27.

Jamais, autant qu'à ce moment, je n'avais eu besoin d'un visage ami auprès de qui me réfugier. Le vieux bâtiment de La Voz de la Industria était visible au-dessus des murs du cimetière. Je me dirigeai vers lui dans l'espoir d'y trouver mon vieux maître M. Basilio, une des rares âmes immunisées contre la stupidité du monde qui avait toujours un bon conseil à me prodiguer. En entrant au siège du journal, je découvris que je reconnaissais la plus grande partie du personnel. Comme s'il ne s'était pas écoulé plus d'une minute depuis mon départ, à des années de là. Ceux qui m'avaient reconnu, de leur côté, détournaient la tête pour ne pas avoir à me saluer. Je me glissai dans la salle de rédaction et allai directement au fond, dans le bureau de M. Basilio. La pièce était vide.

— Qui cherchez-vous ?

Je me trouvai face à Rosell, un des rédacteurs qui me paraissaient déjà vieux quand j'étais gamin, et l'auteur, dans le journal, de l'article venimeux sur Les Pas dans le ciel où il me qualifiait de « rédacteur de textes de réclames ».

— Monsieur Rosell, je suis Martín. David Martín. Vous ne vous souvenez pas de moi ?

Rosell consacra plusieurs secondes à m'inspecter, comme si m'identifier lui coûtait d'immenses efforts, et finit pas acquiescer.

— Et M. Basilio ?

— Il est parti voici deux mois. Vous le trouverez à la rédaction de La Vanguardia. Si vous le voyez, transmettez-lui mon bon souvenir.

— Je n'y manquerai pas.

— Navré pour votre livre, reprit Rosell avec un sourire hypocrite.

Je traversai la rédaction en naviguant au milieu de coups d'œil sournois, de sourires grimaçants et de murmures en clef de fiel. Le temps guérit tout, pensai-je, sauf la vérité.


Une demi-heure plus tard, un taxi me déposait aux portes du siège de La Vanguardia, rue Pelayo. À la différence de la sinistre décrépitude de mon ancien journal, tout ici respirait la rentabilité et l'opulence. Je me présentai au comptoir de la réception et un garçon à tête de grouillot, qui me rappela le temps où je jouais moi-même les Jiminy Cricket, fut envoyé prévenir M. Basilio qu'il avait de la visite. Après tant d'années, mon vieux maître n'avait rien perdu de son aspect léonin. Dans son nouveau costume, en harmonie avec le luxe du décor, le personnage de M. Basilio semblait toujours aussi formidable qu'au temps de La Voz de la Industria. Ses yeux brillèrent de joie en me voyant et, passant outre son protocole de fer, il me reçut en me serrant dans ses bras avec une fougue telle qu'il aurait pu facilement me briser deux ou trois côtes si cela ne s'était passé en public et s'il n'avait eu à sauvegarder quelques apparences et sa réputation.

— Alors, monsieur Basilio, nous nous embourgeoisons ?

Mon ancien chef haussa les épaules, laissant entendre qu'il n'accordait aucune importance au nouveau cadre dans lequel il évoluait.

— Ne vous laissez pas impressionner.

— Ne soyez pas modeste, monsieur Basilio, vous voici désormais dans le joyau de la couronne. J'espère que vous les menez toujours à la baguette ?

M. Basilio exhiba son crayon rouge en me faisant un clin d'œil.

— J'en vire quatre par semaine.

— Deux de moins qu'à La Voz.

— Donnez-moi le temps, j'ai ici quelques éminents spécialistes qui me ponctuent leur prose avec un tromblon et croient encore que le Pirée est un homme.

Il était néanmoins évident que M. Basilio se sentait à l'aise dans sa nouvelle famille et même qu'il n'avait jamais été aussi en forme.

— Ne me dites pas que vous êtes venu me demander du travai1, car je serais capable de vous en donner, menaça-t-il.

— Je vous en remercie, monsieur Basilio, mais vous savez que j'ai jeté le froc aux orties et que le journalisme n'est pas ma tasse de thé.

— Alors, en quoi le vieux ronchon peut-il vous être utile ?

— J'ai besoin de renseignements sur une ancienne affaire pour une histoire à laquelle je travaille, la mort d'un avocat réputé, du nom de Marlasca. Diego Marlasca.

— À quelle époque remonte cette affaire ?

— En 1904.

M. Basilio soupira.

— Vous m'en demandez trop. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts.

— Pas suffisamment, dans cette affaire, pour tout nettoyer, affirmai-je.

M. Basilio posa la main sur mon épaule et me fit signe de le suivre dans la rédaction.

— Ne vous inquiétez pas, vous avez atterri au bon endroit. Ces braves gens conservent des archives à faire pâlir de jalousie le Vatican. Si un article a paru dans la presse, nous le trouverons. Et puis le chef des archives est un ami. Je vous préviens : comparé à lui, je suis Blanche-Neige. Ne faites pas attention, au premier abord, c'est un vrai porc-épic, mais au fond, tout au fond, il est bon comme la romaine.

J'emboîtai donc le pas à M. Basilio dans un vaste vestibule lambrissé. Sur un côté s'ouvrait une salle circulaire avec une grande table ronde et une série de tableaux du haut desquels une pléiade d'aristocrates nous observaient d'un air sévère en fronçant les sourcils.

— La salle des sabbats, expliqua M. Basilio. C'est ici que se réunissent les rédacteurs en chef, le directeur adjoint, c'est-à-dire votre serviteur, et le directeur, et qu'en bons chevaliers de la Table ronde nous dénichons le Saint Graal tous les jours à sept heures du soir.

— Impressionnant.

— Vous n'avez encore rien vu, reprit M. Basilio en clignant de l'œil. Visez-moi ça.

M. Bailio se plaça sous l'un des augustes portraits et poussa le panneau de bois qui couvrait le mur. Le panneau céda avec un grincement, laissant apparaître un couloir caché.

— Hein ? Qu'en pensez-vous, Martín ? Et ce n'est qu'un des nombreux passages secrets de la maison. Même les Borgia n'avaient pas une maison comme celle-là.

Je m'engouffrai derrière M. Basilio dans le passage, et nous débouchâmes dans une grande salle de lecture garnie d'armoires vitrées contenant la bibliothèque secrète de La Vanguardia. Au fond de la salle, sous le cône de lumière d'une lampe à abat-jour vert, on distinguait la forme d'un homme d'âge mûr assis à une table, en train d'examiner des documents à la loupe. À notre entrée, il leva les yeux et nous gratifia d'un coup d'œil qui aurait changé en pierre n'importe qui de plus jeune et de plus impressionnable que moi.

— Je vous présente M. José María Brotons, seigneur de l'inframonde et chef des catacombes de cette sainte maison, annonça M. Basilio.

Brotons, sans lâcher la loupe, se contenta de m'observer avec une expression propre à vous transformer en morceau de fer rouillé. J'avançai et lui tendis la main.

— Voici mon ancien pupille, David Martín.

Brotons me serra la main à contrecœur et regarda M. Basilio.

— L'écrivain ?

— Lui-même.

Brotons hocha la tête.

— Il faut avoir du courage, pour sortir dans la rue après la volée de bois vert qu'ils vous ont administrée. Que faites-vous céans ?

— Il vient vous supplier de lui accorder votre aide, votre bénédiction et vos conseils pour un sujet de haute investigation et d'archéologie du document, expliqua M. Basilio.

— Et où est le sang du sacrifice ? éructa Brotons.

Je sursautai.

— Un sacrifice ?

— Oui une chèvre, un agneau, ou au moins un chapon…

Je restai interdit. Brotons soutint mon regard sans sourciller durant un moment qui me parut infini. Puis, alors que je sentais déjà la sueur me brûler le dos, le chef des archives et M. Basilio éclatèrent de rire. Je les laissai à leur plaisir de s'amuser à mes dépens jusqu'à ce que le souffle leur manquât et qu'ils dussent essuyer leurs larmes. De toute évidence, M. Basilio avait trouvé une âme sœur en la personne de son nouveau collègue.

— Venez par ici, jeune homme, indiqua Brotons, débarrassé de son masque féroce. On va voir ce qu'on peut trouver.

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