11.

Ayant besoin de trouver un endroit où réfléchir et me mettre à l'abri du zèle domestique et de l'obsession de nettoyage de ma nouvelle secrétaire, je me dirigeai vers la bibliothèque qui occupait la nef aux arcs gothiques de l'ancien hospice médiéval de la rue du Carmen. Je passai le reste de la journée entouré de volumes sentant le sépulcre pontifical à lire des tonnes de mythologie et d'histoire des religions jusqu'à ce que mes yeux menacent de sortir de leurs orbites pour tomber sur la table et rouler sur le plancher de la bibliothèque. Après des heures de lecture ininterrompue, je calculai que j'avais à peine survolé le millionième de ce que je pouvais trouver sous les voûtes de ce sanctuaire de livres, étant entendu, en outre, que cela ne représentait nullement tout ce qui avait été écrit sur la question. Je décidai de revenir le lendemain et le surlendemain, et de consacrer au moins une semaine à alimenter la chaudière de mon esprit en pages traitant de dieux, de miracles et de prophéties, de saints et d'apparitions, de révélations et de mystères. Tout, plutôt que penser à Cristina, à don Pedro et à leur vie conjugale.


Puisque je disposais désormais d'une secrétaire dévouée, je lui donnai pour instructions de faire des copies des catéchismes et des textes scolaires utilisés dans la ville pour l'enseignement religieux, et de me rédiger des résumés de chacun. Isabella ne discuta pas mes ordres, mais, en les recevant, elle fronça les sourcils.

— Je veux savoir de A à Z comment on enseigne tout ce fatras aux enfants, depuis l'arche de Noé jusqu'aux miracles de la multiplication des pains et des poissons, lui expliquai-je.

— Et ça, pourquoi ?

— Parce que je suis ainsi : ma curiosité est insatiable.

— Vous vous documentez pour écrire une nouvelle version de Jesusito de mi vida ?

— Non. Je prépare une nouvelle version de La Monja alférez {*}. Toi, borne-toi à m'obéir et ne discute pas, sinon je te renvoie à la boutique de tes parents pour vendre de la pâte de coings en veux-tu en voilà.

— Vous êtes un despote.

— Je suis heureux que nous soyons d'accord là-dessus.

— Est-ce que ça a quelque chose, à voir avec le livre que vous allez écrire pour cet éditeur, Corelli ?

— C'est possible.

— Parce que mon petit doigt me dit que ça n'est guère commercial.

— Et qu'est-ce que tu en sais ?

— Plus que vous ne le croyez. Et vous n'avez pas besoin de prendre ce ton, je cherche seulement à vous aider. Mais peut-être avez-vous décidé de ne plus être un écrivain professionnel et de vous transformer en dilettante de salon ?

— Pour le moment, je suis surtout transformé en nounou.

— Je ne me risquerai pas à discuter de qui est la nounou de l'autre, parce que je connais la réponse depuis longtemps.

— Et de quoi prétend discuter Votre Excellence, alors ?

— De l'art commercial versus les stupidités moralisantes.

— Ma chère Isabella, ma petite Vésuve : dans l'art commercial – et tout art digne de ce nom est, tôt ou tard, commercial –, la stupidité réside presque toujours dans le regard de l'observateur.

— Vous êtes en train de me dire que je suis stupide ?

— Je te rappelle à l'ordre. Obéis. Un point c'est tout. Et tais-toi !

Je lui montrai la porte, et elle leva les yeux au ciel en proférant à voix basse quelques noms d'oiseaux que je ne pus saisir car, déjà, elle s'éloignait dans le couloir.

Pendant qu'Isabella parcourait collèges et librairies à la recherche de recueils de livres, de textes et de catéchismes divers à résumer, je retournai à la bibliothèque du Carmen pour approfondir mon éducation théologique, entreprise que je soutenais grâce à des doses extravagantes de café et de stoïcisme. Les premiers sept jours de cette Création d'un nouveau genre ne générèrent que des doutes. L'une des rares certitudes que j'acquis fut que la grande majorité des auteurs qui s'étaient sentis appelés à écrire sur le divin, l'humain et le sacré avaient dû être des savants extrêmement doctes et pieux, mais, comme écrivains, ils ne valaient pas tripette. Le malheureux lecteur condamné à patiner au long de ces pages devait se pincer à chaque ligne pour ne pas sombrer dans un état d'abrutissement proche du coma.

Après avoir survécu à des milliers de pages sur le sujet, l'idée commençait à naître en moi que les centaines de croyances religieuses répertoriées depuis l'invention de l'imprimerie se révélaient incroyablement similaires. J'attribuai ce premier sentiment à mon ignorance ou à un défaut de documentation adéquate, néanmoins je ne pouvais me défaire de l'impression d'avoir parcouru des douzaines de romans policiers où l'assassin pouvait être tel ou tel personnage mais dont la mécanique restait, pour l'essentiel, toujours la même. Mythes et légendes, qu'il s'agisse des divinités ou de la formation et de l'histoire des peuples et des races, finirent par m'apparaître comme les images vaguement différenciées d'un puzzle toujours constitué de pièces similaires dont seul l'ordre variait.

Dès le deuxième jour, je m'étais fait une amie d'Eulalia, la directrice de la bibliothèque, qui sélectionnait pour moi textes et volumes dans l'océan de papier sur lequel elle régnait. Elle me rendait de temps en temps visite dans mon coin pour me demander si j'en voulais d'autres. Elle devait avoir mon âge et débordait d'intelligence jusqu'aux oreilles, qu'elle avait en forme de pointes acérées et vaguement vénéneuses.

— Vous lisez beaucoup de vies de saints, monsieur. Auriez-vous décidé, aux portes de l'âge mûr, de vous faire enfant de chœur ?

— Je ne fais que m'informer.

— Ah, c'est ce qu'ils disent tous.

Les plaisanteries et l'esprit de la bibliothécaire constituaient un antidote appréciable pour survivre à ces textes rocailleux et poursuivre mon pèlerinage documentaire. Quand Eulalia avait un moment de libre, elle venait à ma table et m'aidait à mettre de l'ordre dans tout ce galimatias. C'étaient des pages où abondaient des histoires de parents et d'enfants, de mères pures et saintes, de trahisons et de conversions, de prophéties et de prophètes martyrs, d'envoyés du ciel ou de la gloire, de bébés nés pour sauver l'univers, d'entités maléfiques dotées d'un aspect effroyable et d'une morphologie habituellement animale, d'êtres éthérés aux traits raciaux appropriés qui agissaient en agents du bien et en héros soumis par le destin à de terribles épreuves. L'existence terrestre était toujours perçue comme une sorte de séjour transitoire qui invitait à la docilité et à l'acceptation de son sort et des règles de la tribu, puisque la récompense était toujours un au-delà prometteur de paradis regorgeant de tout ce dont on avait été privé dans la vie corporelle.

Le jeudi, à midi, Eulalia profita d'une pause pour venir me trouver et me demander si, quand je ne lisais pas des missels, il m'arrivait parfois de manger. Je l'invitai à déjeuner à la Casa Leopoldo, qui venait d'ouvrir ses portes non loin de là. Pendant que nous nous régalions d'une délicieuse estouffade de queue de taureau, elle me confia qu'elle occupait ce poste depuis deux ans et qu'elle travaillait sans relâche à un roman, dont le décor central était la bibliothèque du Carmen et l'intrigue une série de crimes mystérieux commis en son sein.

— J'aimerais écrire une histoire qui ressemblerait à ces romans que publiait autrefois Ignatius B. Samson, conclut-elle. Vous en avez entendu parler ?

— Vaguement, répondis-je.

Eulalia n'arrivait pas à trouver la forme adéquate pour son livre. Je lui suggérai de donner à l'ensemble un ton légèrement sinistre et de centrer son histoire sur un livre secret possédé par un esprit tourmenté, en laissant planer une atmosphère apparemment surnaturelle.

— C'est ce que ferait Ignatius B. Samson à votre place, risquai-je.

— Et vous, que fabriquez-vous en lisant toutes ces histoires d'anges et de démons ? Vous ne seriez pas un ex-séminariste repenti ?

— Je tente de vérifier ce que les origines de différentes religions et mythologies peuvent avoir en commun, expliquai je.

— Et qu'avez-vous appris jusqu'à maintenant ?

— Presque rien. Je ne veux pas vous ennuyer avec mes problèmes.

— Vous ne m'ennuyez pas. Racontez-moi.

Je haussai les épaules.

— Très bien. Ce que j'ai trouvé de plus intéressant jusqu'à présent, c'est que la majorité de ces croyances partent d'un fait ou d'un personnage plus ou moins historique, mais qu'elles évoluent rapidement en mouvements sociaux soumis et adaptés aux circonstances politiques, économiques et sociales du groupe qui les accepte. Vous êtes toujours éveillée ?

Eulalia confirma.

— Une bonne part de la mythologie qui se développe autour de chacune de ces doctrines, depuis leur liturgie jusqu'à leurs règles et leurs tabous, provient de la bureaucratie qui s'instaure à mesure qu'elles évoluent et non de l'événement, supposé surnaturel, qui les a générées. La plus grande partie de ces croyances est composée d'anecdotes simples et bon enfant, mélange de sens commun et de folklore, et toute la charge belliqueuse qu'elles finissent par acquérir, quand elles ne dépérissent pas, provient de l'interprétation ultérieure de leurs premiers principes par leurs administrateurs. L'aspect administratif et hiérarchique semble être la clef de leur évolution. La vérité est censée être révélée à tous les hommes, mais, très vite, apparaissent des individus qui s'attribuent le pouvoir et le devoir d'interpréter, d'administrer ou d'altérer cette vérité au nom du bien commun, et qui établissent dans ce but une organisation puissante et potentiellement répressive. Ce phénomène, que la biologie nous enseigne et qui est le propre de tout groupe d'animaux sociaux, ne tarde pas à transformer la doctrine en un élément de contrôle et de lutte politique. Divisions, guerres et scissions deviennent inéluctables. Tôt ou tard le verbe se fait chair, et la chair saigne.

J'eus l'impression de commencer à pérorer comme Corelli, et je soupirai. Eulalia souriait faiblement et m'observait avec une certaine réserve.

— Est-ce là ce que vous cherchez ? Du sang ?

— C'est l'écriture qui appelle le sang, et non le contraire.

— Je n'en suis pas si certaine.

— Est-ce que je me trompe, ou est-ce que vous avez été élevée chez les sœurs ?

— Au collège des Sœurs de l'Enfant Jésus. Huit ans.

— Est-ce vrai, ce que l'on prétend ? Que les pensionnaires des collèges de bonnes sœurs hébergent les désirs les plus obscurs et les plus inavouables ?

— Je parie que vous seriez ravi de le découvrir.

— Et je suis sûr d'emporter la mise.

— Qu'avez-vous encore appris dans votre cours accéléré de théologie pour imaginations débridées ?

— Pas grand-chose de plus. Mes premières conclusions m'ont laissé un relent de banalité et d'inconsistance. Tout cela me paraissait déjà plus ou moins évident sans que j'aie besoin d'avaler des encyclopédies et des traités sur le sexe des anges, peut-être parce que je suis incapable d'en comprendre plus que ne me le permettent mes préjugés ou parce qu'il n'y a rien d'autre à comprendre, tout se résumant à cette simple question : croire ou ne pas croire, sans s'arrêter à en chercher la raison. Que pensez-vous de ma rhétorique ? Elle vous impressionne toujours ?

— Elle me donne la chair de poule. Dommage que je ne vous aie pas connu dans mes années d'obscurs désirs.

— Vous êtes cruelle, Eulalia.

La bibliothécaire rit franchement.

— Dites-moi, Ignatius B., qui donc vous a brisé le cœur avec une telle rage ?

— Je vois que vous savez lire aussi ailleurs que dans les livres.

Nous restâmes assis quelques minutes à notre table en contemplant le va-et-vient des serveurs de la Casa Leopoldo.

— Savez-vous quel est l'avantage des cœurs brisés ? demanda la bibliothécaire.

J'exprimai mon ignorance.

— C'est qu'ils ne peuvent véritablement se briser qu'une fois. Les suivantes ne sont que des égratignures.

— Mettez ça dans votre livre.

Je désignai sa bague de fiançailles.

— Je ne sais qui est l'heureux élu, mais j'espère qu'il sait, lui, qu'il est l'homme le plus chanceux du monde.

Eulalia sourit avec une certaine tristesse et acquiesça. Nous revînmes à la bibliothèque et chacun retourna à sa place, elle à son bureau et moi dans mon coin. Je lui fis mes adieux le lendemain, quand je décidai que je ne pouvais ni ne voulais lire une ligne de plus à propos de révélations et de vérités éternelles. Sur le chemin de la bibliothèque, j'achetai une rose blanche à un kiosque de la Rambla et la laissai sur sa table déserte. Je la trouvai dans une galerie, en train de ranger des livres.

— Vous me quittez déjà ? s'exclama-t-elle en me voyant. Qui va me faire la cour, maintenant ?

— Il en viendra d'autres.

Elle m'accompagna jusqu'à la sortie et me serra la main en haut des marches qui menaient à la cour de l'ancien hôpital. Je descendis l'escalier. À mi-parcours, je m'arrêtai et me retournai. Elle était toujours là et continuait de m'observer.

— Bonne chance, Ignatius B. Je vous souhaite de trouver ce que vous cherchez.


* La Monja alférez : « La nonne soldat », célèbre roman du siècle d'Or, traduit notamment en France par José Maria de Heredia. (N.d.T.) ↵

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