peur qu'elle ne vous écarte de moi, de notre travail. Je me trompais. J'ai mis du temps à le reconnaître, mais s'il y a quelque chose dont je ne manque pas, c'est bien de temps.

Je l'ai observé attentivement. Le patron, tout comme moi, n'avait pas vieilli d'un seul jour.

— Pourquoi êtes-vous venu, alors ?

Le patron a haussé les épaules.

— Je suis venu vous faire mes adieux.

Son regard s'est concentré sur la petite fille qu'il tenait par la main et qui me dévisageait avec curiosité.

— Comment t'appelles-tu ? ai-je demandé.

— Elle s'appelle Cristina, a dit le patron.

Elle a acquiescé. J'ai senti mon sang se glacer. Ses traits étaient encore éloignés de ceux que je me rappelais, mais le regard était reconnaissable entre tous.

— Cristina, dis bonjour à mon ami David. À partir de maintenant, tu vas vivre avec lui.

J'ai échangé un coup d'œil muet avec le patron. L'enfant m'a tendu la main, comme si elle avait répété mille fois ce geste, et elle a ri en rougissant. Je me suis penché vers elle et l'ai serrée dans mes bras.

— Bonjour, a-t-elle chuchoté.

— Très bien, Cristina, a approuvé le patron. Et quoi d'autre encore ?

La petite fille s'est vite souvenue.

— On m'a dit que vous êtes un fabricant d'histoires et de contes.

— Et des meilleurs, a ajouté le patron.

— Vous en fabriquerez un pour moi ?

J'ai hésité quelques secondes. La petite fille, inquiète, a levé la tête vers le patron.

— Martín ? a-t-il murmuré.

— Bien sûr, ai-je finalement répondu. Je t'écrirai tous les contes que tu voudras.

La petite fille a souri et, se rapprochant de moi, m'a embrassé sur la joue.

— Pourquoi n'irais-tu pas sur la plage en attendant que j'aie fait mes adieux à mon ami, Cristina ? a demandé le patron.

Cristina s'est éloignée lentement en se retournant à chaque pas avec un sourire. Près de moi, le patron a chuchoté sa malédiction éternelle avec douceur :

— J'ai décidé de vous rendre ce que vous avez le plus aimé et que je vous ai volé. J'ai décidé que, pour une fois, vous chemineriez à ma place en éprouvant ce que j'éprouve, que vous ne vieilliriez pas d'un seul jour et que vous verriez Cristina grandir, que vous seriez de nouveau amoureux d'elle, que vous la verriez vieillir auprès de vous et, un jour, mourir dans vos bras. Tels sont mon cadeau et ma vengeance.

J'ai fermé les yeux, tout mon être se rebellant.

— C'est impossible. Elle ne sera jamais la même.

— Cela ne dépendra que de vous, Martín. Je vous livre une page en blanc. Cette histoire ne m'appartient plus.

J'ai entendu ses pas s'éloigner et, quand j'ai rouvert les yeux, le patron n'était plus là. Cristina, au pied de la jetée, m'observait attentivement. Je lui ai souri et elle est venue lentement vers moi, hésitante.

— Où est le monsieur ? a-t-elle demandé.

— Il est parti.

— Pour toujours ?

— Pour toujours.

Cristina a souri et s'est assise près de moi.

— J'ai rêvé que nous étions amis, a-t-elle dit.

J'ai confirmé.

— Nous sommes amis. Nous l'avons toujours été.

Elle a ri et m'a pris la main. Je lui ai montré, devant nous, le soleil qui s'enfonçait dans la mer, et Cristina l'a contemplé avec des larmes dans les yeux.

— Est-ce que, un jour, je m'en souviendrai ?

— Oui, un jour.

J'ai su alors que je consacrerais chaque minute vécue ensemble à la rendre heureuse, à réparer le mal que je lui avais infligé et à lui restituer ce que je n'avais jamais su lui donner. Ces pages seraient notre mémoire jusqu'à ce que son dernier souffle s'éteigne dans mes bras et que je l'accompagne jusqu'à la haute mer, là où se brise le courant, afin de m'y perdre pour toujours avec elle et pouvoir enfin fuir en un lieu où jamais le ciel ni l'enfer ne pourront jamais nous trouver.



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