15.
Sur le chemin du retour, je m'arrêtai devant la vitrine d'une papeterie de la rue Argenteria. Sur un carré de tissu se détachait un étui contenant des plumes et un porte-plume en ivoire, ainsi qu'un encrier blanc sur lequel était gravé ce qui semblait être des muses ou des fées. L'ensemble avait un air vaguement mélodramatique : on l'eût cru dérobé à quelque romancier russe, de ceux dont le sang coule au long de milliers de pages. Isabella avait une écriture aérienne que j'enviais, pure et fraîche comme sa conscience, et j'eus l'impression que ce jeu de plumes lui conviendrait à merveille. J'entrai et priai le vendeur de me le montrer. Les plumes étaient en plaqué or et cette plaisanterie coûtait une petite fortune, mais je décidai que ce serait une bonne occasion de répondre à la gentillesse et à la patience de ma jeune secrétaire par un geste aimable. Je demandai qu'on me l'enveloppe dans un papier rouge et brillant avec un nœud gros comme un char de carnaval.
En arrivant chez moi je m'apprêtai à jouir de cette satisfaction égoïste que l'on se donne en se présentant un cadeau à la main. J'allais donc appeler Isabella comme si elle était une fidèle mascotte qui n'a rien d'autre à faire que d'attendre avec dévotion le retour de son maître, mais ce que je vis en ouvrant la porte me laissa sans voix. Le couloir était obscur comme un tunnel. La porte de la chambre du fond était ouverte et projetait une tache de lumière jaune et vacillante sur le sol.
— Isabella ? appelai-je, la bouche sèche.
— Je suis là.
La voix provenait de la chambre. Je laissai le paquet sur le table du vestibule et me dirigeai vers elle. Je m'arrêtai sur le seuil. Isabella était assise par terre. Elle avait planté une bougie dans un long verre et se livrait avec ardeur à sa seconde vocation après la littérature : mettre de l'ordre et de l'harmonie dans les affaires des autres.
— Comment es-tu entrée ici ?
Elle me sourit et haussa les épaules.
— J'étais dans la galerie quand j'ai entendu un bruit. J'ai pensé que c'était vous, que vous étiez rentré, et en sortant dans le couloir je me suis aperçue que la porte de la chambre était ouverte. Je croyais vous avoir entendu dire que vous la gardiez fermée.
— Sors de là. Je n'aime pas que tu entres dans cette chambre. Elle est très humide.
— C'est idiot. Avec tout le travail qu'il faut y faire. Allons, venez. Regardez tout ce que j'ai trouvé.
J'entrai et m'accroupis près d'elle. Isabella avait trié les objets et les cartons par catégories : livres, jouets, vêtements, chaussures, lunettes. Je contemplai tous ces objets avec appréhension. Elle avait l'air ravie, comme si elle avait découvert les mines du roi Salomon.
— Tout ça est à vous ?
Je hochai négativement la tête.
— C'est à l'ancien propriétaire.
— Vous l'avez connu ?
— Non. C'était déjà là il y a des années, quand je me suis installé.
Isabella tenait à la main un paquet de lettres et me le montra comme s'il s'agissait d'une pièce à conviction.
— En tout cas, je crois avoir trouvé comment il s'appelait.
— Allons bon !
Elle sourit, manifestement enchantée de ses dons de détective.
— Marlasca, annonça-telle. Il s'appelait Diego Marlasca. Ça ne vous paraît pas curieux ?
— Quoi donc ?
— Que les initiales soient identiques aux vôtres : D. M.
— Simple coïncidence. Des dizaines de milliers de personnes dans cette ville ont les mêmes.
Isabella me fit un clin d'œil. Elle s'amusait follement.
— Regardez ce que j'ai découvert.
Elle avait mis à part une boîte en fer-blanc pleine de vieilles photographies. Des images d'un autre temps, des cartes postales de l'ancienne Barcelone, de pavillons détruits dans le parc de la Citadelle après l'Exposition universelle de 1888, de grandes demeures ruinées et d'avenues où circulaient des individus habillés suivant la mode cérémonieuse de l'époque, d'attelages et de souvenirs qui avaient la couleur de mon enfance. Sur ces images, des visages et des regards disparus me contemplaient à trente ans de distance. Sur plusieurs de ces photos, il me sembla reconnaître le visage d'une actrice qui avait été populaire quand j'étais gamin et qui était tombée dans l'oubli depuis longtemps. Isabella m'observait en silence.
— Vous la reconnaissez ? demanda-t-elle.
— Je crois qu'elle s'appelait Irene Sabino. Une actrice qui avait acquis une certaine célébrité dans les théâtres du Paralelo. Ça ne date pas d'hier. Tu n'étais pas née.
— Et regardez ça.
Isabella me tendit une photo sur laquelle Irene Sabino s'accoudait à une fenêtre que je n'eus pas de mal à reconnaître : c'était celle de mon bureau, en haut de la tour.
— Intéressant, non ? Vous croyez qu'elle vivait ici ?
Je haussai les épaules.
— Elle était peut-être la maîtresse de ce Diego Marlasca…
— En tout cas, je ne pense pas que ce soit notre affaire.
— Que vous pouvez être rabat-joie, parfois !
Isabella remit les photos dans la boîte. Ce faisant, elle en laissa tomber une. L'image atterrit juste à mes pieds. Je la ramassai et l'examinai. Irene Sabino, dans une éblouissante robe noire, posait avec un groupe de personnes en costume de soirée dans ce qui me parut être le grand salon du Cercle hippique. C'était une simple photo de fête qui n'aurait pas retenu mon attention si, en l'observant mieux, je n'avais pas distingué, presque effacé, un homme aux cheveux blancs en haut des marches. Andreas Corelli.
— Vous voilà tout pâle ! s'écria Isabella.
Elle m'ôta la photo des mains et l'examina en silence. Je me redressai et lui fis signe de sortir de la chambre.
— Je ne veux pas que tu reviennes ici, déclarai-je d'une voix faible.
— Pourquoi ?
J'attendis qu'Isabella ait quitté de la chambre et fermai la porte derrière nous. Elle me regardait comme si je n'avais pas toute ma tête.
— Demain, tu iras voir les Sœurs de la Charité et tu leur diras de passer prendre tout ça. Qu'elles emportent tout et, s'il y a des choses dont elles ne veulent pas, qu'elles les jettent.
— Mais…
— Ne discute pas.
Je ne voulus pas affronter son regard et me dirigeai vers l'escalier du bureau. Elle me suivait des yeux depuis le couloir.
— Qui est cet homme, monsieur Martín ?
— Personne, murmurai-je. Personne.