15.

L'escalier était dans l'obscurité quand je quittai la riche résidence de la famille Valera. Je traversai le hall à tâtons et, quand j'ouvris la porte, les réverbères de la rue projetèrent à l'intérieur un rectangle de clarté au fond duquel je vis, posé sur moi, le regard du concierge. Je m'éloignai rapidement en direction de la rue Trafalgar, d'où partait le tramway nocturne menant aux portes du cimetière du Pueblo Nuevo, le même que j'avais si souvent emprunté la nuit avec mon père quand je l'accompagnais à son service à La Voz de la Industria.

Le tramway passait justement, et je m'assis à l'avant. À mesure que nous approchions du Pueblo Nuevo, il s'enfonça dans un écheveau de rues ténébreuses couvertes de grandes flaques voilées par la vapeur. L'éclairage public était presque inexistant et les lanternes du tramway dessinaient chaque contour comme une torche dans un tunnel. Finalement, j'aperçus les portes du cimetière et les silhouettes des croix et des sculptures se découpant sur l'horizon infini d'usines et de cheminées qui injectaient du rouge et du noir dans la voûte du ciel. Une bande de chiens faméliques rôdait devant les deux grands anges gardant l'enceinte. Ils demeurèrent un instant immobiles en fixant les lanternes du tramway, leurs yeux brillant comme ceux des chacals, puis disparurent dans l'ombre.

Je descendis du tramway encore en marche et entrepris de longer les murs du cimetière. Le tramway poursuivit sa course tel un navire dans le brouillard et je pressai le pas. Les chiens me suivaient dans l'obscurité. En gagnant la porte de derrière du cimetière, je m'arrêtai au coin de la ruelle et leur lançai une pierre à l'aveuglette. Je perçus un gémissement aigu et des pas rapides fuyant dans la nuit. Je pénétrai dans la ruelle, tout juste un passage coincé entre le mur et la file d'ateliers de tailleurs de pierres funéraires serrés les uns contre les autres. L'enseigne de Sanabre & Fils se balançait à la lueur d'une lanterne qui projetait une lumière ocre et pulvérulente à une trentaine de mètres de là. J'allai jusqu'à la porte, une simple grille fermée par des chaînes et un cadenas rouillé. Je fis sauter celui-ci d'un coup de revolver.

Le vent qui soufflait du fond de la ruelle, imprégné du sel de la mer dont on entendait le grondement à une centaine de mètres à peine, emporta l'écho de la détonation. J'ouvris la grille et entrai dans l'atelier de Sanabre & Fils. J'écartai le rideau de toile noire qui masquait l'intérieur, de manière que la clarté de la lanterne pénètre dans l'entrée. Plus loin s'ouvrait une nef profonde et étroite peuplée de formes de marbre figées dans les ténèbres, visages à demi sculptés. Je fis quelques pas entre des vierges et des madones portant des enfants dans leurs bras, des dames blanches tenant des roses de marbre à la main et levant la tête vers le ciel, et des blocs de pierre à l'état d'ébauches. L'air sentait la poussière de pierre. Il n'y avait personne à part ces effigies sans nom. J'allais rebrousser chemin quand je le vis. La main sortait de derrière le contour d'un ensemble de statues couvert d'une toile au fond de l'atelier. Je marchai lentement dans sa direction et sa forme se précisa centimètre après centimètre. Je m'arrêtai et contemplai un grand ange de lumière, identique à celui que le patron avait porté à son revers et que j'avais découvert dans le coffre du bureau. La statue devait mesurer deux mètres et demi, et, en observant son visage, je reconnus les traits et surtout le sourire. À ses pieds, il y avait une dalle. Gravée dans la pierre, on lisait une inscription :

DAVID MARTÍN


1900-1930

Je souris. Si je devais reconnaître une qualité à mon grand ami Diego Marlasca, c'était bien le sens de l'humour et le goût pour les surprises. Je ne devais pas m'étonner si dans son zèle, il avait cru bon de devancer les événements et de me préparer un adieu bien senti. Je m'agenouillai près de la dalle et caressai mon nom. Des pas légers et tranquilles résonnaient derrière moi. Je me retournai pour découvrir un visage familier. L'enfant portait les mêmes vêtements noirs que le jour où il m'avait suivi, quelques semaines plus tôt, dans le Paseo del Born.

— La dame va vous recevoir, déclara-t-il.

J'acquiesçai et me relevai. L'enfant me tendit la main.

— N'ayez pas peur, ajouta-t-il en me guidant vers la sortie.

— Je ne crains rien, murmurai-je.

Il me conduisit au bout de la ruelle. De là, je devinai la ligne de la plage, derrière une file de hangars croulants et les débris d'un train de marchandises abandonné sur une voie de garage envahie par les mauvaises herbes. Les wagons étaient rongés par la rouille et la locomotive était réduite à un squelette de chaudière sur des rails, attendant son envoi à la ferraille.

En haut, la lune se montra à travers les éclaircies des nuages de plomb. Au large, on apercevait des cargos plongés au creux des vagues et, devant la plage du Bogatell, un ossuaire de vieilles coques de bateaux de pêche et de caboteurs crachés là par les bourrasques et échoués sur le sable. De l'autre côté, telle une épaisse couche de détritus s'amoncelant derrière la noire forteresse industrielle, s'étendait le champ des baraques du Somorrostro. Les vagues se brisaient à quelques mètres de la première ligne de cabanes en roseau et en bois. Des filets de fumée blanche rampaient au-dessus des toits de cette cité de misère qui n'en finissait pas de s'agrandir entre ville et mer tel un immense déversoir humain. La puanteur des ordures brûlées flottait dans l'air. Nous pénétrâmes dans les rues de cette agglomération oubliée, passages ouverts entre des constructions assemblées avec des briques volées, de la boue et du bois d'épave rejeté par la marée. L'enfant me conduisit vers l'intérieur, indifférent à l'air soupçonneux des habitants du lieu. Journaliers sans travail, gitans expulsés d'autres campements identiques sur les pentes de la montagne de Monjuïc ou face aux fosses communes du cimetière de Can Tunis, enfants et vieillards livrés à leur sort désespéré. Tous m'observaient avec méfiance. Sur notre passage, des femmes d'un âge indéfinissable faisaient chauffer de l'eau ou de la nourriture dans des récipients en fer-blanc devant leurs baraques. Nous nous arrêtâmes devant une construction blanchâtre à la porte de laquelle se tenait une petite fille au visage de vieille qui clopinait sur une jambe rongée par la polio en traînant un seau où s'agitait quelque chose de grisâtre et de visqueux. L'enfant me montra la porte.

— C'est ici.

Je jetai un dernier regard au ciel. La lune se cachait de nouveau dans les nuages et un voile d'obscurité montait de la mer.

J'entrai.

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