18.

Cette fois, il n'y eut rien de spectaculaire, pas d'horrifique mise en scène, pas d'échos de cachots humides et obscurs. La pièce était grande, lumineuse, avec de hauts plafonds. Elle m'évoquait la salle de cours d'un collège religieux pour carte postale, crucifix au mur inclus. Elle était située au premier étage de la préfecture, avec de larges fenêtres qui permettaient de voir les passants et les tramways, dont déjà débutait le défilé matinal sur la rue Layetana. Au milieu de la pièce étaient disposées deux chaises et une table métallique qui, perdues dans ce vaste espace nu, paraissaient minuscules. Grandes me conduisit à la table et fit signe à Marcos et Castelo de nous laisser. Les deux policiers prirent tout leur temps pour exécuter son ordre. La rage que je leur inspirais était palpable. Grandes attendit qu'ils soient sortis et se détendit.

— Je croyais que vous alliez me livrer aux lions, dis-je.

— Asseyez-vous.

J'obéis. S'il n'y avait eu l'expression de Marcos et Castelo à leur départ, la porte en métal et les barreaux de l'autre côté des vitres, rien n'aurait laissé supposer la gravité de ma situation. D'autant que, pour finir de me convaincre, Grandes posa sur table un thermos de café et un paquet de cigarettes avec un sourire serein et affable. Cette fois, l'inspecteur faisait les choses sérieusement.

Il prit place en face de moi et ouvrit un dossier, dont il tira des photographies qu'il disposa sur la table les unes à côté des autres. La première représentait Me Valera dans le fauteuil de son salon de lecture. La suivante, le cadavre de la veuve Marlasca, ou ce qu'il en restait après avoir été repêché dans le fond de la piscine de sa demeure, route de Vallvidrera. Une troisième montrait un petit homme, la gorge déchiquetée qui semblait être Damián Roures. La quatrième était celle de Cristina Sagnier, prise le jour de son mariage avec Pedro Vidal. Les deux dernières étaient, posées en studio, celles de mes ex-éditeur Barrido & Escobillas. Après avoir aligné avec soin les six photos, Grandes me gratifia d'un regard impénétrable et laissa s'écouler quelques minutes de silence, étudiant ma réaction, ou mon absence de réaction. Puis, avec une lenteur calculée, il versa deux tasses de café et en poussa une vers moi.

— Avant tout, sachez que je voudrais vraiment vous donner une chance, Martín, celle de tout me raconter. À votre façon et sans vous presser.

— Ça ne servira à rien. Ça ne changera rien.

— Vous préférez que nous fassions une confrontation avec d'autres personnes susceptibles d'être impliquées ? Votre secrétaire, par exemple ? Comment s'appelle-t-elle, déjà ? Isabella ?

— Laissez-la tranquille. Elle ne sait rien.

— Il faudra m'en persuader.

Je regardai la porte.

— Il n'y a qu'une seule façon de sortir de cette pièce, Martín, lança l'inspecteur en me montrant une clef.

Je sentis de nouveau le poids du revolver dans la poche de mon manteau.

— Par où voulez-vous que je commence ?

— C'est vous le narrateur. Je vous demande seulement de me dire la vérité.

— Je ne sais pas quelle est la vérité.

— La vérité est ce qui fait mal.


En l'espace d'un peu plus de deux heures, Victor Grandes ne desserra pas les dents. Il écouta attentivement, hochant parfois la tête et prenant par moments des notes sur son carnet. Au début, je m'adressai directement à lui, mais, très vite, oubliai sa présence et découvris que je me racontais l'histoire à moi-même. Mes paroles me firent voyager dans un temps que je croyais perdu, la nuit où mon père avait été assassiné à la porte du journal. J'évoquai mes jours à la rédaction de La Voz de la Industria, les années pendant lesquelles j'avais survécu en écrivant des histoires fantastiques, et cette première lettre écrite par Andreas Corelli me promettant de grandes espérances. J'évoquai cette première rencontre avec le patron, au. Réservoir des Eaux, et ces jours où la certitude de la mort était mon unique horizon. Je lui parlai de Cristina, de Vidal et d'une histoire dont n'importe qui aurait pu prévoir la fin, sauf moi. Je lui parlai de ces deux livres que j'avais écrits, l'un sous mon nom et l'autre sous celui de Vidal, de la perte de ces misérables espérances et de cet après-midi où j'avais vu ma mère jeter à la poubelle la seule chose que je croyais avoir réussie dans ma vie. Je ne cherchais pas l'apitoiement ni la compréhension de l'inspecteur. Il me suffisait de tenter de tracer une carte imaginaire des événements qui m'avaient conduit dans cette pièce, jusqu'à cet instant de vide absolu. Je revins dans cette maison près du parc Güell, la nuit où la patron m'avait fait une proposition que je ne pouvais refuser. J'avouai mes premiers soupçons, mes recherches sur l'histoire de la maison de la tour, sur l'étrange mort de Diego Marlasca et le filet de faux-semblants dans lequel je m'étais trouvé pris ou que j'avais moi-même choisi pour satisfaire ma vanité, ma cupidité et ma volonté de vivre à n'importe quel prix. Vivre pour raconter l'histoire.

Je n'omis rien. Rien, excepté le plus important, ce que je n'osais pas me raconter à moi-même. Dans mon récit, je retournais au sanatorium de la villa San Antonio pour chercher Cristina et ne trouvais que des traces de pas qui se perdaient dans la neige. Peut-être, à force de le répéter indéfiniment, arriverais-je à croire que cela s'était réellement passé ainsi. Mon histoire s'achevait ce matin même, à mon retour des baraques du Somorrostro quand j'avais découvert que Diego Marlasca avait décidé que la photo manquante dans cette série étalée par l'inspecteur sur la table était la mienne.

Mon récit terminé, je plongeai dans un long silence. Jamais, de toute ma vie, je ne m'étais senti aussi fatigué. J'aurais voulu aller dormir et ne jamais me réveiller. De l'autre côté de la table, Grandes m'observait. Il était de toute évidence consterné, triste, en colère et surtout perdu.

— Dites quelque chose, l'implorai-je.

Grandes soupira. Il se leva de la chaise qu'il n'avait pas quittée durant tout mon récit et alla à la fenêtre en me tournant le dos. Je me vis en train d'extraire le revolver de mon manteau, de lui tirer une balle dans la nuque et de sortir avec la clef qu'il avait en poche. En soixante secondes, je pouvais être dans la rue.

— La raison de notre conversation est que nous avons reçu hier un télégramme du poste de la garde civile de Puigcerdà signalant la disparition de Cristina Sagnier du sanatorium de la villa San Antonio et vous désignant comme le principal suspect. Le médecin-chef du centre assure que vous aviez manifesté votre intention de l'emmener et qu'il s'y était opposé catégoriquement. Je vous raconte tout cela afin que vous compreniez exactement pourquoi nous sommes dans cette pièce, avec du café et des cigarettes, en train de bavarder comme de vieux amis. Nous sommes ici parce que la femme d'un des hommes les plus riches de Barcelone a disparu et que vous êtes le seul à savoir où elle se trouve. Nous sommes ici parce que le père de votre ami Pedro Vidal, qui figure parmi les hommes les plus puissants de la ville, s'est intéressé à l'affaire, car il vous connaît apparemment depuis longtemps, et a demandé aimablement à mes supérieurs qu'avant de toucher à un cheveu de votre tête nous obtenions de vous cette information, en laissant toute autre considération pour plus tard. Sans cette intervention, et aussi parce que j'ai insisté pour qu'on m'accorde la possibilité d'éclaircir l'affaire à ma manière, vous seriez actuellement dans un cachot du Campo de la Bota et, au lieu de discuter avec moi, vous auriez à parler directement avec Marcos et Castelo qui, pour votre édification, croient que ne pas commencer par vous casser les jambes à coups de marteau est une perte de temps et met en danger la vie de Mme Vidal, opinion que, chaque minute qui passe, partagent davantage mes supérieurs, lesquels pensent que je vous ménage beaucoup trop au nom de notre vieille amitié.

Grandes fit volte-face en contenant sa colère.

— Vous ne m'avez pas écouté ! protestai-je. Vous n'avez rien entendu de ce que je vous ai raconté.

— Je vous ai parfaitement entendu, Martín. J'ai entendu comment, moribond et désespéré, vous avez passé un accord avec un éditeur parisien plus que mystérieux dont nul ne sait rien et que personne n'a jamais rencontré, pour lui inventer, selon vos propres paroles, une nouvelle religion en échange de cent mille francs français, et cela pour découvrir ensuite que vous étiez victime d'un sinistre complot où seraient impliques un avocat qui a simulé sa propre mort il y a vingt-cinq ans afin d'échapper à un destin qui est aujourd'hui le vôtre, et sa maîtresse, une chanteuse de cabaret tombée dans la mouise. J'ai entendu comment ce destin vous a conduit à plonger dans le piège d'une maison maudite où avait déjà été pris votre prédécesseur Diego Marlasca, et comment vous avez découvert que quelqu'un vous suivait en assassinant tous ceux qui pouvaient révéler le secret d'un homme qui, à en juger par vos propos, était presque aussi cinglé que vous. L'homme dans l'ombre, qui aurait emprunté l'identité d'un ex-policier pour cacher le fait qu'il était toujours vivant, a commis une série de crimes avec l'aide de sa maîtresse, y compris en causant la mort de M. Sempere pour un motif si bizarre que vous n'êtes même pas capable de l'expliquer.

— Irene Sabino a tué Sempere pour lui voler un livre. Un livre dont elle croyait qu'il contenait mon âme.

Grandes se donna une tape sur le front, comme s'il venait de découvrir la clef du mystère.

— Mais bien sûr ! Que je suis bête. Ça explique tout. C'est comme ce terrible secret qu'une jeteuse de sorts de la plage du Bogatell vous a révélé. La Sorcière du Somorrostro. Ça me plaît. C'est vous tout craché. Voyons si je vous ai bien compris : le dénommé Marlasca garde une âme prisonnière pour cacher la sienne et échapper ainsi à une espèce de malédiction. Vous avez pris ça dans La Ville des maudits, ou vous venez de l'inventer ?

— Je n'ai rien inventé.

— Mettez-vous à ma place. Vous croiriez un instant à ce que vous m'avez dit ?

— Je suppose que non. Mais je vous ai raconté tout ce que je sais.

— Naturellement. Vous m'avez donné des faits et des preuves concrètes pour que je vérifie la véracité de votre récit : depuis la visite au docteur Trias, votre compte à la Banque hispano-coloniale, votre propre pierre tombale dans un atelier du Pueblo Nuevo et même un lien légal entre l'homme que vous appelez « le patron » et le cabinet d'avocats Valera, parmi beaucoup d'autres détails factuels qui ne déméritent pas de votre expérience dans la fabrication de romans policiers. La seule chose que vous ne m'ayez pas avouée et que, en toute franchise, pour votre bien et pour le mien, j'espérais entendre, c'est où se trouve Cristina Sagnier.

Je compris, en cet instant, que seul le mensonge pouvait me sauver.

— Je ne sais pas où elle est.

— Vous mentez.

— Je vous avais prévenu que ça ne servirait à rien de vous raconter la vérité, répondis-je.

— Sauf à me faire passer pour un imbécile parce que j'ai voulu vous aider.

— Est-ce vraiment ce que vous avez voulu faire, inspecteur ? M'aider ?

— Oui.

— Alors vérifiez tout ce que j'ai dit. Trouvez Marlasca et Irene Sabino.

— Mes supérieurs m'ont accordé vingt-quatre heures. Si d'ici là je ne leur amène pas Cristina Sagnier saine et sauve, ou tout au moins vivante, ils me dessaisiront de l'affaire et la confieront à Marcos et Castelo qui, depuis longtemps, n'attendent que cette occasion pour en profiter et ne la laisseront pas passer.

— Dans ce cas, ne perdez pas de temps.

Grandes poussa un soupir et acquiesça.

— J'espère que vous savez ce que vous faites, Martín.

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